L'utopie révélée

La Bibliothèque de France, expo-livre

Anne-Marie Filiole

Sculptures blanches, projections successives de l'esprit dans un pur dépouillement, l'exposition 1 dans la subtilité d'un éclairage en sourdine, avec la pensée des architectes qui grimpe aux murs et des graphies d'ombre éparse qui courent sur un sol lumière. Seules, quelques touches de couleur en audiovisuel : les mots de Dominique Jamet, Michel Serres, Canfora, Borgès, Eco... ; des intérieurs-extérieurs de bibliothèques ; un parcours endoscopique de la Très Grande... Envoûtement signifiant de l'espace. Architecture intégrée. Un régal de perceptions, même si les socles des maquettes sont parfois un peu hauts...

D'une égale sobriété, le livre-catalogue 2 ouvre sur un volet paille, papier mat, bruissant de l'enthousiasme des initiateurs, et un volet blanc glacé révélant croquis, photos, plans et discours : les vingt projets qui ont concouru. Rencontre enfin concrète avec le public qui, jusque là, n'était nourri que d'éclats médiatiques : joutes élitaires par journaux et revues interposés, conférences de presse et autre colloque pour initiés... L'exposition privilégie encore les Parisiens, mais les provinciaux peuvent désormais s'approcher du sanctuaire.

La forme

Le concours invitait les architectes à « proposer une forme architecturale et urbanistique pour un édifice devant marquer Paris et notre temps ».

Si les maquettes n'ont en général donné ni dans la folie ni dans l'extravagance - hormis peut-être le cube translucide de Rem Koolhas creusé de lunules publiques-, si elles sont restées somme toute assez sages malgré le lyrisme de leurs concepteurs, si certaines se sont figées en une pétrification presque stalinienne, s'il leur est arrivé de pousser un peu loin le concept - une piste de course pour cerveaux musclés ! - ou de stopper leur élan visionnaire dans un hall de gare, celle de Dominique Perrault semble s'être imposée par une monumentale limpidité dénuée de références.

Avec sa grande place balayée du vent de la concorde, ses quatre tours de verre strictement dénudées, l'aspiration en sous-sol des salles et du matériel, elle est « lieu (...) et non (...) bâtiment », « luxe absolu de la ville... » 3, version épurée d'un classique éternel comblant nos esprits encombrés de gênes citadines. Souffle abstrait, rêve ouvert, jeu de lumière entre ascension et effacement. Trace minimale en peau de verre, esthétique transcendantale... Jolie réplique urbaine à l'Arche qui ouvre, à l'Ouest, les portes de la ville ; nouvelle transparence, héritière du Louvre pyramidal. Trois esthétismes impondérables jalonnant l'axe favori de Paris... Réponse habile, presque évidente, reçue unanimement par le jury, choisie par François Mitterand, applaudie du public. Vrai premier consensus. Si cette approche en livres ouverts où s'empile infiniment le savoir n'est qu'un projet d'idées, le projet a été finement pensé. L'architecture s'introduit dans la ville contemporaine, friande de patrimoine culturel, et dialogue avec elle dans une écriture intelligible pour tous. De précepteur, l'architecte devient serviteur de la nouvelle civilité.

Projet grandiose par le souffle qui l'anime. Grandiose aussi par les chiffres qu'on lui prête - un budget de 4 milliards de francs, une superficie de 270 000 m2, 11000000 de livres (pour commencer !) dans les tours, 6 000 places assises (15 fois plus qu'à la Nationale)... De l'immatériel qui pèse lourd et se localise bien.

Le fonds

« Place pour Paris » 3, gigantesque esplanade aux dimensions de la Concorde, la Bibliothèque est d'abord un lieu de passage pour flâneur parisien. Sur trois étages, elle s'enfonce ensuite autour d'un patio planté d'arbres aussi vaste que le Palais royal. Des espaces d'accueil, d'expositions et de services situés en dessous de la place, on passe à la Bibliothèque d'actualité et à la Bibliothèque de l'image et du son. Puis, de celles-ci, aux Bibliothèques d'étude et de recherche. Quatre bibliothèques en une, soit une bibliothèque « qui concilie réellement patrimoine, accessibilité, culture et recherche » grâce à « des espaces appropriés à chaque type de lecture » 4 qui vont « du bruit vers le silence, de l'information de consommation à celle de sélection », en une retraite de méditation tellurique propice au travail personnel, « lieu protecteur et protégé » 3 de plain-pied avec le jardin, coeur de l'édifice.

A noter qu'avec la quasi-totalité de la production française des 6 aux 12 derniers mois, ses livres étrangers acquis dès parution, ses milliers de périodiques et de documents audiovisuels, ses expositions, son café littéraire, la Bibliothèque d'actualité « redonne du temps à la nouveauté » 4, aux oeuvres de création, que les rotations en librairie et l'information médiatique assassinent trop souvent, et joue ainsi son rôle d'amateur éclairé.

La Bibliothèque de l'image et du son met à la disposition de tous des copies de la production discographique et cinématographique, des archives radiophoniques et télévisuelles. Elle abrite des salles spécifiques réservées au cinéma, à la radio ou à la télévision, avec des collections de référence sur l'histoire de ces différents supports, des cabines de visionnement et des auditoriums. Grâce à des stations de lecture réparties dans les divers espaces, elle favorise le travail simultané sur l'écrit, le sonore et le visuel.

