Les manuels
Une solution américaine
Françoise Malet
A chaque rentrée, de savants calculs président à l'achat des manuels de base dans les bibliothèques universitaires. Pourtant, selon une enquête faite en avril 1988 auprès du public de plusieurs bibliothèques universitaires parisiennes, c'est une insatisfaction quasi générale. A Paris I, le public insiste beaucoup sur la possibilité d'avoir plusieurs exemplaires d'un même titre. En partie pour savoir si elle devait privilégier la quantité ou la qualité, Françoise Malet, alors directeur de la bibliothèque universitaire de Tolbiac, est allée aux Etats-Unis en mai 1988 pour connaître la réponse des Américains à cette question. Là-bas, les bibliothécaires ne sont aucunement concernés par l'achat des manuels, dont les bookstores ont l'entier monopole et que les étudiants prévoient sur leurs propres dépenses. Quant aux ouvrages périphériques, les étudiants américains se montrent également satisfaits, n'étant jamais exclusivement à la recherche d'un titre ou d'un auteur, mais plutôt de documents sur un sujet.
At the start of each new academic year detailed calculations direct the acquisition of basic textbooks in university libraries. Yet, according to the result of a survey conducted in April 1988 among the users of several university libraries in Paris, it remains a general dissatisfaction. In Paris I, the public always insists on having several copies of one title. In order to decide whether she should give greater importance to quantity or to quality, Françoise Malet - then director of Tolbiac university library - went to the United States in May 1988 and tried to get an answer. There, acquisition of textbooks does not concern librarians : entirely provided by the bookstores, textbooks are bought by students who include them in their expenses, everyone taking it for granted. As for related books, American students are also satisfied, being more often looking for several documents on one subject than for one single specific title.
Faut-il acquérir les manuels nécessaires aux premiers cycles universitaires en privilégiant la quantité d'exemplaires ou en multipliant les titres ? Françoise Mallet, alors directrice de la bibliothèque universitaire de Tolbiac, s'est rendue aux Etats-Unis en mai 1988 pour interroger ses homologues américains et voir comment l'on abordait la question Outre-Atlantique. La réponse ne laissa pas de l'étonner...
« Il y a tant d'étudiants inscrits dans l'UV dans laquelle je professerai cette année, prévoyez un nombre d'exemplaires suffisant du manuel qui vient de paraftre »... « L'ouvrage de Schiller Ikonographie der christlichen Kunst est indispensable à mes étudiants... » Telles sont les phrases que nous, directeurs de bibliothèques, chefs de section, responsables des achats, entendons tous en début d'année.
Nous nous lançons alors dans de savants calculs pour répartir au mieux notre budget documentaire en fonction du nombre d'étudiants concernés : tant d'étudiants en géographie, tant d'exemplaires du manuel de base, chiffres multipliés par deux ou par cinq pour les livres de comptabilité, par dix éventuellement pour les étudiants en droit qui sont les plus nombreux. Prévoyons qu'un exemplaire au moins reste sur place, si les autres sont empruntables, et n'oublions pas de réserver une part du budget aux besoins de la recherche.
Au bout du compte, que résulte-t-il de ces dosages ? Une insatisfaction quasi générale. Dans une enquête * faite en avril 1988 parmi les lecteurs de différentes bibliothèques parisiennes, 25,5 % d'entre eux en moyenne déclarent trouver « rarement ou jamais » les livres qu'ils recherchent. En ce qui concerne les étudiants de Paris I, la revendication principale trouvée dans les réponses aux questions ouvertes de cette même enquête concerne le nombre d'exemplaires de chaque titre mis à leur disposition.
Faut-il privilégier la qualité du fonds ou sa quantité ? C'est en partie pour connaître la réponse apportée par nos collègues américains à cette question que nous leur avons rendu visite au mois de mai dernier.
