Espaces de la lecture
nouvelles stratégies de communication
Brigitte Richter
Théorisation des pratiques de mise en espace des collections : cette formule recouvre une stratégie de présentation globale qui va de l'agencement matériel (circulations, aménagements intérieurs, mobilier, implantation) au classement des ouvrages et à leur présentation sur les rayonnages (signalisation, logos). L'auteur défend la formule du classement par centres d'intérêt qui permet de " placer le livre là où le lecteur s'attend à le trouver "; ce classement rassemble des documents de toutes sortes (imprimés et audiovisuels) traitant d'un même sujet, au lieu de les éclater par disciplines et par types de documents.
Theory of collection arrangement practices: this concept applies to an overall presentation, from the physical equipment (circulations, inside fitting, furniture, site) to the book classification and arrangement on the shelves (signs, logotypes). The author defends the classification by centre of interest which " places the book where the reader expects to find it "; this type of classification gathers all the documents (printed and audiovisual) dealing with the same subject instead of splitting them by topic and by type.
La classification par centres d'intérêt, récemment intronisée en France, serait, dit-on, la nouvelle panacée. En fait, Brigitte Richter ne pose pas la question en ces termes, mais en termes d'espace, de mobilier, de documents, de présentation, de classement. Toutes ces variables entrent en jeu dans le rapport du lecteur à la bibliothèque. D'où la nécessité de mettre en place une stratégie globale, celle de la mise en espace, où l'on voit que la classification par centres d'intérêt n'est qu'un maillon d'un dispositif de communication.
Depuis quelques années on s'interroge à juste titre sur la capacité de lire, et les travaux des pédagogues et des sociologues ont mis en relief des techniques et des comportements adaptés au problème de la lecturisation. Mais on reconnaît aujourd'hui que ces efforts ne peuvent conduire les liseurs vers les institutions de lecture que si l'image de marque des lieux qui les abritent est profondément modifiée. « En matière de culture, la manière d'offrir est indissociable de l'objet offert » écrit le sociologue Jean-Claude Passeron. C'est une remarque qu'il convient d'avoir présente à l'esprit si l'on ne veut pas que tous les efforts déployés pour familiariser les lecteurs avec les documents ne butent rapidement sur un obstacle incontournable qui continuerait d'exclure, au niveau de la mise en espace des documents, des lecteurs qui auraient acquis la capacité matérielle de lire et qui ne se reconnaîtraient pas dans l'environnement aménagé pour l'exercer. Comment faut-il aménager l'espace pour qu'il favorise la communication et de quelle manière la mise en espace des documents peut aider à les découvrir, les connaître et les utiliser.
Un espace pour communiquer
La mise en espace de l'offre de lecture part aujourd'hui du constat que le lieu de cette lecture est marqué symboliquement dans sa perception sociale et culturelle.
Il reste perçu comme le lieu privilégié de la culture légitime et de l'accession au savoir, le lieu de la documentation nécessaire à la réussite scolaire, le lieu également d'une certaine confidentialité de ces pratiques que l'on répugnerait à voir vulgarisées, puisqu'elles peuvent assurer une supériorité intellectuelle. La bibliothèque propose encore des modes d'accès qui doivent être appris et qui sont intimement liés au cursus scolaire et universitaire. Ces modes et les techniques qui s'y rattachent satisfont en général les lecteurs des classes moyennes qui émergent assez nettement des statistiques nationales en tant que principaux utilisateurs des bibliothèques.
A l'inverse, on constate que l'espace de lecture n'est pas assimilable quand le livre n'est pas la référence culturelle du milieu. L'« étrangeté » du lieu, son langage, ses codes et même, hélas ! ses contenus, tiennent à distance. Et cette distance est parfois voulue par le bibliothécaire pour ne pas vulgariser trop facilement un patrimoine dont il estime qu'il se gagne par l'effort: la culture se mérite ! Au pire, les codes utilisés par la bibliothèque sont sans effet sur une partie du public potentiel qui s'en désintéresse ou les refuse comme les témoins et responsables de sa honte culturelle.
Il doit exister une stratégie véritable dans l'aménagement de l'espace. La manière dont on dispose les mobiliers, le choix de ces mobiliers, la succession des collections dans un ordre conventionnel ou différent, le regroupement ou la séparation des différentes sortes de documents, les sollicitations à s'arrêter ou à continuer, dans l'espace, les obstacles posés sur le passage des utilisateurs, sont autant de points de réflexion dans une démarche pédagogique pour que l'espace contribue à la découverte du livre.
