Au nom du livre

analyse sociale d'une profession, les bibliothécaires.

par Philippe Hoch

Bernadette Seibel

Paris : la Documentation française, 1988. - 229 p. ; 24 cm
ISBN 2-11-001937-9 : 125 F.

Dans le sillage des travaux alors novateurs que Pierre Bourdieu et ses collaborateurs (Passeron. Darbel) consacrèrent à l'origine sociale des étudiants (La Reproduction), ainsi qu'à leurs pratiques culturelles (Les Héritiers), à la suite, encore, des enquêtes célèbres relatives au public des musées (L Amour de l'art) et au milieu universitaire (Homo academicus), la sociologie de la culture, de ses agents et de ses médiateurs s'est considérablement développée. Des milieux spécifiques, tels que celui des normaliens, ou des métiers intellectuels (instituteur, professeur de l'enseignement secondaire) ont fait l'objet, ces dernières années, de recherches importantes. Les bibliothécaires, à leur tour, ont retenu l'attention d'un sociologue confirmé, Bernadette Seibel, qui consacre à la profession la première étude d'ensemble jamais réalisée. Par la richesse des informations apportées et la finesse de leur analyse, Au nom du livre, n'en doutons point, fera date.

Bernadette Seibel, dont on connaît les ouvrages sur le thème de l'animation dans les bibliothèques municipales et dans les bibliothèques centrales de prêt, a adressé, en 1984, un questionnaire fort détaillé à un bon millier de bibliothécaires de l'État et des collectivités territoriales. Soixante-sept pour cent d'entre eux y ont répondu. De nombreux entretiens ont permis de compléter les données recueillies par écrit. Ces dernières ont ensuite donné lieu à un traitement informatisé, réalisé par le ministère de la Culture, sous les auspices duquel - en association avec la BPI - l'enquête est publiée. Le propos de Bernadette Seibel n'est autre que d'offrir une sorte d'autoportrait collectif du bibliothécaire, commenté par les soins de l'auteur avec précision, rigueur, impartialité. Dans le miroir ainsi tendu par le chercheur, se reflètent la réalité sociale de la profession, que mesurent chiffres et statistiques, et l'image que le bibliothécaire donne ou voudrait donner de lui. Au nom du livre apporte, en somme, une réponse à deux grandes questions : qui sont les bibliothécaires ? Comment vivent-ils leur métier ? Certains faits étaient connus, sans doute de manière empirique, nécessairement imprécise. Le travail de Bernadette Seibel vient ainsi confirmer, mais surtout préciser, la description et l'analyse de différents traits marquants de la profession.

Une brève introduction, à la fois historique et méthodologique, où les travaux de Bourdieu et de ses élèves sont amplement mis à contribution, permet à Bernadette Seibel d'esquisser l'évolution, au fil des siècles, de la fonction de bibliothécaire et des types de personnages appelés à occuper cette charge, du bibliophile érudit à l'expert en matière d'information scientifique et technique, en passant par l'animateur de la « librairie publique » voué à l'éducation populaire. Dans ces premières pages, l'auteur expose également, comme il convient, les hypothèses qui ont guidé l'élaboration du questionnaire envoyé aux bibliothécaires et, partant, son travail tout entier. L'analyse des « effets combinés de l'origine sociale, du recrutement et des conditions d'exercice du métier sur ses représentations et sur les manières de l'exercer» permettrait, selon Bernadette Seibel, de dégager « deux pôles de structuration de la profession », entre lesquels existerait sinon un antagonisme véritable, du moins une concurrence de fait. Ainsi, pour une première catégorie de bibliothécaires, la légitimité du travail serait conférée par son caractère intellectuel, par la proximité des œuvres, la garde du patrimoine et le contact avec les créateurs. Quant au second ensemble de professionnels, ils considéreraient que leur raison d'être réside dans la qualité du service rendu. Deux représentations du métier, donc, sinon deux Weltanschauungen, dont la confrontation est à l'origine, dit Bernadette Seibel, de bien des transformations.

