« Books » émissaires
un siècle de censure en bibliothèques publiques
Isolé localement, en proie aux pressions des institutions municipales, des lecteurs, le bibliothécaire admet aujourd'hui pratiquer l'autocensure moins idéologique qu'institutionnelle. Retraçant l'histoire de la censure dans les bibliothèques publiques tout au long du XXe siècle, l'auteur montre que ces pratiques ont toujours existé, même si la notion de " mauvais livre " a sensiblement évolué dans son contenu comme dans son intitulé. Il y a eu, spécialement entre les deux guerres, des censures d'ordre politique, agissant par effet miroir ; il y a surtout des censures d'ordre moral, codifiées par la loi de 1949 et portant sur l'ensemble des publications. Ces pratiques sont induites par les représentations fausses que l'on a de la lecture ; elles tiennent aussi à la conception que peut avoir de son rôle le bibliothécaire lui-même,... ou son institution de tutelle.
Locally isolated, subject to the pressure of the municipalities and of the readers, the librarian admits now he practices a censure more institutional than ideological. After an historical survey of the censure in public libraries over the XXth century, the author demonstrates that these practices have always been existing, even if the idea of " bad book " has changed, in its content and in its title. Political censures were in use, especially between the two wars ; now moral censures, codified by the law of 1949, are applying to the whole publications. Such practices are induced by the wrong ideas existing about reading ; they also stem from the way librarians (or their parent institution) assess their role.
La censure existe dans les bibliothèques, cela n'est pas nouveau. Ce qui l'est, en revanche, c'est de voir ce sujet longtemps tabou porté sur la place publique. Les heurts souvent violents qui ont pu avoir lieu au cours des dernières années ont permis de mettre à jour, au-delà de la censure institutionnelle subie par les bibliothécaires, des pratiques d'autocensure, généralement occultées sous le terme de sélection 1.
Afin d'en savoir plus, le BBF est allé interviewer Marie Kuhlmann, sociologue, qui a étudié les différentes pratiques de censure mises en œuvre dans les bibliothèques publiques (municipales, sections enfantines et bibliothèques centrales de prêt) tout au long du XXe siècle 2
BBF. Quelle place l'autocensure occupe-t-elle dans les bibliothèques ? Comment expliquer sa présence ?
Marie Kuhlmann. La censure, ou l'autocensure, pratiquée dans les bibliothèques est un jeu social qui se joue à trois partenaires : les bibliothécaires, les élus locaux - représentant l'organisme de tutelle des bibliothèques municipales et des bibliothèques centrales de prêt - et les lecteurs, en fonction de stratégies et de pratiques plus ou moins maîtrisées. Démonter les processus par lesquels la bibliothèque, en tant qu'institution, engendre des pratiques de censure et conduit les différents acteurs à rentrer dans des rôles de censeurs ne signifie pas désigner des boucs émissaires, qui accompliraient des censures alors que l'ensemble du corps social n'en ferait pas. Au contraire, je crois que chacun, lorsqu'il est investi d'un rôle qui lui en donne la possibilité, commet à son tour des censures.
Les bibliothécaires reconnaissent, pour la plupart, pratiquer, de manière consciente et plus ou moins fréquente, une censure qui n'est ni idéologique ni philosophique, mais plutôt tactique, générée par l'institution elle-même : suivant une démarche relevant plutôt de l'autocensure que de la censure à proprement parler, ils rejettent un ouvrage ou une publication non pas en fonction d'a priori personnels, mais en fonction de ce que les lecteurs ou le pouvoir local attendent d'eux - ou de ce qu'ils pensent qu'on attend d'eux, car il y a toujours une part de fantasmes dans ce processus. Les bibliothécaires vivent dans la hantise du conflit. Ces craintes - peur d'un conflit avec la municipalité, peur de se prononcer sur les pratiques de censure dans une enquête comme celle-ci - sont en fait révélatrices des pressions que subissent les bibliothécaires, surtout lorsqu'ils sont isolés localement.
BBF. Les associations professionnelles peuvent-elles intervenir dans certains cas ?
