Histoire et pouvoirs de l'écrit.

par Louis Desgraves

Henri-Jean Martin

Paris : Librairie académique Perrin, 1988. - 518 p. ; 24 cm. - (Collection Histoire et décadence)
ISBN 2-262-006-16-4

Il y a trente ans, en 1958, Henri-Jean Martin publiait, avec Lucien Febvre, dans la collection l'Evolution de l'humanité, l'Apparition du livre, véritable somme encourageant les spécialistes de l'histoire du livre et rassemblant bientôt, autour de lui, une pléiade d'amis, d'élèves et de disciples qui donnaient une impulsion nouvelle et des directions neuves aux recherches et aux études sur l'histoire du livre. Plusieurs ouvrages jalonnent cette fructueuse carrière et marquent les étapes des progrès réalisés dans ce domaine, au cours de ces trente dernières années : tout d'abord, la publication, en 1969, de l'ouvrage Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle (1598-1701), devenu un classique, et qui en est à sa troisième édition en attendant d'être traduit en anglais, puis la parution, sous sa direction et celle de Roger Chartier et de Jean-Pierre Vivet des quatre volumes de l'Histoire de l'édition française, enfin l'édition, en 1987, d'un choix d'articles sous le titre Le Livre français sous l'Ancien Régime.

Maître incontesté de l'histoire du livre en France, ayant acquis par ses travaux une notoriété internationale, Henri-Jean Martin, qui ne cesse de réfléchir aux problèmes posés par l'histoire du livre dans le passé comme dans le présent, en particulier face aux nouveaux médias auxquels est confronté l'imprimé, nous devait ce nouvel ouvrage. Histoire et pouvoirs de l'écrit, qu'il méditait depuis plusieurs années. Vaste et ambitieuse synthèse nourrie des études les plus solides, ce volume est tout à la fois : l'histoire de l'écriture depuis ses origines, l'histoire de la diffusion de l'écrit et de son rôle dans l'évolution des sociétés et l'histoire de ses pouvoirs, désormais remis en cause par la révolution électronique ; celle-ci menace, en effet, pour le meilleur ou pour le pire - seul l'avenir le dira - le règne et l'empire du livre conquérant.

Voyage dans l'écriture

Comment résumer, sans la trahir, tant en est riche la matière, cette « exploration de la totalité de l'Histoire », pour reprendre l'expression de Pierre Chaunu dans sa préface ? Henri-Jean Martin nous conduit, en effet, en un voyage où se fondent l'espace et le temps, de l'ancienne Mésopotamie à l'Occident industrialisé, en passant par l'Antiquité classique, le Moyen Age européen, la Renaissance et l'Humanisme, les Lumières, pour aboutir à l'époque contemporaine. Nous assistons ainsi, sur une période d'environ 5000 ans, tout d'abord à la naissance de l'écriture, à l'étude de ses différents supports, de la table d'argile au codex, en passant par le papyrus, ensuite à l'interpénétration des cultures orales et écrites, puis à la mort de la culture écrite sous le choc des invasions barbares et à sa lente résurrection, pour arriver, enfin, à l'invention de l'imprimerie en Occident, voici plus de quatre siècles sur les bords du Rhin. Pendant ces quatre siècles, le livre domine et règne, amenant la constitution d'un marché européen dont les centres d'activité se déplacent et se situent, selon les époques, à Paris, Lyon, Venise, Anvers, Amsterdam et Londres, sans toutefois négliger, dès le XVIIe siècle, la production des presses de l'Amérique espagnole et portugaise.

Le livre et l'avenir

Les métiers du livre (libraires, imprimeurs, éditeurs) évoluent, eux aussi, de l'entreprise artisanale des débuts de l'imprimerie, aux entreprises commerciales, dont les Plantin d'Anvers constituent un des modèles d'organisation de la production, de la diffusion et du commerce du livre sous toutes ses formes - de l'affiche et du placard au pamphlet politique ou religieux, des gros infolio aux livres élégants des Elzevir, ancêtres de nos livres de poche. Ne sont pas oubliées non plus les influences multiples du livre sur la société et sur le comportement intellectuel, qui se caractérisent d'abord par l'apprentissage de la lecture par des couches de plus en plus importantes de la population, ensuite par l'accès au livre grâce à l'ouverture au public, dès le début du XVIIe siècle, des bibliothèques ecclésiastiques, de celles des ministres et des princes, et la réalisation, à la veille de la Révolution de 1789 en France, d'une ébauche de réseau de bibliothèques publiques.

Au XIXe siècle, l'ère industrielle est marquée par l'augmentation des tirages, par la diffusion de plus en plus large des quotidiens, modifiant les rapports entre auteurs et éditeurs, mais aussi entre auteurs et lecteurs pour aboutir, à la fin du XIXe siècle, à la conquête du monde par l'industrie typographique.

La dernière partie, intitulée « Au-delà de l'écrit », a été rédigée en commun par Bruno Delmas, professeur à l'Ecole nationale des Chartes, et par Henri-Jean Martin. Elle est un tableau lucide de la situation actuelle de l'imprimé face aux développements des nouveaux médias et à la « marée blanche » du papier. Tout en se demandant si « tout le système symbolique élaboré principalement au cours du millénaire écoulé », ne se retrouve pas mis en question par le triomphe de l'audiovisuel, l'ouvrage s'achève sur des considérations nuancées, soulignant que « le progrès technique n'implique pas obligatoirement le rejet irréfléchi du passé ». En effet, « l'écrit joue sa partie à travers une machinerie de plus en plus puissante qui tend peut-être à en exagérer les défauts ».

Comment ne pas souscrire à cette conclusion en forme d'interrogation : « Le grand problème est de savoir s'il (le livre) pourra continuer à préserver ce qu'il représente d'achevé et de permanent, et aussi à garder sa force de pénétration en un univers de l'immédiat, dont les réactions sont désormais conditionnées par des moyens de communication plus puissants et plus brutaux ? »

Ces trop rapides notes de lecture ne donneront certainement qu'une idée bien imparfaite de la richesse et de la densité d'un livre qu'il convient de relire et de méditer pour bien en saisir la nouveauté et l'intérêt. Signalons, enfin, que les notes placées à la fin de l'ouvrage permettent de reconstituer la bibliographie des études utilisées par l'auteur.