Le livre sauveur

Anne Kupiec

La Constitution de 89 organise l'instruction publique pour tous ; la liberté d'impression favorise le développement de la presse ; les bibliothèques s'ouvrent au public... Grâce à la multiplication et à la diffusion de l'écrit, le " citoyen " devient lecteur, et libre. Pourtant, dès 93, apparaissent des lois restrictives sur la liberté d'écrire: de " maître de lecture ", le livre devient " maître à penser ", conformément à la politique de la Convention. C'est un des paradoxes de l'époque : en même temps qu'outil d'émancipation et de régénération égalitaire, le livre est considéré comme la prérogative sociale de ceux qui détiennent le savoir, et jugé dangereux parce que spéculatif, éloignant des réalités nationales. Partagés entre le respect de la tradition et les exigences du futur, les acteurs de la Révolution ont beaucoup de mal à lui donner un statut définitif et sa situation demeure très ambiguë.

The Constitution of 1789 settles public education for all ; freedom of printing favours the development of the press ; libraries are opened to the public... Owing to the spreading of the multiplying written works, the citizen is now free and allowed to read. Yet in 1793, the restricting laws on freedom of writing appear : the book moves from the state of reading guide to the one of intellectual guide, in accordance with the Convention's policies. It is one of the paradoxes of that time : the book looks like an egalitarian liberation and regeneration tool as well as the social prerogative of those who hold the knowledge. It is regarded as dangerous because speculative, away from the national reality. Divided between tradition and future, the actors of the Revolution have difficulty giving the book a final status ; therefore, its situation remains rather ambiguous.

« Les bons livres répandent les lumières dans toutes les classes du peuple ; ils ornent la vérité. Ce sont eux qui déjà gouvernent l'Europe, ils éclairent le gouvernement sur ses devoirs, sur sa faute, sur son véritable intérêt, sur l'opinion publique qu'il doit écouter et suivre. Ces bons livres sont des maîtres patients » 1.

Les maîtres que sont les bons livres sont destinés à émanciper l'homme, à lui permettre d'être « capable » de se servir de son raisonnement sans la direction d'autrui 2.

Comment un maître peut-il émanciper ? Comment définir, identifier ces « bons livres » ? A contrario, faut-il entendre que les « mauvais livres » seraient susceptibles de conduire à la corruption et non plus à l'émancipation ? Qui qualifie les livres ? Portent-ils en eux-mêmes les caractéristiques qui les feront juger bons ou mauvais par le lecteur ? Ou bien quelque maître - d'école, de lecture... - les répartira dans chacune des catégories ? Quels seront les bons livres qui donneront au maître la faculté de juger ?

Telles sont les questions que se posent les acteurs révolutionnaires, héritiers, de surcroît, du siècle des Lumières. C'est dire qu'il n'existe pas de réponse univoque. Considérer le destin du livre sauveur, c'est tenter de retracer les aventures complexes, paradoxales, de l'émancipation.

De l'esprit des Lumières découle la nécessité de la mise en pratique de modes d'émancipation. Au cours des années 1789-1799, le livre acquiert un statut qui lui était jusqu'alors inconnu. Dès le 2 novembre 1789, les livres composant les grandes collections ecclésiastiques, puis, en octobre 1792, celles des émigrés, font l'objet de confiscations et sont mises à la disposition de la Nation. Les textes constitutionnels et les lois nouvelles ouvrent à l'imprimé des domaines jusqu'alors inexplorés. Les libelles et les journaux, dans un premier temps, se multiplient.

Le livre, dans ses représentations, apparaît comme outil d'émancipation. « L'ignorant n'est pas libre » 3 et nul n'est libre d'être ignorant. C'est par l'acquisition de l'exercice de la raison, de la faculté de juger que l'individu peut atteindre, par une complète régénération de son être, la liberté, au sein d'une communauté humaine métamorphosée en ce que la pensée circule et s'imprime.

Le citoyen est implicitement lecteur, le « sujet » ne l'était pas. C'est l'image que se donne la Révolution, sans que pour autant les pratiques et en particulier l'un de ses indicateurs, l'alphabétisation, soit notablement modifié 4. Le livre et l'écrit en général sont dotés de qualités pédagogiques, plus, de pouvoirs démiurgiques qui s'inscrivent à la fois dans les projets d'instruction publique et dans le développement de la presse et des bibliothèques.