MK. Les associations professionnelles n'ont en réalité qu'un poids relativement faible par rapport aux institutions municipales. Je crois que cela explique en partie le corporatisme souvent reproché à la profession. Une profession n'est pas corporatiste indépendamment de facteurs bien précis ; les bibliothécaires jouent chaque fois leur poste dans ces affaires de censure...
Il ne faudrait pas croire pour autant que tous les bibliothécaires abdiquent sous l'effet des différentes pressions dont ils sont l'objet, sans opposer aucune résistance. Certains s'opposent aux censures municipales en mobilisant l'opinion publique. Mais la bibliothèque, rouage de l'institution municipale, n'est pas et ne saurait être un lieu de contre-pouvoir ; c'est en ce sens que je disais au début que l'institution génère elle aussi cette attitude.
Les pratiques de censures en bibliothèques se manifestent très souvent par l'excès et la violence et il est assez curieux de remarquer que les bibliothèques, qui sont a priori des lieux de calme apparent, où les livres sont soigneusement rangés sur les étagères, cachent en réalité tout un univers de violence, qui est toujours prête à se déchaîner à propos des conceptions de ce qu'il faut, ou ne faut pas mettre sur les rayons et donner en lecture. En France, depuis la Seconde Guerre mondiale, on ne brûle plus les livres dans les bibliothèques, mais les esprits sont souvent prêts à s'enflammer.
BBF. Mais qu'est-ce qu'un « mauvais livre » ?
MK. En fait, les représentations du bon et du mauvais livre varient en fonction des époques données ; elles dépendent à la fois des influences dominantes d'une époque et des opinions idéologiques, philosophiques, esthétiques et morales du bibliothécaire ou de l'individu concerné. On peut dégager, à partir de ces différents facteurs, une évolution des modèles de représentations ; mais ce ne sont jamais que des tendances, qui s'incarnent différemment selon les individus.
Le spectre de l'adultère
Dans la première partie du siècle, pour la période qui va grosso modo jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, le mauvais livre, c'est d'abord celui que l'on met en « Enfer », parce qu'il n'est pas en conformité avec la morale de l'époque, et notamment avec la convention de silence qui entoure la sexualité pendant cette période ; c'est ce type de censure qui a fait l'objet du plus fort consensus entre les différentes tendances politiques du corps social.
Autre objet de censure : les romans, que certains bibliothécaires, pour ne pas dire la majorité d'entre eux, considèrent comme de mauvais goût. Ils craignent en fait que les romans ne détournent les usagers de lectures plus sérieuses et plus instructives, à savoir de la lecture savante, scientifique, vers laquelle on veut entraîner la majorité de la population. Si le roman contemporain - les oeuvres littéraires classiques ne sont bien sûr pas concernées -, populaire ou non, est frappé d'un véritable anathème, c'est donc dans un souci d'éducation. Peut-être peut-on y voir également un effet de l'esprit productiviste du XIXe siècle, qui valorise le domaine scientifique au détriment de l'imaginaire. Le roman risque d'entraîner le lecteur vers certaines rêveries...
BBF. Le lecteur, et particulièrement la lectrice... ?
MK.Nombreux sont les discours qui dénotent l'inquiétude des bibliothécaires et de tous ceux qui s'intéressent aux livres, à l'encontre des lectures des femmes - et des lectures romanesques en particulier -, qui pourraient inciter ces dernières à s'émanciper ; le spectre de l'adultère, mis en situation dans de nombreux romans de l'époque, ou celui de l'émancipation féminine, - La Garçonne en est l'exemple type 3 - hante particulièrement les esprits. A ces craintes masculines s'ajoute aussi la méfiance par rapport à la lecture, considérée en soi comme une émancipation, de même que tout accès à la connaissance...
BBF. On n'achète pas de romans ?