Une absence approuvée
Les conditions semblaient remplies pour que les situations françaises et américaines soient comparables :
- des bibliothèques fortes de 39 000 étudiants à Texas A & M, dont 29 000 undergraduates (quatre premières années d'études), et de 25 000 étudiants à Louisiana state university, dont 22 000 undergraduates,
- des centres consacrés uniquement à l'obtention du master's degree comme à Houston Down-town, college de l'Université de Houston avec ses 7 000 étudiants et à Louisiana southem university où l'on compte 9 000 étudiants en majorité undergraduates...
Nous en sommes revenus « Gros-Jean comme devant »...
Les bibliothécaires américains ne se posent pas le problème du nombre d'exemplaires: qu'ils soient responsables de colleges ou à la tête de gros établissements, ils n'achètent aucun manuel ; quant aux ouvrages périphériques, ils ne les acquièrent qu'en un seul exemplaire, quelquefois en deux si les statistiques de prêt font état de nombreuses demandes, rarement en trois exemplaires, et jamais en plus grand nombre... Seule la directrice de Louisiana southern university nous a dit avoir, par le passé, acheté jusqu'à dix exemplaires de certains ouvrages, compte tenu du niveau social de ses étudiants; mais la crise économique des États-Unis l'a actuellement ramenée à la norme.
Pourquoi les bibliothèques américaines ne se sentent-elles pas concernées par la mise des manuels de base à la disposition de leurs lecteurs ? Il semble que cela résulte de pratiques commerciales qui font à la fois l'approbation des étudiants et des bibliothécaires. Les manuels sont en effet le monopole des bookstores qui fleurissent dans et autour des campus. Véritables auxiliaires pédagogiques, ceux-ci offrent, avec les livrets de l'étudiant, les livres neufs ou d'occasion dans une perspective fonctionnelle: par intitulé du cours et, à l'intérieur, par nom du professeur responsable. Leurs prix sont loin d'être bas - le montant d'un manuel nous a semblé être approximativement celui d'un manuel français -, mais les étudiants que nous avons pu interroger n'ont pas paru scandalisés de cet état de fait, car ils incluent dans leur budget le coût de la documentation: 80 dollars par semestre et par cours, nous a annoncé telle étudiante de L S U... Si l'on ajoute les frais de photocopies des documents de travaux dirigés qui, contrairement à ce qui se passe en France, ne sont pas distribués gratuitement mais sont disponibles en un seul exemplaire dans les « réserves » de chaque bibliothèque à la disposition des étudiants, et les frais de scolarité dont chacun sait qu'ils sont très élevés, on comprendra que le budget d'un étudiant américain représente pour sa famille une charge considérable que compensent bourses diverses et « jobs » en tous genres.
Loin de s'insurger contre cette pratique, les étudiants se sont montrés sensibles au fait de posséder leurs livres de base et de pouvoir en faire l'usage qui leur semble le meilleur - les revendre à leurs successeurs n'est pour eux qu'un pis-aller auquel ils ne recourent que rarement. En ce qui concerne nos collègues, l'un d'eux a eu cette phrase remarquable, pour. nous, Français: « Nous n'avons pas à entrer en concurrence avec les bookstores »... Autres lieux, autres moeurs, des moeurs qui feraient peut être bien l'affaire des libraires français...
Exit donc le problème des manuels : il ne concerne pas les bibliothécaires américains, si ce n'est pour quelques spécimens épuisés, et, dans ce cas, ils demandent à l'enseignant intéressé de déposer un exemplaire de ses propres collections à la « réserve ».
Une variété recherchée
Reste le problème des documents périphériques nécessaires aux études. Les étudiants sont nombreux et on leur demande, dès leur première année à l'université, de remettre un travail qui nécessite le recours à une bibliographie. On pourrait donc penser que plusieurs exemplaires d'un même titre ne seraient pas un luxe, surtout si l'on prend en considération les budgets dont disposent nos homologues américains (8 984 141 dollars à Texas A & M en 1985-1986, soit plus de 25 % de plus que le budget de la bibliothèque de l'Université de Paris I pour un public sensiblement équivalent).