L'émancipation

La maîtrise du livre est liée au développement de l'instruction des enfants comme de celle des adultes. Les textes des projets issus du Comité d'instruction publique sont nombreux à l'attester. Les motifs sont explicites et, tout particulièrement, ceux avancés par Lepeletier de Saint-Fargeau: « Considérant à quel point l'espèce humaine est dégradée par le vice de notre ancien système social, je suis convaincu de la nécessité d'opérer une entière régénération, et, si je peux m'exprimer ainsi, de créer un nouveau peuple » 5.

La création et l'organisation d'une instruction publique commune à tous les citoyens est expressément prévue par la Constitution de 1791; celle du 24 juin 1793 dispose d'ailleurs dans son article 22 : « L'instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens ».

Les plans d'éducation nationale abondent alors. Ils font l'objet de nombreux rapports rédigés par les représentants de la Nation et aboutissent au décret du 29 brumaire an II (19 décembre 1793) instituant la gratuité et l'obligation scolaires (ces mesures seront ultérieurement rapportées). Le projet de Condorcet 6, parce qu'il s'affirme, d'emblée, émancipateur en accordant à l'instruction une place à l'écart du pouvoir, mérite une attention particulière. « Aucun pouvoir public ne doit avoir ni l'autorité, ni même le crédit d'empêcher le développement des vérités nouvelles, l'enseignement des théories contraires à sa politique particulière ou à ses intérêts momentanés » 7.

Enfants et adultes sont concernés; les premiers dans les classes des nouvelles écoles qui devaient être ouvertes, les seconds lors de réunions organisées par l'instituteur, le jour de repos. L'objectif étant de les conduire à « l'art de s'instruire par eux-mêmes, comme à chercher des mots dans un dictionnaire, à se servir de la table d'un livre, à suivre sur une carte, sur un plan, sur un dessin, des narrations ou des descriptions des notes ou des extraits » 8.

Si la maîtrise du livre - et de l'écrit en général - passe en effet par l'école, elle emprunte simultanément une autre voie, liée à l'action révolutionnaire : celle du développement de la presse.

Les premiers textes constitutionnels et législatifs consacrent la liberté d'impression. L'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme dispose : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme, tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». La Constitution de 1791 garantit dans son titre I « la liberté à tout homme de parler, d'écrire, d'imprimer et publier ses pensées sans que les écrits puissent être soumis à aucune censure ni inspection avant leur publication ». La même année, la loi Le Chapelier abolit la communauté des imprimeries et des librairies, supprimant ainsi tout contrôle sur le commerce du livre.

Ces dispositions entraînent, nécessairement, un large développement de la presse. Brissot lui-même en témoigne : « Un journal politique ou une gazette, c'est l'unique moyen d'instruction pour une nation nombreuse... peu accoutumée à lire et qui cherche à sortir de l'ignorance et de l'esclavage » 9. L'écrit est doté, là encore, d'une force émancipatoire car il se constitue en processus autonome de critique : « L'impression ne se tait point, elle est une voix impassible, éternelle, qui démasque l'ambitieux, le dépouille de son artifice et le livre aux méditations de tous les hommes; c'est un œil ardent qui voit tous les crimes sans retour; elle est une arme à la vérité comme à l'imposture » 10.

Les bibliothèques jouent aussi un rôle dans ce combat pour l'émancipation. Les confiscations révolutionnaires des collections de livres étaient motivées, en 1789 comme en 1793, par la volonté de restituer à la Nation les biens dont elle avait été abusivement démunie et par les qualités émancipatoires reconnues à ces fonds de livres. Diverses mesures furent d'ailleurs prises afin de concrétiser ces saisies.

Un premier décret du 20 mars 1790 ordonne l'inventaire de ces fonds considérables. Il est suivi, en raison de son absence d'application, de beaucoup d'autres. Des inventaires rédigés localement devaient être rassemblés à Paris et permettre l'établissement d'une bibliographie générale 11: finalement, ces travaux seront abandonnés en 1796. Par ailleurs, un décret du 8 pluviôse an II (27 janvier 1794) institue une bibliothèque dans chaque district (subdivision territoriale du département). Auparavant, de nombreux projets d'instruction prévoyaient des bibliothèques : ainsi, Condorcet avait envisagé « une petite bibliothèque » dans chaque école primaire, auprès des collèges, et d'autres, plus complètes, auprès des lycées, car elles constituent des « moyens d'instruction ». Parallèlement, des bibliothèque prestigieuses s'ouvrent au public : Bibliothèque nationale, Mazarine, Sainte-Geneviève, l'Arsenal.