MK. Au début du siècle, on achète des oeuvres littéraires classiques et des essais critiques, mais peu de romans ; ceux-ci seront souvent étiquetés de pastilles indiquant le niveau moral qu'on leur accorde, du plus mauvais au meilleur. Cette attitude n'est cependant pas approuvée par tous les bibliothécaires : Eugène Morel, qui fut l'un des pionniers de la lecture publique en France, juge que cette politique éloigne en fait des bibliothèques les trois quarts des lecteurs 4. Le risque était jugé particulièrement grand dans le cas des bibliothèques dites populaires - à la différence des bibliothèques dites municipales, qui s'adressaient à la moyenne bourgeoisie et aux lettrés - lesquelles, pour attirer un peu plus de lecteurs, avaient fini par acheter des romans. Avec la lecture publique apparaît aussi le système consistant à donner un roman aux seuls lecteurs empruntant également un documentaire !
BBF. Et quelle était l'attitude adoptée vis-à-vis des autres lecteurs sans protection que sont enfants et adolescents ?
MK. Il faut d'abord rappeler que le démarrage des bibliothèques pour enfants en France est vraiment très récent et qu'il n'y en avait qu'un très petit nombre avant les années 60-70. Dans les quelque dix bibliothèques existant dans la première moitié du siècle règne un moralisme que nous jugerions aujourd'hui extrêmement étroit, lié à la conception de l'éducation qui règne alors dans l'ensemble du corps social. Pourtant ces bibliothèques, loin d'être rétrogrades, sont même plutôt en avance par rapport aux pratiques d'éducation répandues alors, dans la mesure où elles prônent une certaine autonomie des enfants. Les acquisitions font cependant l'objet de contrôles sévères ; à l'Heure joyeuse par exemple sont exclus les ouvrages comportant toute allusion, même discrète, à la sexualité, ou contenant des expressions argotiques,... ; sont écartées également les bandes dessinées de facture moderne comme Zig et Puce ou Tintin.
Cette censure de la part du bibliothécaire s'ajoute en fait à celle exercée en amont par les éditeurs : l'édition enfantine de cette époque est en effet composée soit de livres écrits spécialement pour les enfants et donc soigneusement censurés ou plutôt autocensurés, soit d'ouvrages dont on a retranché certains passages. On peut aisément mesurer le chemin parcouru depuis la Seconde Guerre mondiale, lorsqu'on observe que les critères de sélection mis en avant actuellement par les associations de moralité, pour les livres de jeunesse, sont en partie les mêmes que retenaient au début du siècle les bibliothèques les plus en pointe, impulsées par des socialistes, par des mouvements extrêmement modernistes pour l'époque. Il y a donc eu une évolution fantastique en quelques décennies !
La bataille du livre
Si l'ensemble de l'échiquier politique s'accordait sur la nécessité d'une censure morale, les antagonismes politiques n'en étaient pas moins forts. Certains courants politiques ont marqué les acquisitions dans les bibliothèques publiques : censure des livres antimilitaristes ou pacifistes par des bibliothécaires de droite ; censure, car il y a toujours une espèce d'effet miroir de la censure, des livres de guerre par des bibliothécaires sympathisants des courants pacifistes, proches des milieux communistes ou socialistes et extrêmement forts dans les années 1920-1930. Le même scénario devait se reproduire dans les années cinquante, dans le contexte de la guerre froide : tandis que les municipalités de droite censurent toutes les parutions communistes - qu'il s'agisse de publications en provenance des pays soviétiques, de la presse, des parutions des Editions sociales... -, le parti communiste engage ce qu'il a appelé les batailles du livre. Parmi les « bons livres » communistes figurent, bien sûr, les classiques marxistes et le roman n'a droit de cité que lorsqu'il est réaliste ou marxiste !
BBF. Les fonds de bibliothèques devaient être assez déséquilibrés !