Précisons cependant que la mise en espace de l'offre de lecture ne commence pas avec le choix des mobiliers, mais bien avant. Une présentation, dans laquelle les livres seraient essentiellement montrés par leur dos, se priverait de l'illustration de la couverture ou d'une invitation à feuilleter.
La mise en espace est donc indissociable de la promotion du livre. Elle doit pouvoir contribuer à mieux connaître et entrer dans l'objet-livre en accentuant son côté séducteur. Il doit donc exister des types de mobilier dévolus à cette promotion. Par ailleurs, une conception traditionnelle de la bibliothèque qui supposerait pour acquis de présenter les documents en distinguant obligatoirement leur support, faciliterait à coup sûr le travail du bibliothécaire, mais pas la recherche du lecteur. La mise en espace doit tendre à réaliser une synthèse des informations et des lectures disponibles dans l'équipement.
Une présentation intégrée
Ces informations et lectures sont contenues aussi bien dans les livres et les périodiques que dans les dossiers documentaires, dans les documents audiovisuels, dans les images imprimées et photographiques et dans tous les multimédias qui associent plusieurs supports. L'effort demandé à celui qui cherche de la documentation est grand : il doit analyser le contenu de sa question et en préciser les limites. S'il doit ensuite se déplacer dans la bibliothèque pour glaner à plusieurs endroits des informations de même nature sur des supports différents, il perdra du temps et manquera probablement une partie de la réponse. En tous les cas, c'est un redoublement de difficulté qu'on pourrait éviter.
Cette association de supports sera d'ailleurs très profitable au bibliothécaire en lui permettant de voir et de mesurer d'un coup d'oeil la totalité de la documentation dont il dispose sur un sujet, son actualité ou son obsolescence apparaissant mieux par la comparaison des supports qui révélera également les lacunes des fonds. Le choix d'une présentation qui intègre matériellement les différents supports appartient aujourd'hui à la notion de médiathèque. Cette présentation, tentée dans des bibliothèques de lecture publique, conditionne toute la présentation de l'espace et la définition des mobiliers à retenir. C'est donc la première étude à faire.
A cette étude il convient d'ajouter une réflexion sur l'utilisation de l'espace comme une aide à la découverte de la documentation, comme une aide à la lecture. L'implantation au sol des mobiliers contenant les collections définit la façon de chercher. Leur orientation, leur alignement, leur association, les surfaces de circulation qu'ils délimitent, les mobiliers secondaires qu'ils associent relèvent, dans la définition de l'architecture intérieure, de critères aussi précis que les études d'urbanisme et les plans de circulation des villes.
Les notions de routes, rues, croisements, places et jardins ne doivent pas être étrangères à l'aménagement de la bibliothèque. Et plus la surface d'aménagement est réduite, plus la précision du projet doit être grande. L'aménagement de l'espace reflète toujours le projet de lecture du bibliothécaire avec ses caractéristiques dominantes : surveiller son public, lui permettre d'être autonome, lui proposer des parcours labyrinthiques, le guider d'un bout à l'autre, mettre des obstacles sur ses chemins familiers pour qu'il les contourne ou les utilise, l'inviter à se taire, lui permettre de parler sans gêner les autres, voici des dominantes parmi les plus courantes.
Mais l'aménagement de l'espace ne peut pas proposer un cheminement unique, comme on le fait pour une exposition qui n'aurait qu'un sens de lecture. L'espace de lecture a plusieurs sens et plusieurs vitesses de lecture. L'orientation et la signalisation contribuent à changer cette vitesse, ainsi que tous les mobiliers secondaires : un fauteuil pour lire détendu ou se reposer, une table pour prendre des notes, une tablette pour feuilleter, un bac où fouiller presque au hasard, une console ou un pupitre pour consultation rapide, pour ne citer que des mobiliers assez classiques. A chaque fonction du projet de lecture correspond un mobilier, pour se distraire, chercher, se documenter, s'informer, rencontrer les autres.
