Les presses grises
la contrefaçon du livre, XVIe-XVIIIe siècles
Paris : Aux amateurs de livres, 1988. - 374 p. ill.; 24 cm.
ISBN 2-905-053-48-8
Depuis la publication des recherches d'Anne Sauvy et particulièrement de sa contribution au second volume de l'Histoire de l'édition française, il n'est plus possible de sous-estimer l'ampleur et, plus encore, la complexité du problème de la contrefaçon. La difficulté à cerner une notion rebelle aux analyses trop rapides et à circonscrire une pratique fort étendue justifiait que l'on approfondît encore le sujet, qu'on étendît l'investigation à la fois dans l'espace, dans le temps et quant aux objets divers de la contrefaçon. Le volume publié sous le titre Les Presses grises et dirigé par François Moureau, répond à ce dessein d'étudier de manière aussi complète que possible l'un des phénomènes majeurs de l'édition et de la librairie durant plus de trois siècles, par l'examen d'une multitude d'exemples pris à des époques différentes et dans des domaines également fort divers.
Il apparaît très clairement, le volume refermé, que la connotation négative très généralement attachée au terme de « contrefaçon » exige d'être contrebalancée par une appréciation plus positive. Car, si la contrefaçon selon l'heureuse formule de François Moureau, est le « péché originel » du livre, elle est aussi la « formidable chance de la chose écrite », comme beaucoup dès le XVIIIe siècle, l'avaient senti. Ainsi, pour un Voltaire, dont les œuvres ont pourtant été largement contrefaites, ainsi que le montre Henri Duranton, la contrefaçon apparaît comme un instrument inespéré de propagation des Lumières. Il reste cependant, qu'en dépit des attitudes favorables à la contrefaçon manifestées ici ou là, beaucoup plus lourds paraissent être les témoignages de ceux, auteurs mais surtout éditeurs, qui en furent les victimes. Ainsi, l'Encyclopédie émit-elle le vœu - fort modérément - « que tous les libraires de l'Europe voulussent être assez équitables pour se respecter mutuellement dans leurs entreprises ». Alors, la contrefaçon fléau ou chance ? Il fallait entreprendre un inventaire minutieux de la question. Après un ensemble de définitions et de documents, Silvio Corsini propose une approche globale du phénomène, qui lui permet d'en tracer précisément les contours et d'examiner, entre autres, la position des contemporains à l'égard des contrefaçons, ainsi que les indices permettant de les repérer.
C'est plutôt aux causes de la contrefaçon que s'attache Brigitte Moreau, suivant la dérive d'un système de « protection commerciale » vers un outil de censure. « Privilége, censure, dandestinité, fausses adresses, enchaînement inéluctable qui conduit - par une sorte d'effet pervers - libraires et imprimeurs à se faire contrefacteurs ». Contrefaits et contrefacteurs se confondent d'ailleurs parfois, comme le montre Otto Lankhorst à propos de Reinier Leers, l'un des noms qu'il est possible de placer derrière l'énigmatique Pierre Marteau, de Cologne.
Face à un mouvement de pareille ampleur, le pouvoir royal n'est pas demeuré inactif. Françoise Bléchet met en lumière le rôle décisif joué par la Bibliothèque du roi dans la « chasse aux contrefaçons » et plus particulièrement par l'abbé Bignon, qui proposait de combattre la contrefaçon en instaurant la prospérité. Françoise Weil, pour sa part. entreprend une comparaison entre le privilège dans le système français et le droit de copie tel que le comprenaient les Hollandais, tendant l'un et l'autre à assurer une protection aux libraires qui en bénéficiaient, face aux menaces étrangères. « La contrefaçon, écrit joliment Françoise Weil, c'est comme l'espionnage, c'est une sorte de devoir patriotique pour faire marcher le commerce français et c'est au contraire un délit lorsque ce sont les étrangers qui contrefont les Français ».