MK. La littérature américaine est par exemple particulièrement touchée : les romans d'Ernest Hemingway, de John Dos Passos ou d'Henry Miller, les romans policiers, les bandes dessinées sont vraiment le sommet de l'« abjection »... c'est le terme employé ! Les directives du Parti n'étaient cependant pas toujours appliquées à la lettre dans les bibliothèques. Il faut d'ailleurs rappeler qu'à la même époque, nombre d'intellectuels français, toutes tendances politiques confondues, s'insurgent contre ce qu'ils estiment être une américanisation de la culture française, ce qui va aboutir au vote de la loi de 1949 sur les publications de la jeunesse, qui réprime l'apologie du « banditisme, du mensonge, du vol, de la paresse, de la lâcheté, de la haine, de la débauche et de tous les actes qualifiés de crimes et de délits, de nature à démoraliser l'enfance ou la jeunesse ». Cette loi, qui à l'origine vise principalement les bandes dessinées d'origine américaine ou copiées sur le modèle américain, ainsi que les romans photos et les romans policiers, est votée dans une sorte de consensus général et aboutit grâce à l'action conjuguée des communistes, de certains socialistes et de courants centristes chrétiens, notamment des milieux protestants. Pour des raisons différentes, tout le monde est critique par rapport au modèle américain, auquel on reproche, à droite comme à gauche, son matérialisme capitaliste, violent et pornographique. Il faut cependant préciser qu'une partie de la production incriminée était, outre-Atlantique, réservée aux adultes, alors qu'en France, les bandes dessinées étaient un genre déclassé et destiné à l'enfance.
BBF. Et qu'en est-il aujourd'hui ?
MK. Les bibliothécaires ne sont jamais touchés que par contrecoup par cette censure d'Etat, dans la mesure où, en tant que citoyens et responsables d'institution, ils n'ont le droit ni d'acquérir ni de diffuser les ouvrages interdits. Depuis que l'ordonnance du 23 décembre 1958 a étendu son empire aux « publications de toute nature », la loi de 1949 est appliquée indistinctement aux publications pour la jeunesse et à la production destinée aux adultes et garde une destination essentiellement morale, ainsi que le prouvent les différentes affaires de censure qui ont eu lieu ces dernières années à propos de publications pour adultes...
BBF. Il y a donc toujours aujourdhui un bon et un mauvais livre ?
MK. Cette terminologie de bon ou de mauvais livre, longtemps employée pour indiquer ce qu'il fallait lire, est aujourd'hui à peu près tombée en désuétude. Plutôt que ces termes à forte connotation morale, les bibliothécaires préfèrent maintenant recourir à d'autres critères, par exemple littéraires. On va ainsi qualifier les livres rejetés de littérature de gare, de sous-littérature ou de paralittérature ; on établira une distinction esthétique entre l'érotisme et la pornographie, qui est aussi une. distinction culturelle entre la culture cultivée et la culture populaire.
BBF. Cette attitude ne fait cependant pas l'unanimité dans la profession.
MK. Certains bibliothécaires essaient effectivement de proposer à leurs lecteurs un assortiment représentant toutes les tendances de la littérature, y compris la littérature populaire de type Duo ou Harlequin... Au-delà d'une simple satisfaction de la demande, cette démarche repose souvent sur une théorie qui veut que cette « paralittérature » amène les milieux populaires dans les bibliothèques et, surtout, permette de les diriger vers... on ne dira plus de « bons » livres, mais vers la littérature « de qualité ».
BBF. Le mauvais livre devient une passerelle d'embarquement vers le bon livre...
ME. Comme le disait Michel de Certeau 5, le lecteur est un braconnier, un voyageur, et l'on peut espérer que la présentation des livres en bibliothèque incite au voyage ; mais cela ne signifie pas que ce voyage-là se fera. Certaines recherches en sociologie 6 tendent à démontrer que ce processus ne fonctionne en réalité pas aussi bien que cela. Il y a des publics, des individus qui restent captifs de tel ou tel genre, et ce n'est pas parce qu'on va mettre « côte à côte » deux ouvrages considérés l'un comme de la littérature de qualité, l'autre comme de la sous-littérature, que les lecteurs vont passer de l'un à l'autre. Mais la culture n'est pas, fort heureusement, cloisonnée entre les différentes classes sociales d'une manière absolue.
BBF. En fait, censurer un ouvrage, c'est ne pas faire confiance au lecteur...