Grégoire, dans son rapport du 22 germinal an II (11 avril 1793) sur la bibliographie, insiste sur les richesses cachées de ces fonds. « Les nobiliaires, les traités généalogiques, les ouvrages dans lesquels le despotisme consignait ses extravagances et ses fureurs, avaient presque toujours les honneurs du maroquin, tandis que les livres immortels d'Hubert Languet, d'Althusius, de Milton, de William Allen, n'échappaient au compas de la censure, aux poursuites de l'inquisition des cours qu'en se réfugiant dans des angles ignorés, sous la modeste enveloppe d'un parchemin. Les ouvrages qui révélaient les crimes des tyrans et les droits des peuples, étaient les sans-culottes des bibliothèques » 12. Grégoire, dans cette dernière expression, semble assimiler les livres eux-mêmes à des acteurs politiques. Dès lors, la fusion devient totale entre le maître et l'élève, c'est-à-dire entre le livre et l'individu en marche vers la régénération. Mais les acteurs évoqués ici sont le peuple et non les hommes de lettres.

Une liberté restreinte

Au-delà de cette représentation rassurante d'hommes en train de forger un avenir radieux grâce et par la lecture, pointe un soupçon qui laisse alors apparaître des ambiguïtés, des paradoxes, des contradictions. Le soupçon est présent chez les acteurs révolutionnaires eux-mêmes. Le livre est-il tout uniment outil d'émancipation et de régénération ? Ne peut-il, à l'inverse, contenir des germes de corruption dont il conviendrait de se prémunir ? Condorcet lui-même ne propose-t-il pas pour les écoles des livres spécifiques ? Des livres « différents pour les âges et les sexes rappelleront à chacun ses droits et ses devoirs, ainsi que les connaissances nécessaires à la place qu'il occupe dans la société 13. Ils seront composés à cette fin et seront le résultat de concours ouverts à tous ». Des « livres faits pour eux, qu'ils pourraient lire sans fatigue et qu'un intérêt, soit d'utilité prochaine, soit de plaisir, les engagerait à se procurer » 14. Quant à l'usage libre et partagé des livres qui ne seraient pas uniquement destinés à ces nouveaux lecteurs ou de ceux publiés par les Anciens à une période où, d'un point de vue révolutionnaire, les préjugés dominaient et où l'exercice de la raison n'était pas destiné à être pratiqué par tous, on remarquera qu'il n'en est pas question.

Dans le domaine de la presse, aussi, le soupçon, le doute perçu chez Condorcet sur le partage, la diffusion de l'écrit, pointe de nouveau. Au-delà des difficultés de maîtrise de l'écrit, celui-ci peut-il, ici aussi, être toujours étroitement et nécessairement associé à la liberté et à l'émancipation ? Un doute éprouvé par Camille Desmoulins qui s'interroge : « Le peuple français en masse n'est pas encore assez grand lecteur de journaux, surtout assez éclairé et instruit par les écoles primaires, qui ne sont encore décrétées qu'en principe pour discerner juste au premier coup d'œil entre Brissot et Robespierre. Ensuite, je ne sais si la nature humaine comporte cette perfection qui supposerait la liberté indéfinie de parler et d'écrire. Je doute qu'en aucun pays, dans les républiques, aussi bien que dans les monarchies, ceux qui gouvernent aient jamais pu supporter cette liberté indéfinie » 15.

Les « périls extérieurs », la situation intérieure, en bref la guerre sur tous les fronts, avaient d'ailleurs déjà conduit la Convention à adopter plusieurs textes restreignant la liberté d'écrire. La loi du 9 mars 1793, significative à cet égard, contraint les députés-journalistes à opter entre leur mandat et leur journal. Celle du 29 mars 1793 introduit un bouleversement radical en prévoyant la peine de mort pour ceux qui auront composé ou imprimé des écrits qui proposent le rétablissement de la royauté ou la dissolution de la représentation nationale. La loi du 17 septembre 1793, dite « Loi des Suspects », réitère cette atteinte en stipulant dans l'article 1er que « sont réputés gens suspects ceux qui par leurs propos ou leurs écrits se sont montrés partisans de la tyrannie et du fédéralisme et ennemis de la liberté ».

