Montreuil, 5e
Anne-Marie Filiole
Des parents pour choisir les livres des enfants... Des médiateurs institutionnels, autrement nommés libraires, enseignants, bibliothécaires, pour prescrire... Mais qui écoute les enfants quand ils expriment leurs goûts ? Ne risquons-nous pas de calquer leur imaginaire sur nos propres rêves, nos lectures de jeunesse et notre connaissance des collections enfantines ?
Le discours
Choisir est un pouvoir qui, exercé individuellement, est une décision forcément très exclusive, basée sur des critères de vérité, de moralité, d'esthétisme et d'affectivité propres à une personne, ce qui induit une lecture univoque excluant toutes les autres. En ce sens, choisir des livres signifie choisir ses lecteurs. Aussi, pour Max Butlen, enseignant-formateur, est-il impératif de décider collectivement, grâce au comité de lecture par exemple, pour élargir le champ des lectures potentielles. Mais les « prescripteurs » sont-ils prêts à se décentrer et à articuler leurs valeurs à celles des autres ?
Elargir sa vision en la confrontant aux autres, élargir aussi sa vision à l'étranger, préconise Geneviève Patte (La Joie par les livres), qui voit à travers la fréquentation de l'IBBY, de l'IFLA 2, de la Foire de Bologne ou la lecture du Times literary supplement... autant d'occasions pour le professionnel de mieux connaître l'édition étrangère et de dénoncer tabous et lacunes personnels. Il y a 25 ans, on découvrait ainsi l'humour et la caricature. Aujourd'hui, il est encore difficile de faire admettre le noir et blanc, la photographie, la tristesse... On ignore les enfants handicapés que les pays nordiques n'escamotent pas. Nos enfants, à nous, sont des enfants naïfs, joyeux et en couleurs, ne barbouillons pas... Quant aux documentaires, ils font l'impasse sur les problèmes de société, les métiers, la politique... et leur sérieux trop sérieux, leur allure monographie exhaustive sont tels qu'ils semblent vouloir plaire aux adultes plutôt qu'ouvrir l'enfant à un sujet. Des collaborations d'Arnold Lobel, Maurice Sendack ou Tony Ungerer seraient les bienvenues...
Au lieu de toujours prescrire, si l'on écoutait ? Tâche difficile s'il en est... mais qui apporterait, semble-t-il, des nuances à tant de jugements péremptoires. Encore faut-il écouter sans a priori. La bibliothèque est le lieu d'observation idéal qui permet d'en tenter l'expérience. L'enfant y vient avec ou sans envies ( deux cinquièmes des 11 000 000 scolarisés) et dispose en toute liberté de l'espace pour suivre naturellement ses goûts. Laissons-le s'exprimer sans l'étouffer sous la pédagogie ou les idéologies. Evitons de nous enfermer dans la théorie. Comme le rappelle avec malice Henriette Zoughebi, directrice du Salon, le « bon adulte » aujourd'hui sait recevoir autant que donner et se reconnaît au climat d'échange qu'il instaure. Parler, lire, se faire entendre sont après tout au nombre des droits de l'enfant internationalement célébrés cette année et particulièrement débattus à Montreuil 3.
L'écoute et l'esprit d'ouverture favoriseraient toutes les lectures : celles que réclament les enfants, les textes très faciles pour les lecteurs débutants et les adolescents en difficulté - un tiers des enfants de sixième ont des problèmes -, sans oublier les éditions novatrices, plus rares, dont l'apport original peut aussi passionner certains enfants..., l'essentiel étant que chacun lise. Le rôle des médiateurs est de défendre la variété en résistant tout autant au monopole d'un plaisir élitaire qu'à l'offre écrasante du marché calquée sur les valeurs du passé, le consensus médiatique et le conformisme du public. Responsable en matière de choix éditoriaux, la bibliothèque doit à la fois s'affirmer comme la mémoire de l'édition enfantine en soutenant la réédition des grands classiques, défendre une lecture pluraliste à l'écoute de tous les enfants, aider les produits « risqués » qui renouvellent la création et l'édition 4.
Les œuvres
Côté création, le Salon de Montreuil est la preuve éclatante d'une profusion en perpétuel renouvellement. Scénographie vivante et ludique, chaque espace est variation de formes, de couleurs, d'écritures... De ces îlots dynamiques jaillissent, cette année, les mondes de Jules Verne et de Corto Maltese, les manuscrits et objets de Charles Dickens, une « Armoire de bibliothèque », ou les livres d'enfance d'Alain Nadaud, deux merveilleuses expositions. L'une d'elles, Images-Party, conçue par Claude Lapointe dans la tradition des précédentes, affiche 150 illustrateurs débutants, floraison d'expressions nouvelles qui, bien mieux que les concepts et les discours avancés par leurs aînés, atteste cet esprit d'ouverture tant désiré et le perpétuel devenir de l'imaginaire, où style et inspiration sont en constante transformation.
L'autre, intitulée « Ligne d'horizon » 5, ouvre les grands espaces des romans d'aventure : la forêt vierge, la mer, les glaces et le désert. Lieux extrêmes, atmosphères absolues miraculeusement suggérés par des panneaux de lumière verte, bleue, blanche et ocre. Sonore et visuel, le livre menace. La jungle éclatante dans laquelle on s'enfonce d'abord transpire de chaude humidité dans l'entrelacement de ses lianes en traits noirs. Rugissements de fauves en sourdine. Silhouette d'un serpent dressé... Fabuleux Kipling... Vient le bleu profond des mers infinies où l'on embarque immédiatement grâce au grondement du navire. Fragile esquif cerné par la tempête, les récifs et les corsaires... Pour accentuer l'effet, un ponton de bâteau brisé, échoué dans un coin. Plus loin, une malle de marin ouverte d'où s'échappent les rêves de Melville, Stevenson, Conrad, Hemingway... Soudain, c'est l'aveuglante blancheur du pôle translucide, la brûlure de la banquise, avec des expéditions courbées sous le froid, des traîneaux de chiens qui luttent contre le blizzard. Heureusement, la présence réchauffante d'un petit igloo jonché de peaux de bêtes apporte enfin quelque réconfort avec ses Jules Verne, Peter Hallard et James Houston. Pour finir, les portes du désert. La lumière tourne à l'ocre. Caravanes et mirages. Dans les murs granuleux, quelques gravures sobres de tentes et de chameaux. Par terre, sous le sable, des livres encore, toujours des livres : L'escadron blanc, La piste oubliée...
Terres d'aventures en quatre espaces, ponctuées de bribes de romans dans le creux des panneaux. L'imaginaire s'égare en forêt tropicale, au fond des mers immenses, près du pôle gelé, sous le sable... Couleurs et sons, lettres et images scandent à l'infini ces rêves d'enfance adulte, ressuscitant Croc Blanc, le Capitaine Nemo et les naufragés du Bounty, Robinson Crusoë, Philéas Fogg, Moby Dick... A elle seule, cette création grandeur nature disait déjà tout. Foin de discours, le cerveau droit fonctionne toujours bien quand on le laisse s'exprimer.