Au centre des collections
Pour toutes ces raisons, l'espace doit permettre de rencontrer les autres lecteurs, car le dialogue avec les autres et leur présence peuvent être une stimulation dans le choix des livres. On prévoira donc des endroits aménagés pour se parler. Mais la bibliothèque doit permettre aussi de disposer de coins d'intimité où l'on puisse exercer l'activité d'écriture, ou toute activité ludique favorisant l'attention et la concentration. Cette intimité est aussi nécessaire pour choisir ou lire sur place certains types d'ouvrages.
Il va sans dire que ces espaces doivent permettre d'accéder librement aux livres et aux autres documents qui l'accompagnent, le complètent ou le remplacent. Mais cette liberté est d'un exercice complexe. Grande est en effet la tentation d'associer la liberté d'accès, et donc de choix, à la quantité de l'offre. Et d'imaginer que plus on offre de documents, plus grand est le choix et donc plus libre est le lecteur et meilleur sera son choix. C'est oublier que le livre n'est pas un objet isolable au milieu d'une foule d'autres livres. On le choisit par comparaison aux autres. S'il y en a trop, s'il n'y en a pas suffisamment, la comparaison sera tout aussi difficile à faire. La présentation des collections sur les mobiliers et dans l'espace doit permettre, au premier coup d'oeil, d'isoler des ensembles restant perceptibles à l'individu. Le nombre global de documents participe à cette perception tout autant que le volume qui le contient. Dans chaque secteur de l'espace, ce n'est plus en mètres linéaires qu'il faudra compter mais en volumes et capacités volumétriques.
La mise en espace des collections doit mettre le lecteur au centre des collections. Cela signifie que l'ampleur de chaque secteur documentaire devrait tenir dans le champ de vision du lecteur pour être toujours perçu dans son intégralité. Il faut savoir renoncer à l'alignement du mobilier qui offre trop de points de fuite et ne permet pas de repérage; voyez la triste ressemblance de certaines façades d'immeubles où l'on ne parvient pas à situer son propre appartement. Il faut également renoncer à placer les documents d'un même secteur devant et derrière le lecteur, ou encore en recto et en verso d'un rayonnage. Ces manières classiques de disposer les collections n'ont en général pas d'autre souci que de loger la plus grande quantité possible au détriment de la lisibilité de l'espace. On en vient alors à développer une signalisation surabondante qui permette de relancer le lecteur vers une autre direction alors que l'organisation des collections sur les meubles le fait souvent revenir en arrière, sur ses propres pas. La mise en espace des collections devrait éviter de transformer la bibliothèque en salle des pas perdus. La signalisation aurait alors une fonction plus dynamique que celle de repêcher les égarés pour leur offrir une chance d'avancer dans les lieux.
Une bonne signalisation doit créer à la fois des repères et des réflexes dans le comportement du lecteur. Au stade des repères, les formes et les couleurs sont plus importantes que les textes, et des codes sont à inventer qui parlent clairement à tous. On a souvent insisté sur la nécessité de logogrammes ou d'idéogrammes traduisant le classement des collections. Les images concrètes sont de meilleurs repères que des logos trop abstraits. Elles ont plus de force et d'évidence quand elles parviennent à s'ajuster parfaitement au contenu de chaque secteur documentaire.
C'est à cette occasion, en particulier, qu'on s'aperçoit que de nombreuses classes des classifications décimales ne peuvent être exprimées par une image, un idéogramme, car elles regroupent artificiellement des notions qui devraient avoir chacune leur idéogramme pour être perceptibles, par exemple : les Beaux-Arts qui regroupent les arts classiques, l'architecture, les métiers d'art et les sports.
Les couleurs sont des repères moins élaborés, mais très utiles pour l'orientation dans l'espace. C'est surtout un système de correspondances qui doit être mis au point entre les idéogrammes, la couleur des mobiliers, celle des sols et des murs et l'étiquetage des collections. Le repère engendre alors le réflexe. Mais il n'est pas mauvais non plus de prévoir un guidage à l'intérieur de la collection pour orienter d'un secteur vers un autre. Pourtant, il sera mieux de marquer la correspondance entre deux secteurs en les situant dans la même proximité spatiale. Le lecteur passera alors naturellement de l'un à l'autre sans revenir sur ses pas : de l'étude d'une langue à sa littérature, de la politique à l'histoire, de l'économie à la géographie humaine. Ceci nécessite de définir précisément une certaine stratégie documentaire. On ne placera pas au hasard les secteurs documentaires dans l'espace. On ne les placera pas non plus en suivant obligatoirement le plan de la classification. Ici, les stratégies peuvent être multiples et variables, car aucune installation ne doit être figée.