L'atteinte aux principes de la liberté d'impression porte frontalement atteinte à la valeur émancipatrice du livre, de l'écrit en général, en restreignant l'exercice autonome de la pensée et en ne laissant subsister que celle qui peut être en accord avec la politique de la Convention. Saint-Just en fournit les motifs dans cette déclaration étonnante et grosse de menaces pour la République même. « Ce qui constitue une république, c'est la destruction, de tout ce qui lui est opposé ». Le maître de lecture que souhaitent Condorcet et d'autres, en préconisant la sélection et la limitation de l'écrit, peut se dénaturer en maître à penser.

Spéculation condamnée

L'ambiguïté du statut du livre émancipateur se manifeste également sous un autre aspect. Conçu comme instrument d'émancipation car outil contre l'ignorance, l'usage du livre doit être, a priori, égalitaire : écoles et bibliothèques sont en effet ouvertes à tous. Mais, là encore, le soupçon surgit, puisque le livre ne prend pas toujours place du côté de l'égalité mais aussi du côté - et c'est paradoxal - de l'aristrocatie : non plus celle de la naissance, balayée avec l'Ancien Régime, mais celle du savoir. Le livre, en apparaissant comme signe de distinction, perd simultanément les attributs émancipatoires dont il était jusqu'alors doté. « Chabot disait qu'il n'aimait pas les savants, lui et ses complices avaient rendu ce mot synonyme à celui d'aristocrate. Lacroix voulait qu'un soldat pût aspirer à tous les grades sans savoir lire. Dumas disait qu'il fallait guillotiner tous les hommes d'esprit, il fallait crier dans les sections : défiez-vous de cet homme, car il a fait un livre » 16.

Le point de vue de Bouquier, membre de la Convention, dans son Rapport formant un plan général d'instruction publique du 22 frimaire an II (décembre 1793) est tout à fait révélateur des aventures de l'émancipation : le paradoxe se meut en contradiction: « A peine avez-vous posé sur les débris du trône du despotisme, et sur la tombe du dernier de nos tyrans, les bases du gouvernement démocratique, que le flambeau de la raison, de la philosophie, éclaire tous les points de la surface de la République, l'ignorance s'enfonce dans ses sombres cavernes, le fanatisme disparaît, l'erreur fuit devant la vérité... C'est par une fréquentation constamment soutenue, par une communication non interrompue d'idées que les esprits s'éclairent, que les âmes s'élèvent » 17. Et, contre toute attente, il poursuit : « Les Nations libres n'ont pas besoin d'une caste de savants spéculatifs, dont l'esprit voyage constamment par des sentiers perdus, dans la région des songes et des chimères. Les sciences de pure spéculation détachent de la société les individus qui les cultivent, et deviennent à la longue un poison qui mine, énerve et détruit les républiques » 18. Il ajoute au sujet de la création des écoles secondaires : « N'est-ce-pas vouloir organiser de nouveaux corps académiques, établir de nouveaux repaires de savants où les égoïstes spéculatifs puissent encore s'isoler impunément de la société et y nourrir l'aristocratie pédagogique tout aussi funeste que celle du pouvoir arbitraire de la naissance et des richesses ? » 19.

Si l'échange, « la communication non interrompue d'idées », la libre discussion entre les hommes contribuent à l'extinction de l'ignorance, il ne peut s'agir, dans cette perspective, que d'échanges collectifs de nature généreuse, fraternelle, en un mot sans-culotte. Effectivement, les pratiques de lecture des sans-culottes, telles que les rapporte Soboul 20, sont généralement collectives. Affiches et journaux sont lus par un seul, commentés sous le contrôle de tous; autour des lecteurs publics se massent passants et compagnons de travail; les lectures-commentaires occupent une grande partie des assemblées de sections.

La pensée spéculative est condamnée au motif de l'égoïsme. Les lectures risquent de « détacher de la société les individus qui les cultivent »; les qualités jusque-là reconnues au livre peuvent porter atteinte à la cohésion même de la communauté qui était censée en bénéficier. En conséquence, la position favorable à l'autodidacte rejette la lecture isolée, source possible d'aristocratie, et tend à privilégier, dans l'opposition écrit/prédication orale qui, selon Michelet, définit la différence entre Girondins et Montagnards, la communication orale.

