Une nouvelle forme de coopération
Les réseaux documentaires
Annie Le Saux
Comment, en cette fin de XXe siècle, peut-on vivre en dehors d'un réseau ? Les bibliothèques s'associent, elles aussi, bien qu'un peu timidement encore, à cette évolution. Projets, mais aussi réalisations de réseaux, à l'échelon d'une ville, à l'échelon national et international, ont illustré la journée d'étude du 9 mars 1990, organisée par l'Association de l'Ecole nationale supérieure de bibliothécaires à la Maison de la chimie à Paris. Thème d'actualité, s'il en est.
Mise en commun des ressources
Le réseau, autre façon de travailler collectivement, ne se résume pas aux seuls moyens de communication qui lui permettent de fonctionner. En fait, tout a commencé par la mise en commun des ressources, coopération qui a consisté à établir, pour un même type de bibliothèques, à multiples implantations mais desservant des publics comparables, une politique commune d'acquisition et de conservation. Elle a évolué vers l'exploitation, par des bibliothèques de différents types ou couvrant un secteur ou une superficie plus vastes, d'un même système informatisé de catalogage partagé, de gestion du prêt, des acquisitions et vers le partage des coûts d'automatisation.
A titre d'exemple de ce processus, Anton Bossers, directeur-adjoint de PICA Centrum voor Bibliotheek automatisering, a fait le point sur l'évolution de la coopération aux Pays-Bas d'un certain nombre de bibliothèques universitaires regroupées en un syndicat pour un Programme de recherche dans l'automatisation du catalogue intégré (PICA), vers un réseau « auquel tous les différents types de bibliothèques participent. Qu'il s'agisse de bibliothèques universitaires, publiques ou spécialisées, les bibliothèques néerlandaises sont, pour la plupart, d'une manière ou d'une autre liées au réseau ». A l'origine, l'objectif de PICA était de créer un système de catalogage coopératif en ligne, permettant aux bibliothèques de traiter leurs propres notices bibliographiques et de récupérer les notices extérieures, telles que celles, par exemple, de la Library of Congress, de l'OCLC ou de la British national bibliography. Actuellement les services du réseau PICA comprennent des systèmes centraux - tels que ceux du catalogage, du prêt entre bibliothèques et le système serveur de recherche - et des systèmes locaux - tels que celui du catalogue public en ligne, celui d'acquisitions combiné avec ceux du prêt et de la gestion des publications en série.
L'idée de réseau, liée souvent à un projet de restructuration, à une nouvelle construction ou au développement de l'informatisation, a permis aux bibliothèques, tout en s'associant pour partager ressources et systèmes, de préserver les pratiques et les préférences de chacun. Les fonds de ces bibliothèques s'en sont trouvés plus équilibrés, plus diversifiés et les tâches simplifiées, les bibliothèques alimentant les réservoirs de ressources et y puisant.
Partage des tâches, partage des coûts, offre de services diversifiés sont les idées communes énoncées par les bibliothécaires de Brest, Caen, Saint-Etienne et Paris, qui n'ont pas hésité à se répandre en chiffres (nombre de bibliothèques concernées, personnel, fonds, terminaux, multiplicité des partenaires) pour convaincre des bienfaits des réseaux urbains.
Rôle et fonctions du réseau
Lors de l'élaboration d'un réseau, la question de contenu étant primordiale, il convient de définir au préalable le rôle et les fonctions du réseau, ainsi que les acteurs qui vont participer activement à son établissement. Pour Alain Giffard, chargé de mission à la Bibliothèque de France, cinq logiques s'enchevêtrent, qui président à cette idée de communication à distance, de circulation du document : entretenir des relations avec les grandes bibliothèques internationales ; créer un réseau de diffusion de l'information bibliographique et donc faire partie d'une chaîne industrielle de production, où les acteurs sont les producteurs de cette information bibliographique ; offrir la possibilité de localiser cette information par l'intermédiaire d'un catalogue collectif national : ce service, à l'étude, devant respecter l'autonomie des catalogues déjà existants ou en projet que sont le catalogue collectif national des périodiques (CCN) et le Pancatalogue ; coopérer sur le plan documentaire avec des bibliothèques plus spécialisées ; et, enfin, faciliter la circulation des documents, avec comme acteurs, les éditeurs, le public et les bibliothèques.
Sur le point particulier de la diffusion des données bibliographiques, la situation française n'a pas beaucoup évolué depuis dix ans, dit Michel Davancens, directeur de l'informatique et des télécommunications de la Mairie de Paris. Il regrette par ailleurs qu'il n'existe pas en France de marché des notices bibliographiques comme il en existe aux Etats-Unis. « Un système automatisé », dit-il, « ne vaut que par les données qu'il gère ». Pour François Larbre, directeur de la bibliothèque municipale de Saint-Etienne, « il s'agit plus d'une lacune des produits proposés par les fournisseurs que d'un manque d'offre de la part des bibliothèques, qui se trouvent dans l'impossibilité de récupérer les notices ». Le ministère de l'Education nationale, quant à lui, reconnaît trois fournisseurs de données bibliographiques pour faire la fusion dans le Pancatalogue : la Bibliothèque nationale, SIBIL, OCLC.