Mise en espace des informations
La manière dont les secteurs sont découverts par le lecteur dans son cheminement peut influer durablement sur son comportement.
L'image que donne la bibliothèque dès l'entrée peut être défavorable ou encourageante, la première tonalité étant souvent irréversible. Si la première approche est celle d'une salle de travail où tables et chaises sont rangées en lignes sous l'oeil attentif du bibliothécaire, l'effet de contrainte sera plus fort que si l'on découvre un petit salon de lecture ou de discussion offrant des bandes dessinées, des magazines de détente et des livres de poche. La création de « coins d'appel » n'est donc pas à négliger pour donner l'impression au lecteur que sa démarche est plus volontaire et libre que dictée par la nécessité scolaire. De tels « coins d'appel » peuvent être répétés, qui aideront à capter l'attention du lecteur distrait ou égaré, et à le conduire sans violence, vers certains circuits où l'on souhaite qu'il passe.
Le symbolisme du mobilier se révélera alors comme un fait avec lequel il faudra compter. Sa structure (forme, matériaux, couleur), sa fonctionnalité, son aspect décoratif, son encombrement contiennent des connotations qu'on ne peut éviter. Il faudra souvent imaginer des installations différentes selon les coins à créer pour que le mobilier s'adapte aux collections et non pas le contraire. Il faudra parfois inventer ou rechercher un mobilier, hors des catalogues souvent très conventionnels des fabricants. Une des procédures possibles consiste à s'imaginer soi-même comme lecteur dans les lieux qu'on installe et à se demander combien de temps on aimerait y passer, dans quelles postures on souhaite lire ou travailler, dans quel décor on se sentira le plus à l'aise.
Mais, dans cette mise en espace des informations, le plus important reste le classement même des collections:
Classifications en question
C'est le désir de rendre le lecteur tout à fait autonome dans ses déplacements qui a fait adopter l'accès libre aux rayons; en revanche, les classifications décimales adoptées pour organiser les collections vont souvent à l'encontre de cette démarche pour plusieurs raisons. Ces classifications ont un schéma calqué sur les disciplines de l'enseignement et sont en même temps encyclopédiques. La notion de pluridisciplinarité est donc très difficile à situer. Le développement de notions ou de disciplines nouvelles doit s'intégrer au cadre existant figé et très étroit des 10 classes. Cette intégration se pratique en subdivisant les indices existants, pour aboutir à des notations excessivement longues et difficiles à lire.
Même si l'on veut bien considérer qu'il y a une différence notable entre l'indice servant à indexer un sujet pour élaborer un catalogue et la cote servant à ranger le livre en rayon, cote pouvant être abrégée grâce au même schéma décimal simplifié, il n'en demeure pas moins que ce point de repère est un code savant qui nécessite un apprentissage et le recours constant à l'index des sujets qui accompagne les tables de la classification. Pour éviter au lecteur de se référer sans cesse à cet index, on élabore une signalisation sur les meubles eux-mêmes, en pensant de bonne foi faciliter son approche. Mais ce guidage est une simple traduction des indices par des mots; et les mots employés, sortis directement des tables de classification sont parfois loin d'appartenir au langage de tout le monde : le langage de la signalisation peut aider à participer ou tenir à distance, selon les choix. Le guidage ne donne jamais une vue d'ensemble sur le plan de classement et ne prend pas en compte la dispersion des ouvrages traitant d'un même sujet selon le point de vue sous lequel il est traité.
Par exemple, pour guider le lecteur vers le sujet « automobile » qui est traité du point de vue technique, de la compétition, du droit et de l'assurance, de la santé, de la pollution, etc., on ajoutera à une signalisation-traduction, une signalisation-orientation, telle qu'on l'élabore dans les catalogues. Cette surcharge d'informations destinées au lecteur montre bien que les classifications décimales fonctionnent par rapport à la complexité des collections et non par rapport aux besoins des lecteurs et à leurs manières de chercher. On s'accorde aujourd'hui à reconnaître que, pour un même lecteur, il existe plusieurs démarches possibles dans une bibliothèque.