Se pose alors la question de savoir quels sont les livres susceptibles d'être lus, ceux qui ne refléteront pas les travaux d'égoïstes spéculatifs. Qui distinguera, encore à ce niveau, les bons des mauvais ? Le lecteur lui-même, ou un maître qui ne sera plus le livre lui-même tel qu'il apparaissait dans une vision spontanément émancipatoire ? Romme propose que des « hommes laborieux et instruits » - on ne sait de quelle façon - se chargent de cette tâche. « Des bibliothèques nombreuses, où la raison et la sottise, la philosophie et le préjugé, la vérité et le mensonge reposent confondus, attendent que des hommes laborieux et instruits débrouillent le chaos où elle se trouve et séparent le bon, le nécessaire, du mauvais et du superflu. Leur mauvaise répartition sur le sol de France et leur mauvais régime les ont rendues souvent inutiles et ont dérobé à la France la connaissance des ouvrages précieux qu'elles renferment » 21.

Urbain Domergue, nommé chef de la biblio-. graphie le 2 novembre 1792 par le comité d'instruction publique de la Convention, s'exprime de façon plus brutale encore, insistant sur l'extrême nécessité d'épurer les fonds de livres : « Portons le scalpel dans nos vastes dépôts de livres et coupons tous les membres gangrenés du corps bibliographique... Nous envoyons justement à l'échafaud tout auteur ou complice de contre-révolution. Nos bibliothèques ont aussi leurs contre-révolutionnaires; je vote leur déportation » 22.

Les livres constituent un corps qu'il faut amputer pour éviter une contamination générale, tout comme le corps social se constitue en un nouveau corps duquel ont été arrachés les portions nuisibles : le roi mis à mort, les suspects condamnés. Le poids du livre est considérable pour provoquer des personnifications aussi fréquentes : le sans-culotte est conservé, le contre-révolutionnaire - ou celui jugé comme tel - est éliminé.

A la vision d'émancipation, en fait d'auto-émancipation, engendrée par les livres et conduisant au développement de la libre pensée de ceux qui en étaient exclus - le peuple -, se substitue ici une vision d'émancipation par en haut, ou bien par l'extériorité du maître à qui il revient la tâche de prescrire les bons livres.

Anciens et Barbares

Parallèlement, la tentative de régénération qui parcourt la Révolution exige et vise à susciter tout à la fois un homme nouveau qui doit s'affranchir du passé empli de préjugés. Subsiste la nécessité de ne conserver de la tradition que ce qui peut être indispensable pour l'accouchement du futur.

L'effort extrême tendu vers la régénération devient alors un des fondements du vandalisme révolutionnaire. A l'origine de ce phénomène, le décret du 9 octobre 1793 ordonnant la suppression des emblèmes de la féodalité et de la royauté qui conduisit à des destructions relatives mais suffisantes pour que la Convention, dès le 23 octobre, décrète « qu'il est défendu d'enlever, de détruire, mutiler ni altérer en aucune manière, sous prétexte de faire disparaftre les signes de féodalité et de royauté, dans les bibliothèques... les livres imprimés ou manuscrits ».

Mais le vandalisme offre de multiples facettes que l'on ne saurait appréhender en se référant exclusivement aux décrets pris en octobre 1793 par la Convention 23. Ce fut, tout d'abord, le terme utilisé par les contre-révolutionnaires, dès 1789, qui voyaient dans l'action révolutionnaire, la venue des barbares, des vandales. A partir de 1793, le terme fut accolé d'abord aux Hébertistes accusés de vouloir faire périr la Révolution - ce qui conduisit Hébert à la guillotine -, puis, après Thermidor, au robespierrisme.

La question du vandalisme révèle au mieux la contradiction qui habite les acteurs révolutionnaires écartelés entre l'attachement à la tradition et les exigences de la Révolution. Les aspects intégrables de la tradition - lien avec l'humanité passée - seront parés des vertus de la Rome antique, tandis que ceux qui ne sont pas dignes de l'intégration seront rejetés dans le monde des vandales, des Goths. « On regardera, non comme courageux mais comme simple et raisonnable, de détruire tout à fait d'époque en époque une prodigieuse quantité d'ouvrages qui n'offriront plus rien, même à la curiosité, et qu'il serait puéril de vouloir encore conserver » 24.