MK Oui, c'est craindre que le lecteur ne fasse une « mauvaise » lecture. On en revient aux représentations de ce qu'est la lecture, lesquelles, à mon avis, conditionnent beaucoup la censure. A partir du moment où l'on pense qu'il y a assimilation du lecteur à ses lectures - on se dit par exemple qu'une fiction développant beaucoup d'aspects violents va produire des assassins en puissance -, on va avoir tendance, surtout si l'on est investi d'une responsabilité politique, associative ou éducative quelconque, à censurer les livres. En fait, les réflexions de sociologues, de psychologues ou psychanalystes et d'historiens ne vont pas du tout dans le sens de cette idée, très répandue, mais que je trouve trop simpliste. Il y a, en réalité, une double interaction du texte sur le lecteur et du lecteur sur le texte, et l'on est en droit de penser qu'un livre qui paraît dangereux - prenons par exemple Mein Kampf - pourrait au contraire, s'il était lu par un vaste public, provoquer une réaction inverse d'opposition ou de méfiance ; avant la Seconde Guerre mondiale, une telle lecture aurait pu, en l'occurrence, être salutaire. En outre, le fait que tel livre ait pu influencer tel lecteur ne signifie pas qu'il va influencer tous les autres de la même manière. Je pense que la censure sera moins forte à partir du moment où l'on abandonnera ce type de représentation caricaturale de la lecture.
BBF. Est-ce à dire que les critères moraux sont en voie d'abandon ?
MK. En réalité, que ce soit derrière ces critères d'esthétique littéraire ou bien derrière d'autres critères parfois invoqués de sérieux scientifique - on reproche par exemple à certains ouvrages de bafouer la vérité historique ou bien de donner des « recettes » sur l'emploi de la drogue ou sur la manière de se suicider en douceur -, les problèmes éthiques sont toujours sous-jacents. Et, à mon avis, ils déterminent autant la censure que les critères esthétiques ou scientifiques. En revanche, ce sont les manières de dire ou de faire qui ont surtout changé.
BBF. Plus que les lieux de censure ?
MK. Plus que les domaines de prédilection de la censure, qui portent toujours sur la politique et la morale. En ce qui concerne les municipalités, le point le plus sensible, c'est le rayon « politique ». En dehors de ce rayon, il y a bien sûr la presse, point fort sur lequel se focalise l'attention des élus, qui veilleront à maintenir l'équilibre entre les tendances politiques, voire à favoriser la leur. Les autres points sensibles témoignent d'une permanence des interdits d'ordre éthique: sexualité, drogue, violence, suicide... Ce sont toujours les mêmes thèmes qui reviennent.
BBF. L'autocensure exercée fréquemment par le bibliothécaire n'est-elle pas, en fait, liée à la conception qu'il va avoir de son rôle ?
MK. A la conception qu'il va avoir de son rôle et à la manière dont son rôle est défini par l'institution elle-même !
Dompter le livre en furie
Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, les bibliothécaires s'estiment chargés d'une mission d'éducation : la bibliothèque cherche alors à rivaliser avec le café, le bordel,... et le goût de la lecture doit chasser les goûts vulgaires. On oppose ainsi lecture instructive et lecture de distraction, ce qui explique aussi les enfers et cette obligation pour le lecteur de cautionner l'emprunt d'un roman par celui d'un documentaire. Cette idéologie, qui consiste à la fois à instruire les couches moyennes et populaires et à moraliser le public, est portée par des courants politiques opposés : la période suivant la Première Guerre mondiale reste encore imprégnée par l'Ordre moral 7 ; mais il ne faut pas oublier que cette idée d'inculquer la morale - du moins la morale proclamée - et de diffuser la culture de l'élite, qui caractérise ce qu'on a appelé « l'élitisme républicain », émane aussi de milieux démocrates.