Dans le domaine de l'indexation matière, les problèmes se sont accentués avec le développement de l'informatique. La liste RAMEAU est le plus souvent choisie, surtout en lecture publique, les bibliothèques spécialisées ayant aussi la possiblité de l'utiliser. Pour ce qui est des formats de catalogage, si le choix d'UNIMARC est plutôt satisfaisant, il n'empêche que, dans des domaines spécialisés comme celui de l'image ou celui des documents sonores, on peut lui reprocher son manque de précision.
Infrastructure technique
Pour être opérationnelle, l'idée de réseau doit s'appuyer sur une infrastructure technique appelée également réseau. Après un exposé des performances qu'on devrait pouvoir attendre des systèmes informatiques, des diverses contraintes induisant tel ou tel choix, des priorités à définir notamment dans le domaine de la sécurité, Eric Stubner, chef de projet à la Direction de l'informatique et des télécommunications de la Mairie de Paris, conclut sur la nécessité, pour la bibliothèque de gérer les interfaces entre les différents prestataires et d'assurer le bon fonctionnement du système. Parlant du réseau informatique des bibliothèques de la Mairie de Paris, dont il s'occupe, il insiste sur le fait que « tout n'est pas aussi simple ni évident que les fournisseurs veulent bien le laisser entendre ».
Cependant, sur le plan technique aussi, réalisations et projets permettent d'espérer des améliorations rapides. L'élaboration des protocoles OSI (Open systems interconnection) et leur adoption devraient permettre l'interconnexion de systèmes ayant au départ des incompatibilités informatiques, des caractéristiques techniques différentes.
Développé au sein d'une structure puissante de normes internationales et s'appuyant sur la numérisation, Numéris, le Réseau numérique à intégration de services (RNIS) - « sorte de télécopie à très grande vitesse » -, permet de traiter à distance non seulement du texte, mais aussi des images et du son, capacités non négligeables à une époque où les médiathèques prennent de plus en plus le pas sur les bibliothèques. Ce réseau universel permet d'accéder à tous types de réseaux et porte tous les services en simultané avec une puissance cent fois plus importante que celle du minitel. « Le réseau Numéris est une véritable révolution culturelle », déclare Robert Veilex de France Télécom, « tant pour les professionnels de l'informatique à qui il offre un standard unique, que pour les usagers, pour qui il réduit le temps et l'espace et à qui il offrira, entre autres services et dans cinq ans environ, le visiophone (téléphone à images) ». Dès la fin de l'année 1990, l'accès à Numéris sera étendu à tout le territoire.
Le choix technique doit être le corollaire d'une étude du coût des différentes solutions envisageables. Les incidences économiques de tels changements ont été abordées, à côté des problèmes techniques et politiques. Aux Etats-Unis, les fournisseurs ont développé de petits systèmes incluant toutes les fonctionnalités et dont les coûts sont plus faibles. Le réseau des bibliothèques parisiennes a, lui, choisi d'utiliser des systèmes multiprocesseurs standards permettant d'être raccordés à un ordinateur très puissant pour un coût relativement faible et offrant une grande modularité en permettant de rajouter des processeurs. Créé au départ pour réaliser des économies, le réseau ne doit cependant pas être perçu comme un moyen d'organiser la pénurie. Il s'agit, en fait, de proposer une mise en commun de services, dont l'économie, les moyens reviendraient à tous.
Aux problèmes causés par l'inégalité des ressources financières des différents partenaires, par des moyens techniques limités et une hétérogénéité des systèmes, il convient d'ajouter ceux que posent les droits et les responsabilités, la propriété des données et les problèmes juridiques nés de la différence de tutelles des établissements concernés. Autant de questions à régler au niveau national et international.
Si la France veut rattraper son retard - criant par rapport aux Etats-Unis et à la Hollande - et devenir un tant soit peu compétitive sur le plan européen, les systèmes de gestion de bibliothèques seront amenés à évoluer. De plus, pour Serge Salomon, ingénieur-conseil à Silogia, pour atteindre l'objectif d'un vaste réseau de bibliothèques françaises interconnectées, « la priorité est la constitution de réservoirs de données bibliographiques et de localisations ».
Et la pression des bibliothèques et de tout établissement désireux de partager ses données et ses fonds peut être le moteur du développement commercial des systèmes en France. Les participants à cette journée, nombreux et concernés, auront, espérons-le, capté le message. Rendez-vous dans quelques années.