L'esprit public

A l'évidence, le statut du livre, ou plus précisément les différents statuts, éventuellement contradictoires, qui lui sont reconnus ou imposés, résultent d'ambiguïtés dont l'esprit des Lumières est porteur. Les lumières ont constitué le ferment indispensable à l'émergence d'un espace public principalement occupé par les lettrés. Tocqueville montre bien, durant les dernières années de l'Ancien Régime, la collusion du monde des lettres et du monde politique qui apposera une empreinte indélébile sur le futur de la Révolution :

« Chaque passion publique se déguisa ainsi en philosophie, la vie politique fut violemment refoulée dans la littérature et les écrivains prenant en main la direction de l'opinion, se trouvèrent un moment tenir la place que les chefs de parti occupent d'ordinaire dans les pays libres ».

« Tous [les écrivains] pensent qu'il convient de substituer des règles simples et élémentaires, puisées dans la raison et dans la loi naturelle, aux coutumes compliquées et traditionelles qui régissent la société de leur temps » 25. Il s'agit, pour Habermas  26, « d'une subversion de la conscience publique littéraire, déjà dotée d'un public possédant ses propres institutions et plates-formes de discussions », conduisant à une transformation de la sphère publique nouvellement constituée, considérée alors comme la sauvegarde du peuple, qui permet à la critique de s'exercer contre le pouvoir d'Etat. Manifestement l'extension des Lumières, par l'usage public de la raison, ne concerne que le' savant, « c'est-à-dire celui qui, par ses écrits, s'adresse à l'ensemble du public qui lit » 27.

Cette analyse, antérieure à la Révolution, est approuvée par certains acteurs révolutionnaires chez qui l'on serait tenté de lire derrière barbares et esclaves, peuple et plèbe. Fouché l'exprima ainsi à la Convention en décembre 1793: « On dirait que nous allons retomber dans la barbarie de notre première origine; on dirait que nous ne voulons que la liberté du sauvage qui ne voit dans la Révolution que le plaisir stérile de bouleverser le monde et non le moyen de l'ordonner, de le rendre plus libre et plus heureux 28. Il poursuit : « Législateurs, que vous prescrit l'intérêt national ? C'est d'utiliser au plus tôt vos précieuses et immenses collections en les faisant servir à l'instruction de tous les citoyens 29 [...] Puisque les tyrans craignent les lumières, il en résulte la preuve incontestable qu'elles sont nécessaires aux républicains: la liberté est fille de la raison cultivée, et rien n'est plus contre-révolutionnaire que l'ignorance; on doit la haïr à l'égale de la royauté. Inscrivons donc s'il est possible sur tous les monuments, et gravons dans tous les cœurs cette sentence : les barbares et les esclaves détestent les sciences et détruisent les monuments des arts; les hommes libres les aiment et les conservent » 30.

A cela, il convient d'opposer les acclamations et l'enthousiasme suscité par l'institution d'une bibliothèque publique dans chaque district. L'adresse de l'administration du district d'Albi, à la Convention, en témoigne : « Citoyens représentants, rendre les bibliothèques publiques, c'est propager l'esprit public; propager l'esprit public, c'est dissiper les nuages ténébreux, malfaisants et perfides du fanatisme » 31.

Les buts avoués sont les mêmes, mais les acteurs qui les avouent sont différents. La période révolutionnaire, aux yeux de certains acteurs, a fait surgir des vandales, des Goths qui recréent l'obscurité, nouvelle, que les Lumières avaient vaincue. L'affrontement est terrible. L'accession à l'esprit public, revendiquée par tous, ne peut pas se soumettre au maître patient que serait le livre, selon l'axiome des Lumières, sans envisager la question kantienne, puisque le maître, par nature, n'a pas vocation à émanciper. La période révolutionnaire, en permettant à la sphère publique plébéïenne de s'exprimer, de façon restreinte, inaugura la voie qui sera suivie, de manière souvent souterraine dans les décennies suivantes.

« On n'a plus à dire à l'humanité qu'elle ne doil ni lire, ni penser » 32. Cette affirmation de Paine donne sens au bouleversement total qu'est la Révolution, accession aussi à lecture, à la communication de la pensée, à la pensée, fondations solides sur lesquelles établir la démocratie.