Enfin, Jeanne Veyrin-Forrer décrit les opérations de contrôle effectuées dans les locaux de la Chambre Syndicale du livre, visant à repérer les contrefaçons étrangères introduites sur le territoire et rappelle l'importance des mesures prises en 1777 (fin des privilèges pour les livres anciens, privilèges nouveaux limités, répression accrue) et du dispositif transitoire (estampillage des livres contrefaits « en stock ») mis en place à cette occasion.
La seconde partie de l'ouvrage se veut un Inventaire chronologique. Jean-Claude Margolin s'attache aux contrefaçons d'Erasme et met en relief les conséquences que purent avoir des éditions non reconnues par l'auteur sur sa réputation intellectuelle et son prestige. Dans le cas de Montaigne et de Ronsard, examinés par Michel Simonin, s'agissant en particulier du poète des Amours, la contrefaçon « invente une sorte de poétique nouvelle... fondée non sur le respect des volontés de l'auteur, mais sur la revendication du lecteur à tout lire » Il est ainsi, dit Michel Simonin, « des contrefaçons non seulement utiles, mais encore indispensables et urgentes ». Pour le XVIIe siècle, Jean-Daniel Candaux examine les contrefaçons, vraies et fausses, notamment genevoises, d'un best-seller de l'époque, le « petit Davity », première ébauche de la Cosmographie universelle de Davity; Béatrice Mairé et François Dupuigrenet-Desroussilles se penchent sur les contrefaçons de la Bible de Port-Royal, tandis que Josèphe Jacquiot s'attache à la seconde édition de l'Histoire du Roy Louis le Grand par les médailles, comportant des reproductions de médailles frappées à l'étranger, lesquelles ne contribuent pas précisément à la plus grande gloire du monarque. « Vraie ou fausse ? », se demande aussi Paule Koch, à la recherche de « critères d'évaluation esthétiques et psychologiques », qui permettraient de distinguer sûrement les contrefaçons véritables des éditions parfois baptisées de ce nom à tort. Que les contrefaçons puissent, à l'occasion, se montrer salutaires, au regard de l'histoire et de la critique, c'est ce dont nous convainc, là aussi, Pierre Larthomas, à propos de l'édition dite d'Amsterdam du Mariage de Figaro, de Beaumarchais, dont les didascalies permettent de nous renseigner sur la manière dont la pièce fut représentée pour la première fois. Dernier exemple dans le temps, « Une contrefaçon polymorphe de la Légende des siècles », que présente Roger Bismut.
Les monographies ne firent pas seules l'objet de contrefaçons. Le phénomène s'étendit également à d'autres types de documents, tels que les cartes et plans ou les périodiques, étudiés dans une troisième et dernière partie, assez brève, intitulée « Genres ». Monique Pastoureau, tout d'abord, décrit et analyse, à propos des œuvres cartographiques, le passage progressif « d'un problème de librairie'au milieu du XVIe à un problème de propriété intellectuelle au début du XVIIIe siècle », s'il est bien vrai que, dans ce domaine particulier, « le véritable enjeu était celui de la conception scientifique ». Le recueil prend fin avec trois articles consacrés à la presse : « Les Contrefaçons du Journal des Savants », réalisées très tôt en France et à Cologne, puis à Amsterdam et Bruxelles, étudiées par Jean-Pierre Vittu; « Les Contrefaçons bordelaises de la presse au XVIIIe siècle » (notamment du Mercure historique et politique, de la Gazette de Hollande ou du Journal de Verdun) qui, pour Robert Granderoute, sont une conséquence du déclin de l'activité typographique provinciale, et spécialement à Bordeaux, provoquée par le système des privilèges, dont on sait assez qu'il favorisait largement Paris. Pour finir, Jacques Hellemans évoque « La Réimpression des revues françaises en Belgique » durant la première moitié du XIXe siècle; activité parallèle à la contrefaçon des éditions romantiques et non moins massives d'ailleurs (une centaine de revues contrefaites ont été identifiées par l'auteur).
Ce volume, on le voit, apporte une importante contribution à l'histoire du livre, de sa fabrication et de sa diffusion. La présentation de l'ouvrage, largement illustré, se signale par le soin que lui ont apporté les éditeurs. Enfin, un indispensable index des auteurs et des titres en facilite amplement la consultation ponctuelle.