La revue parlée
Anne-Marie Filiole
Irremplaçable dans les domaines de la création, de la réflexion et de la vie scientifique, en même temps qu'économiquement très fragile et non exempte de faiblesses éditoriales, la revue scientifique continue à affirmer sa vocation unique et sa volonté d'exister. Les rencontres des 16 et 17 juin 1 entre les revuistes et leurs partenaires n'ont pas échappé à ce double constat. Elles ont permis un état des lieux critique, mais également des ouvertures et de multiples projets d'échanges.
Autre chose autrement
Mal connue, mal aimée, l'irremplaçable revue survit tant bien que mal. Les bibliothécaires se plaignent d'avoir plus de titres morts que de titres en cours (4500 pour 1200 à la bibliothèque du Musée de l'homme), d'avoir des difficultés à récupérer les numéros manquants (en particulier les têtes de collection), d'être les dépositaires de doubles inutiles. Les libraires trouvent que le marché est difficile et obscur (puces, brocanteurs, collections privées), la collation un contrôle particulièrement lourd, la marge bénéficiaire insuffisante (10%), les informations données par les éditeurs nulles, le délai de mise en place des abonnements trop long (jusqu'à 10 semaines), l'obtention de spécimens difficile (pourtant indispensable quand l'information est rare). Les revues actuelles ne suscitent pas l'intérêt qu'elles méritent, les revues anciennes sont des produits rares, discrètement gardés à l'abri de la perception publique et, qui plus est, dédaignés par les libraires de livres anciens ou d'estampes. Les bibliothécaires ne seraient pas spécialistes et stockeraient parfois dans des conditions épouvantables, à la cave ou au grenier, d'où des collections souvent incomplètes et en très mauvais état. Les revuistes seraient de mauvais gestionnaires et les éditeurs de grands profiteurs (prélevant jusqu'à 40 %)...
Pourtant, au dire général des uns et des autres, la revue est essentielle à la vie culturelle et intellectuelle, et fondamentale dans toute discipline. C'est « une rencontre avec l'inattendu et le changement » 2, un lieu de questionnement qui ne cesse d'évoluer et de bousculer, le fleuron des librairies qui méritent ce nom. La revue scientifique est le miroir qui réfléchit chaque discipline, « ne donnant pas seulement à voir la science qui se fait, mais celle qui doit se faire » 3. Le sous-titre d'Espace Temps, Réfléchir les sciences sociales, prouve sa volonté d'avoir un regard problématique et de procéder à des travaux épistémologiques en ce domaine. « Agissante et voyante, la revue est juge et partie » 4. Elle crée d'autres formes de faire et d'autres formes de dire.
Le désaccord avec ce qui existe et le mécontentement qui en résulte président donc souvent à l'origine de sa naissance. Littoral serait née « d'une grève de la faim devant le déversement de l'abominable savoir, d'une envie irrépressible de nettoyer les écuries d'Augias » 4, et d'exprimer autre chose. Cette naissance a souvent lieu dans l'exaltation. « C'est une improvisation, un coup de cœur, un coup de gueule » 3. Rencontre d'idées, communauté de pensée, amitié, engagement, militantisme : c'est l'émergence d'un groupe, d'une équipe, d'un esprit, d'un style. Certains parlent de « complicité », voire de « complot ». La revue constitue alors un langage commun et procède au travail d'orientation et d'écriture qui caractérise toute élaboration disciplinaire. Elle est « un socle, un point de repère, un lieu de reconnaissance pour les chercheurs » 5, tant intellectuel que social. Ainsi, dans les années 60, l'apparition des revues d'ethnologie Art et tradition populaire, L'homme et Etudes rurales permit de fonder et de définir la discipline, que confortèrent ensuite la création de Gradhiva et de Terrain. La revue peut naviguer aux confins d'autres disciplines, ou s'attacher à un domaine explicite à l'intérieur d'une même discipline, à un langage : ainsi les Annales de l'Ecole nationale supérieure, spécialisées dans un groupe de domaines précis en mathématiques, font preuve d'un esprit particulier et d'une volonté expresse de clarté et de concision.
Fidèles à leur engagement, certaines revues scientifiques se fondent hors institutions, en totale indépendance, pratiquant bénévolat et autofinancement, telles Littoral ou La revue du MAUSS, à l'origine bulletin lancé par deux ou trois enseignants, tour à tour créateurs, éditeurs et diffuseurs. Mais il est souvent difficile de durer sans soutien extérieur : Littoral, qui avait 700 abonnés au début, n'en a plus que 350 et, cinq ans après sa création, La revue du MAUSS commence à s'institutionaliser, doublant ses ventes en librairie grâce à la Découverte. La plupart dépendent donc d'institutions - Lhomme et Etudes rurales, de l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Hermès, du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Terrain, du ministère de la Culture... - et, parmi elles, beaucoup, d'instances universitaires. Reste que le recours aux subventions du Centre national des lettres (CNL) existe pour qui fait preuve de réelles qualités scientifiques et éditoriales, mais il est toutefois recommandé de ne pas perdre de vue que l'objectif final est de parvenir à s'en passer.
Le danger peut être trop d'académisme, un dessaisissement des responsabilités, un manque de dynamisme, une mainmise trop forte de la part des instances scientifiques dirigeantes, que certains n'hésitent pas à qualifier de « police scientifique »... L'avantage est une reconnaissance intellectuelle et sociale pour les chercheurs, la légitimation de leurs travaux, la notoriété : « Publier dans une revue scientifique est un élément déterminant dans la carrière d'un chercheur » 6. Particulièrement dans certaines revues... Cet avantage n'est pas sans générer des perversions : bien des revues d'anthropologie espagnoles ayant proliféré depuis une dizaine d'années dans de nombreuses universités ont été créées pour faire plaisir à des groupes de copains voulant à tout prix être publiés. D'où cercles de pouvoir, exclusivismes, publication de travaux qu'on aurait refusés ailleurs, diffusion pour les amis, retards, disparité des numéros...
