La production du livre universitaire au Moyen Age

exemplar et pecia

par Philippe Hoch
textes réunis par Louis J. Bataillon, Bertrand G. Guyot, Richard H. House
Paris : CNRS, 1988. - 334 p. : ill.; 24 cm
ISBN 2-222-04099-x

Lorsqu'il y a plus d'un demi-siècle, l'abbé Jean Destrez publia, à tirage restreint, presque confidentiel, son grand ouvrage sur La Pecia dans les manuscrits universitaires du XIIIe et du XIVe siècle (1935), le champ qu'il avait entrepris de défricher, le terrain dont il avait, en pionnier, entamé l'exploration, restait à labourer très largement. Lui-même avait, on le sait, réuni une documentation considérable, relative aux quelque quinze mille manuscrits examinés par ses soins. La mort vint interrompre, en 1950, un labeur immense, bientôt poursuivi, et durant une vingtaine d'années, par Guy Fink Errera. Les matériaux rassemblés par le Père Destrez, conservés désormais à la Bibliothèque du Saulchoir, sont à la disposition des chercheurs engagés dans l'étude de ce système très particulier de production de manuscrits, destinés à la communauté des maîtres et des élèves de l'université.

De la complexité du sujet, de la fécondité de son examen approfondi, notamment pour la codicologie ou la critique textuelle, témoignent les travaux d'une douzaine de spécialistes, réunis quelque cinquante ans après la parution de La Pecia, lors d'un symposium organisé en Italie, au Collegio San Bonaventura de Grottaferra. Les interventions érudites qui s'y succédèrent ont été publiées à l'initiative de Louis J. Bataillon, Bertrand G. Guyot et Richard H. House. L'ouvrage, qui s'adresse au premier chef aux spécialistes, codicologues, philologues, paléographes, pourra intéresser cependant un public plus large de médiévistes ou d'historiens du livre. Recommandons particulièrement à l'attention des profanes l'exposé, admirable de clarté, que Hugues V. Shooner consacre à « La Production du livre par la pecia »; thème qui est celui du volume tout entier et qui en constitue une excellente introduction.

Le système de la pecia, déjà utilisé dans les scriptoria monastiques. avait le mérite considérable de satisfaire, autant que faire se pouvait, deux exigences fondamentales de la communauté universitaire : d'une part, la correction des textes nécessaires à l'enseignement dispensé par les maîtres, lequel consistait essentiellement, comme on sait, en commentaires des autorités intellectuelles reconnues; d'autre part, la fourniture d'exemplaires en nombre assez élevé, dans des délais moindres. Tel était bien, en effet, le problème majeur de la production manuscrite : la copie ne progressait qu'avec lenteur. Les témoignages concordants que cite l'auteur conduisent à évaluer le travail quotidien d'un copiste à un folio et quelques lignes. Bien entendu, « il ne s'agit pas d'une copie en écriture cursive et rapide, pour usage privé; nous parlons d'une transcription à main posée, en caractères calligraphiés, tels que pouvait en tracer un scribe professionnel des XIIIe et XIVe siècles ». Il est aisé, dès lors, d'estimer la longueur de la période durant laquelle un manuscrit pouvait être immobilisé par un unique copiste.

Comment, alors, permettre la transcription simultanée, par plusieurs personnes, d'un même texte reconnu et approuvé pour sa correction ? Il suffisait d'utiliser, pour toutes les copies, un même manuscrit de base, non relié, l'exemplar, revu par les autorités universitaires, les pecarii, et ayant reçu leur assentiment. L'exemplar est confié à un libraire attaché à l'université, le stationarius, qui fait office d'éditeur. Ce dernier loue l'exemplar à ceux qui souhaitent en prendre copie. La location porte cependant non sur l'ensemble du manuscrit, mais sur l'un des cahiers, l'une des pièces (peciae), qui le composent. La transcription du premier cahier étant achevée, le copiste rapporte au stationnaire la pecia en question et loue, pour quelques jours, la suivante, soit, de manière générale, quatre folios, copiés en quatre jours environ et, en tout cas, en moins d'une semaine, une amende venant pénaliser les scribes par trop lents. Le système de la pecia, qui permet à un nombre plutôt élevé de copistes de transcrire en même temps un texte unique, évitant, de la sorte, les erreurs en cascade, constitue ainsi, dit H. V. Shooner, « un premier essai de production industrielle du livre avant l'invention de l'imprimerie ». Ce mode de production, pour performant qu'il fût, n'était cependant pas sans présenter certains inconvénients, imputables principalement, selon l'auteur, à la négligence ou à la cupidité : mauvais ordre des cahiers, pecia manquante, etc. Hugues Shooner tente, enfin, de fixer les limites chronologiques de l'emploi du système, dont l'apogée se situerait entre 1270 et 1350.

Si la production de textes et de manuels universitaires par le biais de la pecia n'est pas, loin s'en faut, une activité exclusivement parisienne, elle a trouvé cependant, à Paris, un développement exceptionnel, comme le montre la longue étude de Richard H. House et de Mary A. House. L'ensemble des problèmes posés par la pecia sont envisagés, insérés dans le contexte particulier de l'université parisienne, du double point de vue des stationarii (combien exerçaient, qui étaient-ils, quel était le contrôle effectué par l'université ?) et des exemplaria (leur sélection, la source utilisée, les tarifs et mécanismes de location). Les difficultés, au sujet des exemplaria, précisément, sont nombreuses et diverses. Elles touchent notamment à leur identification, à leur reconnaissance (les manuscrits réputés exemplaria ne le sont pas toujours, comme le montre Giulio Battelli) ou à la pluralité simultanée d'exemplaria d'un même texte, qu'évoque Stefano Zamboni. Les questions soulevées au sujet des stationnaires ne sont pas moins délicates. Trop rares sont les documents qui permettent de parvenir à une connaissance précise de leur activité et de leur catalogue. Aussi, l'inventaire de quelque soixante-treize articles que présente Jean-François Genest mérite-t-il toute l'attention des chercheurs. On peut y apprécier le stock d'un libraire spécialisé dans le domaine juridique, tandis que Louis-Jacques Bataillon examine « Les textes théologiques et philosophiques diffusés à Paris par exemplar et pecia ».

Diverses études de cas particuliers. dont il convient de mentionner le caractère souvent fort technique, complètent ce recueil qui, cinquante ans après le livre majeur de Destrez, présente le dernier état d'une question dont on s'accorde, désormais, à souligner l'importance.