Si le lecteur cherche un document précis, il devra apprendre l'utilisation des catalogues qui lui diront si l'ouvrage figure ou non dans la collection et à quel endroit on l'a rangé. Il cherchera par le nom de l'auteur, le titre de l'ouvrage, le mot-sujet. Il ne cherchera pas directement en rayon, et le sens de la cote qu'il note au bout de sa recherche lui importe peu: c'est un simple numéro dans un plan de localisation.
Une double exclusion
Quant au lecteur qui n'a pas un plan de lecture défini, il va venir prendre des idées de lecture, découvrir un sujet en se promenant dans les rayons, en « butinant ». Dans ce cas, le classement doit correspondre à la façon de chercher des lecteurs, en tenant compte du fait qu'ils n'obéissent pas totalement au hasard. Ils viennent avec une idée de quelque chose à lire qui corresponde au mieux à leurs centres d'intérêt. Sur leur chemin, ils doivent trouver des repères concrets : regarder les couvertures, les résumés, les illustrations des livres, leur composition, leur environnement extérieur et découvrir éventuellement autre chose.
A ces deux types de démarche, la bibliothèque doit répondre. En général, elle valorise la première, c'est-à-dire « une stratégie de la documentation et de l'information au service de la formation ». Or, souvent, des lecteurs n'ont pas acquis cette capacité, et ils utilisent le rayon comme outil de recherche. Cette attitude les exclut de façon parfois définitive, aussi bien de la lecture de documentation que de la lecture d'évasion. A cette double exclusion, le classement par centres d'intérêt s'efforce de répondre, sans pour autant pénaliser les lecteurs déjà habitués à l'utilisation du catalogue. Ce classement fonctionne d'ailleurs sans exclusive, puisqu'il peut cohabiter facilement pour des disciplines ayant une cohérence interne, avec des morceaux extraits des classifications décimales. La règle de ce classement est de placer le livre là où le lecteur s'attend à le trouver. Mais sa pratique relève davantage d'une subjectivité collective qu'individuelle en définissant des centres d'intérêt communs ayant une certaine permanence ou une certaine durée. Bien sûr, la mode, l'actualité, les intérêts locaux introduisent une nécessaire modification du cadre de classement pour s'adapter, selon les périodes, à des phénomènes nouveaux. Dans tous les cas, le centre d'intérêt obéit à des règles :
1. Il est plus petit qu'une classe décimale pour tenir dans le champ de vision du lecteur.
2. Il rassemble les livres traitant d'un même sujet sous des points de vue différents.
3. Il est organisé pour maintenir l'ordre dans les collections par un système de notation simplifiée.
4. Il rassemble des documents sur plusieurs supports.
5. Le nombre de centres d'intérêt est proportionnel à l'importance de la collection.
6. Le centre d'intérêt naît et meurt avec l'intérêt. En outre, il peut mêler ce que l'on sépare habituellement, la fiction et le documentaire, dans le souci d'une présentation plus synthétique par thèmes de recherche : par exemple, intégrer des romans historiques à l'histoire; des romans sur la discrimination raciale avec les livres traitant du racisme; des romans de montagne avec l'alpinisme, etc.
Un décloisonnement
On voit alors pourquoi ce classement permet un mélange des lecteurs par niveau de formation en évitant le cloisonnement traditionnel par difficulté d'accès. Certaines bibliothèques annexes traduisent ce décloisonnement en intégrant, chaque fois que possible, les livres pour les enfants et les livres pour les adultes. Cette intégration peut être réalisée dans des secteurs comme la nature, les animaux, les travaux manuels, les techniques et certaines sciences, par exemple. Ce classement fait en outre apparaître la bibliothèque, non comme le lieu où l'on acquiert un savoir purement intellectuel, attaché essentiellement à la formation, mais comme un lieu où l'intelligence pratique, la mémoire collective non écrite, les acquis sensibles et les témoignages sur les choses vécues ont une place d'égale importance avec les ouvrages de synthèse sur un sujet. Le savoir y côtoie le savoir-faire pour aider à réfléchir, à apprendre, mais aussi à savoir agir avec des livres, cette action concrétisant, ou prolongeant, ou sollicitant la capacité à imaginer et à inventer. Mais il y a plus, car le classement par centres d'intérêt facilite la mise en espace de toutes sortes d'informations qui ont à la fois un rapport avec l'écrit et un rapport avec la vie extérieure à la bibliothèque.