Une communauté démissionnaire
Autre effet très regrettable : les comptes rendus de livres jugés fondamentaux au début du siècle (Année sociologique, les Annales, l'Homme...) et qui sont maintenant dévalorisés auprès des instances scientifiques au bénéfice des articles, sont par là même abondamment sous-estimés par les chercheurs, et finissent par disparaître tout à fait, hormis dans quelques revues très spécialisées. On préfère écrire un article que rendre compte des idées d'un autre, en vue d'un public potentiel - exception faite quand il s'agit d'un ami. Cette rubrique, unanimement regrettée - « La connaissance de l'information n'est-elle pas en effet essentielle dans la diffusion du savoir »? 7 - fait en revanche l'orgueil, tout particulier, de Préfaces, bien connue pour son travail bibliographique de comptes rendus de livres et de numéros spéciaux..
Ce manque d'ouverture vers les autres semble être une caractéristique des Français. Marc Abélès 8 a vainement essayé d'ouvrir une rubrique de débats, mais les revues françaises n'en suscitent pas : « On refuse de discuter la position de l'un ou de l'autre », déclare-t-il. D'ailleurs, pour qu'il y ait débat scientifique, il faudrait appréhender les articles des autres par une lecture approfondie et critique comme le font les Américains, ce qui n'est pas le cas. Fatigue intellectuelle ? Peur académique ? Les Américains, quant à eux, mettent même leur article en débat avant publication en le faisant circuler sous forme de pré-publication. En France, on a peur d'un vol de signature, aussi le garde-t-on jalousement. Cette opposition culturelle renforce l'étroitesse de la communauté française - Denise Malrieu 9 va plus loin en déclarant que les articles eux-mêmes, « censés représenter l'état de la recherche française, ne donnent pas lieu à la critique sur les recherches menées ». Même laxisme en ce qui concerne les experts français à qui l'on demande d'apprécier les articles proposés à la publication. Ils tardent toujours à donner leur point de vue (quand ils prennent la peine de le donner), contrairement aux Anglo-Saxons qui s'empressent de répondre. D'où cette déclaration de Jean-Claude Salomon : « La communauté scientifique française est largement démissionnaire ».
Ajouté à ces faiblesses, l'impérialisme de la langue anglaise - surtout dans les sciences dures - fait que les chercheurs se tournent de plus en plus vers les réseaux européens et doivent se confronter aux qualités des revues scientifiques internationales : 95 % des articles français en chimie sont publiés à l'étranger. Le bilinguisme est par ailleurs très peu pratiqué dans les revues françaises. Les Annales de l'Ecole nationale supérieure semblent faire exception puisqu'elles éditent 50 % de leurs articles en français et 50 % en anglais. Elles ont d'ailleurs 167 abonnements au Canada, 102 au Japon et 100 en France...
Les grands débats sont réservés aux revues généralistes telles Esprit, Etudes qui posent des problèmes de société, ou encore Le mouvement social qui propose des débats interdisciplinaires. Pour les revues scientifiques spécialisées, s'il est souhaitable d'ouvrir des débats internes, il serait aussi bénéfique d'en ouvrir entre les différentes revues d'une même discipline, ainsi qu'à d'autres disciplines et à d'autres publics. Ambition d'époque: on envisage, pour une même discipline, de créer un espace européen de l'interconnaissance par des échanges de publications, une synchronisation des numéros spéciaux, une mise à disposition des sommaires et des contenus.
En attendant, les éditeurs français pourraient déjà offrir des revues de sommaires avant ou au moment de la publication. Car, ce qui manque cruellement, ce sont des instruments de travail, l'information sur les revues elles-mêmes, des répertoires qui recensent la production. Méconnaissance de ce qui sort, difficulté à trouver ce qui existe. En prise sur l'actualité, la revue est la vie, la pensée qui se cherche et, de ce fait même, très éphémère, un numéro chassant l'autre. Pourtant, les bibliographies sont rares et souvent incomplètes. Certains tentent d'y remédier, comme Equinoxe (revue suisse) qui essaie de recenser toute la production suisse francophone en sciences humaines. Au CNRS, Denise Malrieu a publié un catalogue thématique contemporain des revues de psychologie françaises et étrangères (1235 titres), donnant une information sur le contenu des revues qui complète celle du Catalogue collectif national (CCN). Le propos en trois rubriques de la très précieuse Revue des revues est précisément de faire connaître les revues passées, présentes et à venir, et d'offrir des inventaires spécifiques (art, musique, théâtre...). Mais il reste beaucoup à faire.
Malgré toutes ces critiques et leur fragilité constitutive, les revues ont la vie dure et continuent d'exister à profusion. Chacune pense détenir une part de la vérité et toutes s'insurgent contre la suggestion parfois émise de restreindre leur nombre. N'a-t-on pas pensé que leur disparition entraînerait la disparition des équipes de chercheurs 10? Assurées de leur importance, elles ne s'effraient de rien, pas même de l'informatisation galopante qui envahit tous les produits de papier : en la matière, celles qui sont objets d'art, de littérature et d'idées ne se sentent aucunement menacées ; quant aux autres, davantage produits d'information, elles sont prêtes à en reconnaître les bienfaits et envisagent de poursuivre positivement leur activité avec un exemplaire papier et un exemplaire électronique. Aucune des difficultés rencontrées, pourtant nombreuses, n'entame la conviction des revuistes. Même autocritiques, ils affirment haut et clair la nécessité constante d'être là et leur volonté inébranlable de faire mieux en éclatant limites et frontières.