Sachant que chaque livre n'existe qu'en un seul exemplaire, que les conditions du prêt sont fort libérales, puisque le nombre des emprunts est illimité et pour une durée qui peut être renouvelée, nous avons interrogé une étudiante : « Que faites-vous quand vous ne trouvez pas l'ouvrage que vous recherchez ? » Elle nous a répondu : « J'en prends un autre sur le même sujet » ... Réaction qui semble tout à fait incongrue à des bibliothécaires français habitués aux récriminations de leurs lecteurs. Quelle peut en être l'origine ?
Considérons d'abord le nombre de titres mis à la disposition des étudiants américains en le comparant à celui dont peuvent disposer nos compatriotes. La bibliothèque de l'Université de Paris I, créée en 1974, possède 70000 volumes, celle de Houston Downtown, créée en 1984 pour 7 000 étudiants, est riche de 160 000 livres, pour la plupart en exemplaire unique. Chaque année nous achetons environ 6 000 titres, la bibliothèque de Texas A & M 69 000. Le choix proposé à l'étudiant américain est donc multiplié par un facteur incommensurable.
Il faut dire que les bibliothécaires américains attachent une extrême importance au rang de classement de leur établissement parmi ses homologues. Régulièrement paraissent les Rank order tables of university libraries, dans lesquelles le premier critère considéré est le nombre de titres possédés et acquis dans l'année : ce critère joue beaucoup en faveur d'une politique quantitative des acquisitions dans chaque établissement. Par ailleurs, si la pédagogie française semble être fondée sur l'étude de tel ouvrage de tel auteur, la pédagogie américaine relève davantage - autant que nous avons pu nous en rendre compte - d'un objet d'étude à la discrétion de l'étudiant; de là l'importance que nous avons constatée du catalogue-matières d'une part et de l'initiation de l'utilisateur d'autre part. Il ne s'agit donc pas pour lui de trouver tel titre, mais les titres qui peuvent servir son sujet.
Toujours est-il que, devant le paysage documentaire américain, nous nous trouvons ramenés à nos interrogations premières. Puisqu'il est de tradition, en France, que les bibliothèques fournissent les manuels, ou bien nous en achetons autant qu'il est nécessaire pour l'ensemble des étudiants au détriment des livres plus spécialisés, ou bien nous multiplions les choix comme aux États-Unis au détriment de la quantité d'exemplaires. Dans des métropoles documentaires telles que Paris, une répartition des responsabilités peut s'opérer, certaines bibliothèques favorisant les besoins quantitatifs des premiers cycles en s'appuyant sur les collections des bibliothèques plus anciennes pour satisfaire à ceux de la recherche. Qu'en est-il des bibliothèques des régions qui doivent faire face à la fois au nombre et à la qualité ? Qu'en sera-t-il des bibliothèques créées auprès des centres de « DEUG délocalisés » ? Les premiers cycles ont certes essentiellement besoin de manuels mais, dans des disciplines comme les sciences humaines, on a très vite recours à des ouvrages diversifiés.
Certains d'entre nous ont résolu le problème en limitant à un seul exemplaire l'achat des livres les moins chers ou les plus utiles : codes ou « Que sais-je ? » par exemple. N'est-ce pas alors susciter la demande sans pouvoir y répondre et faut-il considérer qu'il est du devoir de chaque étudiant de pourvoir à ses besoins documentaires immédiats ? Peut-on espérer que le budget des bibliothèques puisse permettre un jour de donner à chaque étudiant tous les manuels indispensables et de lui fournir en même temps la documentation périphérique nécessaire pour élargir son champ d'études ?
Étendre aux manuels le système de distribution gratuite des polycopiés pratiqué dans la plupart des universités françaises et laisser aux bibliothèques la responsabilité des lectures secondaires relève, en termes budgétaires, d'une vision aussi utopique. La voie américaine n'est-elle pas la meilleure ? Des bourses nombreuses et suffisantes aux étudiants, et le soin pour eux d'acheter ce qu'ils jugent nécessaire à leurs études; aux bibliothèques celui de répondre aux besoins de la documentation proprement dite.