On ne saurait en effet concevoir la bibliothèque publique comme le lieu privilégié des seules informations culturelles. C'est ainsi qu'on imagine ces lieux quand on les considère du dehors. Mais aujourd'hui, elle doit être en prise directe sur les réalités extérieures et intégrer aussi les informations à caractère social et pratique qui complètent les documents, en prolongent la lecture, les font exister pleinement.
Cette mise en espace des informations venant de l'extérieur au milieu des collections n'est pas toujours simple à réaliser. Mais elle contribue à faire de la bibliothèque un lieu vivant, où la documentation éphémère sous forme de tracts, d'affiches, de brochures, a sa place à côté de la documentation traditionnelle. Et ceci donne à l'espace déjà connu un regain d'intérêt, les documents éphémères étant renouvelés : on a beau connaître les lieux, on les parcourt d'un oeil neuf car il y a toujours quelque chose de nouveau à regarder. A cette mise en espace qui relie le document classique à l'actualité, aux grands événements, à la vie quotidienne, pourront participer les lecteurs eux-mêmes en versant l'information intéressante.
Un facteur de communication
Cette approche de la mise en espace des collections serait incomplète si l'on ne se demandait pas également comment l'organisation de l'espace peut renseigner un lecteur sur le contenu d'une lecture. Faciliter l'approche matérielle et intellectuelle est une chose; inciter à lire en est le prolongement logique. Si la mise en espace des collections vise à faciliter le cheminement du lecteur, à l'autonomiser, elle ne doit pas aboutir à l'isoler et il doit pouvoir rencontrer dans l'espace les autres lecteurs et connaître leur point de vue sur leurs lectures.
Le bibliothécaire est un de ceux-là, privilégié certes, et ce privilège doit être mis au service de tous. La promotion des livres et de leurs contenus, des sujets intéressants, des auteurs nouveaux ou difficiles, doit sans cesse occuper l'espace. L'important est d'intégrer cette information à l'ensemble des collections, en la ventilant dans chacun des centres d'intérêt, et de ne pas en faire un secteur à part qui ne montrerait pas le lien naturel avec les autres écrits. Tout l'appareil critique dont dispose le professionnel, résumés, analyses, critiques, articles, doit pouvoir être utilisé pour commenter la présentation des collections : par affichage, en dossiers, dans les documents eux-mêmes. D'autre part, des formules d'incitation proposées par le bibliothécaire seront des obstacles dynamiques devant lesquels le lecteur potentiel s'arrêtera plus volontiers. Des rayons spécialisés ou des tables de promotion lui diront: nous avons lu pour vous, nous vous recommandons, voici la suggestion du mois, etc.
Enfin, la mise en espace des collections doit laisser suffisamment de place pour que des activités puissent animer le lieu où sont présentés les documents : la rencontre avec un auteur, la venue d'un éditeur, d'un illustrateur, d'un conteur, devraient être l'occasion d'amener à la bibliothèque des personnes qui s'en passent ou s'y rendent de façon épisodique. Ces activités ayant pour but de familiariser avec les documents, il serait dommage qu'elles se tiennent ailleurs faute d'un espace aménagé pour les accueillir et qui leur donne le caractère d'un événement agréable. Le centre d'intérêt est donc un espace qui peut, à la limite, fonctionner en autonomie, toutes informations et animations confondues et présentées dans ses limites.
La mise en espace des collections est devenue un des facteurs important de la communication à l'intérieur des bibliothèques, bien que ce soit un sujet d'intérêt plus récent que l'architecture extérieure. Il est nécessaire de s'interroger autant sur la perception psychologique des espaces culturels que sur les conditions de leur fonctionnement. La remise en cause des classifications décimales pourrait être une étape décisive à la condition qu'on n'y substitue pas de solutions figées. Les Anglais de bon nombre de bibliothèques publiques ont mis en pratique depuis plusieurs années des stratégies d'approche du livre différentes. Mais ils ne semblent pas avoir mené une réflexion aussi aboutie sur les aménagements intérieurs. Leur expérience, associée à la recherche française (celles de la Bibliothèque de Grenoble, de Fourmies, de la Médiathèque du Mans, de la BPI à Paris et d'autres à venir) devrait permettre de dégager de nouveaux critères pour capter et familiariser un nouveau public qu'on se préoccupe en même temps de former à la lecture. Ces deux préoccupations ne peuvent plus être traitées en parallèle : elles relèvent de la même démarche.
février 1989