A cette notion d'éducation et de moralisation, va progressivement se substituer celle d'intermédiaire entre le lecteur et le livre. C'est la position de l'écrivain espagnol José Ortega Y Gasset qui, lors du Congrès international de Madrid (1935) rassemblant les pionniers de la lecture publique, dépeignait le bibliothécaire comme « un filtre interposé entre l'homme et le torrent des livres » ; les métaphores qu'il utilisait pour tracer le portrait assez dramatique du lecteur égaré dans la forêt inextricable et étouffante des livres ont souvent été reprises par la suite. Cette conception est une fois encore assez ambiguë, et recouvre finalement toujours la notion d'éducateur: le bibliothécaire a le savoir, à la différence du lecteur, qui lui, ne l'a pas, et auquel il doit donc servir de guide. Ortega Y Gasset allait même plus loin, affirmant que « le bibliothécaire de l'avenir sera le dompteur du livre en furie et qu'il aura à assurer la police du livre ». Le terme m'a frappé, et sans aller jusqu'à taxer l'écrivain de visionnaire, le choix des mots est tout de même assez significatif.
BBF. Et actuellement ?
MK. Actuellement, si certains conçoivent davantage leur rôle comme celui de distributeurs de l'information chargés de répondre à la demande du public, une partie de la profession continue d'insister sur le rôle pédagogique du bibliothécaire ; « formateur » ou « expert », le bibliothécaire a une certaine compétence ; il est chargé d'aider les lecteurs à se familiariser avec le système de classement utilisé dans la bibliothèque ou avec les différentes méthodes de documentation.
Finalement, c'est toujours le rôle d'éducateur. qui surgit plus ou moins à travers les images que la profession a d'elle-même, même si les bibliothécaires ne se sentent plus l'âme « missionnaire » comme au début du siècle, même s'ils ne se veulent plus en particulier responsables des lectures de leur public - du moins en ce qui concerne les adultes. Et je ne suis pas sûre que le bibliothécaire puisse échapper à ce rôle. Ce qui est en revanche nouveau - et cette attitude est apparue à partir de la fin des années soixante-dix -, c'est que certains bibliothécaires cherchent davantage à affronter cette question qu'à la dissimuler 8.
BBF. D'où certains discours de justification...
MK. Certains bibliothécaires assument pleinement les censures qu'ils commettent. Une bibliothécaire communiste m'a par exemple expliqué qu'elle corrige dans son fonds l'équilibre actuel de la production éditoriale, qui, pour elle, est une production capitaliste, où les ouvrages de tendance communiste sont complètement minorés et minoritaires. C'est un choix. Mais le bibliothécaire n'est-il pas justement quelqu'un qui choisit ? A mon sens, une bibliothèque doit avoir un squelette, une articulation, et je ne verrais pas l'intérêt d'une bibliothèque municipale qui reproduirait exactement le catalogue des éditeurs !
BBF. Il y a donc forcément censure ?
MK. Il y a forcément sélection et, à partir de là, parfois censure. On peut se poser la question de savoir ce qui est actuellement de l'ordre d'une censure tolérable, ce qui est de l'ordre d'une censure intolérable. Mais la censure existe et il faut que le bibliothécaire ose en parler. Nombre de bibliothécaires se sentent assez mal à l'aise par rapport aux censures qu'ils commettent ou qu'ils sont amenés à exécuter. Il ne faut pas oublier que dans nos sociétés démocratiques, la censure est perçue comme quelque chose de négatif, de mauvais, dans le sens où elle empêche l'accès de tous, d'une manière égalitaire, à l'information. Cette connotation péjorative incite donc les bibliothécaires à mettre en place un discours de justification par rapport aux censures qu'ils commettent, qu'il s'agisse d'autocensure, liée à une sorte d'anticipation des pressions possibles ou des conflits possibles, de censure découlant directement de pressions extérieures, ou enfin de censures que commettent eux-mêmes les bibliothécaires en fonction de leurs propres opinions philosophiques, politiques, morales ou esthétiques...