avril 1989

  1. (retour)↑  Louis Sébastien MERCIER, Notions claires sur les gouvernements, Amsterdam, 1787, p. 6.
  2. (retour)↑  Emmanuel KANT, Réponse à la question : qu'est-ce que les Lumières ?
  3. (retour)↑  Catherine KINTZLER, Condorcet : l'instruction publique et la naissance du citoyen, Le Sycomore, 1984.
  4. (retour)↑  François FURET, Jacques OZOUF, Lire et écrire, Ed. de Minuit, 1977. t. 1, p. 97.
  5. (retour)↑  Extrait du Plan d'éducation nationale. Bronislav BACZKO, Une éducation pour la démocratie : textes et projets de l'époque révolutionnaire, Garnier, 1982, p. 348. (Le projet de Lepeletier de St-Fargeau - assassiné le 20 janvier 1793 - fut présenté à la Convention en juillet suivant par Robespierre).
  6. (retour)↑  Rapport et projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction pubhque présentés à l'Assemblée nationale au nom du Comité d'instruction publique, les 20 et 21 avril 1792. Cité par Bronislav BACZKO, op. cit.
  7. (retour)↑  Bronislav BACZKO, op. cit., p. 183.
  8. (retour)↑  Ibid., p. 185.
  9. (retour)↑  Cité par Françoise PARENT, Histoire générale de l'édition, Promodis, 1984, t. 2, p. 606.
  10. (retour)↑  SAINT-JUST, L'Esprit de la Révolution, UGE, 1963, p. 98.
  11. (retour)↑  Voir Pierre RIBERETTE. Les bibliothèques françaises pendant la Révolution: 1789-1795, Bibliothèque nationale, 1970.
  12. (retour)↑  Abbé GRÉGOIRE, Œuvres, EDHIS, KTO press, 1977, t. 2, p. 204.
  13. (retour)↑  Bronislav BACZKO, op. cit., p. 220.
  14. (retour)↑  Ibid., p. 186.
  15. (retour)↑  Le Vieux Cordelier, n° 7, mars 1794, éd. par Pierre PACHET, Belin, 1987, p. 129.
  16. (retour)↑  Cité, avec exagération, par GRÉGOIRE, Rapport sur les destructions opérées par la vandalisme, août 1794, op. cit., p.266-267.
  17. (retour)↑  Les Sans-culottes parisiens de l'an II, Le Seuil, 1968.
  18. (retour)↑  Cité par Bronislav BACZKO, op. cit., p. 423.
  19. (retour)↑  Cité par Catherine KINTZLER, op. cit., p. 232.
  20. (retour)↑  Cité par Bronislav BACZKO, op. cit., p. 422.
  21. (retour)↑  Charles G. ROMME, Rapport sur l'instruction publique, du 20 décembre 1792, cité par Bronislav BACZKO, op. cit., p. 271.
  22. (retour)↑  Pierre RIBERETTE, op. cit., p. 46.
  23. (retour)↑  Charles G. ROMME, député à la Convention, dans son rapport du début 1793, dévoile nettement la contradiction qui l'habite, si l'on se souvient des positions qu'il avait adoptées un an plus tôt (cf. ci-dessus), et qui est partagée, en particulier, par Bouquier. « Les écrivains les plus énergiques tout en sacrifiant aux préjugés par les formes ont proclamé des vérités hardies à qui nous devons la révolution... brûler aujourd'hui leurs ouvrages pour ce qu'ils contiennent de mauvais, ce serait souiller notre Révolution et appeler sur nous le mépris de tous les peuples ». Rapport fait par Charles G. ROMME au nom du Comité d'instruction publique sur les abus qui se commettent dans l'exécution du 18 du premier mois relatif aux emblèmes de la féodalité et de la royauté, fait à la séance du 3 du deuxième mois, cité par Bronislav BACZKO, Lumières de l'utopie, Payot, 1978, p. 375.
  24. (retour)↑  TALLEYRAND, cité par Bronislav BACZKO, Une éducation pour la démocratie, p. 143.
  25. (retour)↑  TOCQUEVILLE, L'Ancien Régime et la Révolution, Livre III, chap. 1.
  26. (retour)↑  L'espace public, Payot, 1978, p. 161.
  27. (retour)↑  Emmanuel KANT, « Réponse à la question : Qu'est-ce que les Lumières ? », in Œuvres philosophiques, Gallimard, 1985, t. 2, p. 211.
  28. (retour)↑  Cité par Bronislav BACZKO, Commet sortir de la Terreur ?, Gallimard, 1989, p. 267.
  29. (retour)↑  GRÉGOIRE, op. cit., p. 271.
  30. (retour)↑  Ibid., p. 278.
  31. (retour)↑  Cité par Pierre RIBERETTE, op. cit., p. 52.
  32. (retour)↑  Edward P. THOMPSON, La formation de la classe ouvrière anglaise, Gallimard, Le Seuil, 1988, p. 93.