Au niveau inférieur, les Bibliothèques d'étude et de recherche, respectivement 2 000 places et 1200 à 1500, proposent des collections encyclopédiques jusqu'à la fin du 2e cycle universitaire. L'une possède des collections de référence de haut niveau, en accès libre, et mises régulièrement à jour, de nombreuses bases de données, des cabines de consultation audiovisuelles. L'autre, collections en magasin, se spécialise dans certaines disciplines, et s'associe à d'autres bibliothèques pour les fonds complémentaires. Elle propose des espaces individuels et collectifs avec possibilité de réservation à la semaine ou au mois, des terminaux d'interrogation, des systèmes individuels de traitement de texte et des services très développés comme l'assistance personnalisée de spécialistes. Seule, elle échappe au principe de démocratisation maintes fois affiché - « Tous les savoirs pour tous les publics » - puisqu'elle limite son accès aux chercheurs. Prolongeant et dépassant la Bibliothèque nationale, elle est au centre d'un véritable réseau de savoir et d'information et bénéficie à la fois de la totalité des ressources de la Bibliothèque de France et de liaisons privilégiées avec les grandes bibliothèques et organismes documentaires français et étrangers.

Le réseau

Cette bibliothèque si parisienne est donc bien une « Bibliothèque pour la France » 3, bibliothèque sans murs dont l'informatisation généralisée révélera la carte documentaire nationale. « La plus vaste opération de dématérialisation et de décentralisation culturellès jamais entreprise en France » 5 permettant « de penser à la fois le bâtiment, les services et la mise en réseau » 6. Ce réseau comprendra la Bibliothèque nationale, les bibliothèques universitaires et de recherche ainsi que les bibliothèques municipales classées. Il sera ultérieurement relié aux grands catalogues européens et américains, « le but à atteindre étant l'interconnexion des grands réseaux mondiaux » qui permettra de parcourir « les rayons d'une bibliothèque virtuelle rapprochant les fonds les plus divers et les plus éloignés » 6. Livre des livres, registre national, guide bibliographique pour la France et l'étranger, la Bibliothèque de France signalera un texte dès sa première acquisition par l'une des bibliothèques du réseau.

Architecture partiellement dérobée, bibliothèque ensevelie, qui rendra totalement visibles ses richesses et celles des autres. Des stations de lecture électroniques réparties sur les quatre bibliothèques, on pourra consulter à distance les documents numérisés - inversement, il sera possible d'accéder aux collections de la Bibliothèque de France à partir des autres bibliothèques (également équipées de stations émettrices et réceptrices) et, même, de son domicile (via le minitel). Ces stations offriront en même temps au lecteur la possibilité de « copier, citer, illustrer, monter, annoter, écrire, constituer des fichiers », reconstituant ainsi un véritable « scriptorium moderne » 6. Une apparente déconstruction architecturale qui nécessitera une solide construction technologique, système nerveux d'un espace sans frontières où l'écrit se jouera du stock et de la machine pour mieux fluctuer.

Symbole du gai savoir, partage universel des connaissances, lieu d'échanges généreux « sur lequel l'esprit ne se couche jamais » 5, ce grand projet confinerait-il au mythe alexandrin ? Serait-il l'ultime bibliothèque rassemblant tous les livres de la terre ? L'optimisme audacieux de Dominique Jamet et de son équipe le laisse entendre.

Pourquoi donc écouter les critiques qui courent ici et là sur la cherté du verre, les tours partiellement vides qui seront vite trop pleines et, de transparentes, deviendront compactes, le livre déifié qui s'élève à l'assaut du ciel aux dépens d'un lecteur enfoui, gommé, souterrain... dans des salles manquant de voûte céleste ? Abandonnons doutes et sarcasmes pour poursuivre ce rêve éternel puisque des hommes, aujourd'hui, le croient réalisable. Croyons à l'échange qui s'instaure entre architecte et programmeurs, à la souplesse du projet, à la flexibilité des espaces à géométrie variable. Le bulldozer et la passion de réussir bien et vite feront le reste.

Premiers volumes: images d'espoir. Dans un coin de l'exposition, trois livres articulés dont les pages, même tranchées, n'en finissent pas de vivre. A l'Est de Paris, quatre colonnes de verre prêtes à s'élancer pour exhaler leur souverain murmure, telles les statues de Memnon sous la caresse du soleil.

  1. (retour)↑  « Bibliothèque de France, premiers volumes », Institut français d'architecture de Paris, du 2 au 28 octobre.
  2. (retour)↑  Editions Carte segrete. Ce livre comprend d'autres contributions que celles évoquées, notamment sur l'histoire des bibliothèques.
  3. (retour)↑  Dominique Perrault, architecte lauréat.
  4. (retour)↑  Dominique Perrault, architecte lauréat.
  5. (retour)↑  Gérald Grunberg, chargé de mission à la Bibliothèque de France.
  6. (retour)↑  Dominique Perrault, architecte lauréat.
  7. (retour)↑  Gérald Grunberg, chargé de mission à la Bibliothèque de France.
  8. (retour)↑  Dominique Perrault, architecte lauréat.
  9. (retour)↑  Dominique Jamet, Président de l'Association pour la Bibliothèque de France.
  10. (retour)↑  Alain Giffard, chargé de mission à la Bibliothèque de France.
  11. (retour)↑  Alain Giffard, chargé de mission à la Bibliothèque de France.
  12. (retour)↑  Alain Giffard, chargé de mission à la Bibliothèque de France.
  13. (retour)↑  Dominique Jamet, Président de l'Association pour la Bibliothèque de France.