On explique par exemple que l'ouvrage ou le journal exclu n'est pas demandé par les lecteurs ; dans ce cas, et particulièrement dans celui de la consultation sur place, il sera très difficile, voire impossible pour un observateur extérieur, en l'occurrence le sociologue, de distinguer ce qui tient de la sélection de ce qui tient effectivement de la censure. Même chose pour les arguments budgétaires très souvent mis en avant : le bibliothécaire ne peut tout acheter, pour des raisons financières ; il est donc obligé de faire une certaine sélection. Mais où s'arrête la sélection ? Où commence la censure ?
La censure apparaît plus nettement derrière certains arguments parfois avancés, tendant à justifier l'orientation d'un fonds en fonction des opinions politiques majoritaires de l'électorat qui a porté au pouvoir tel ou tel parti politique. Ce discours de pure justification cache un réel malaise ; il a surtout le tort d'exclure de la bibliothèque toute une fraction de la population. Et comment imaginer une bibliothèque qui, à chaque changement de pouvoir au niveau local ou régional, réorienterait complètement son fonds ?
Une situation paradoxale
D'autres censures seront plus facilement avouées, parce qu'elles sont plus légitimes, y compris aux yeux de l'ensemble du corps social. Le bibliothécaire, véritable militant, se retranchera derrière la « bonne cause » pour lutter contre la drogue, le racisme, le fascisme...
BBF. Mais cette attitude du bibliothécaire n'est-elle pas dictée par ce qu'il est convenu d'appeler la déontologie professionnelle ?
MK. Mais y a-t-il une déontologie de la profession de bibliothécaire ? En France, il n'existe aucun texte de référence qui fasse l'unanimité, ne serait-ce qu'auprès des différentes associations rassemblant des professionnels de la lecture ; en outre, les associations ne sont pas représentatives de tous les bibliothécaires. Alors, sur quel texte peut s'appuyer le bibliothécaire en matière de déontologie ? Certains se réfèrent à un texte adopté par l'American library association (ALA) en 1948, le Library bill of rights, selon lequel les bibliothécaires doivent s'opposer aux censures doctrinales, partisanes, morales ou politiques ; les bibliothécaires américains ont, en effet, été les premiers à s'interroger sur la censure, dès le début du siècle, alors qu'en France personne n'en parlait. Autre texte de référence, le Manifeste de l'UNESCO (1972), qui estime que le bibliothécaire doit faire place à tous les courants de pensée, à l'exception des idéologies incitant à la haine raciale, à la violence et au fascisme. Il s'agit bien d'une opposition à la censure, mais restrictive, puisqu'elle légitime une forme de censure qui pourrait bien toucher jusqu'au quart des livres de bibliothèque ! D'autres bibliothécaires enfin se réfèrent au code adopté par l'Association des bibliothécaires français (ABF) en 1984 et qui dénie au bibliothécaire le droit de pratiquer discrimination ou censure. A côté de ces différents textes figurent les manuels de bibliothéconomie, qui prônent le pluralisme des fonds. Cette exigence de pluralisme semble d'ailleurs être reconnue, d'une manière plus ou moins implicite, par l'ensemble de la profession, même si elle trouve des applications variables.
BBF. Variables ?
MK. Variables en fonction de la configuration politique locale, des opinions politiques, morales, etc., propres au bibliothécaire ; variables également en fonction de la manière dont est répartie la responsabilité du choix dans les bibliothèques, concentrée entre les mains d'une seule personne ou bien organisée collectivement, de manière à limiter les censures et autocensures, de même que les risques de méconnaissance de certains domaines.
Cette exigence de pluralisme place finalement les bibliothécaires dans une situation tout à fait paradoxale, si l'on considère les tâches qui leur sont dévolues par ailleurs - mission éducative, constitution de fonds structurés et cohérents -, sans oublier leur statut de fonctionnaire respectueux de la hiérarchie. Contraints de contourner cette règle qui agit comme une espèce de sur-moi, ils produisent alors un discours de justification, qui s'avère découler autant des images socialement négatives attachées à la censure que de cette « déontologie » de la profession. Les bibliothécaires sont soumis à des injonctions paradoxales, et il est compréhensible qu'ils y répondent d'une manière contradictoire.