Métier et société

Une profession, surtout dans le cadre de la fonction publique, c'est d'abord un cadre législatif et réglementaire, un contexte administratif, qu'il faut retracer rapidement. La première partie du livre a donc pour objet de définir les « conditions institutionnelles de la transformation » du métier, en liaison avec l'évolution de la « morphologie sociale ». C'est, en effet, une modification profonde de la société française elle-même qui se trouve à l'origine de l'expansion de la profession. Parmi les facteurs déterminants, figurent la « différenciation accrue des publics » et « l'élévation générale du niveau d'étude de la population ».

L'accroissement du nombre des étudiants, le développement des universités existantes. la création de nouveaux établissements d'enseignement supérieur, sont à l'origine de la réorganisation et de l'extension des bibliothèques universitaires (1962), tandis que les actions de formation permanente et la recherche de loisirs culturels favorisèrent le développement des bibliothèques de lecture publique. La multiplication des établissements supposait. en milieu universitaire comme dans les BM ou dans les BCP, que le personnel, notamment d'encadrement, augmentât dans les mêmes proportions. C'est ainsi qu'en dix ans, entre 1967 et 1977, le nombre des conservateurs affectés en BU a été multiplié par deux et celui des sous-bibliothécaires par cinq. Hausse des effectifs d'ailleurs rapidement stoppée dans les bibliothèques des universités, le relais étant assuré, en quelque sorte, par les collectivités locales. Bernadette Seibel montre précisément comment l'élaboration des statuts (corps des bibliothécaires d'État, devenus conservateurs; bibliothécaires municipaux ; sous-bibliothécaires, devenus bibliothécaires-adjoints), rendue nécessaire par la croissance des personnels, a permis une relative unification des attributions aussi bien que des modes de recrutement (par concours).

Le cadre institutionnel délimité et les conditions de sa constitution rappelées, l'auteur examine la morphologie sociale de la profession. On ne saurait, naturellement, rendre compte, dans ses détails, de l'exposé de Bernadette Seibel. Trois points, particulièrement marquants, doivent cependant être retenus. Le métier de bibliothécaire, tout d'abord, est exercé par une majorité écrasante de femmes (86 % en 1984, 78% chez les conservateurs). Deuxièmement, les bibliothécaires sont plutôt jeunes, puisque l'âge modal, c'est-à-dire la classe d'âge la plus nombreuse, se situe entre 35 et 44 ans (41 %). Enfin, le recrutement social de la profession ne cesse de se démocratiser, s'il est vrai que « la part des classes populaires dans les plus jeunes strates d'âge » augmente régulièrement.

Le portrait-robot est affiné dans la seconde partie du livre, qui s'intéresse plus particulièrement au cursus scolaire des bibliothécaires et aux différents modes de recrutement et d'entrée dans la profession. Quelques faits, saillants entre tous, méritent à nouveau d'être relevés. Bernadette Seibel met l'accent, d'abord, sur la relative surqualification des jeunes générations, particulièrement frappante dans le cas des bibliothécaires-adjoints et donc sur la dévalorisation de fait de leur titre universitaire.

Par ailleurs, si l'on savait déjà que les bibliothécaires, quel que fût leur grade, avaient, très majoritairement, poursuivi des études littéraires, la confirmation détaillée s'en trouve apportée dans Au nom du livre. Ainsi, 3 % seulement des membres de la profession ont bénéficié d'une formation scientifique ou technique de niveau universitaire et 4 % d'une formation juridique; situation qui, comme on sait, n'est pas sans poser certains problèmes. Quant aux filières suivies le plus fréquemment par les bibliothécaires, il s'agit des lettres (31 %) et de l'histoire (23 %): Ces études, dont l'utilité pour l'exercice du métier n'est pas en cause, ne prédisposent pas, cependant, au choix de la carrière de bibliothécaire. Les vocations, constate le sociologue, sont relativement rares.

En fait, « l'accès au métier de bibliothécaire ne constitue une première expérience professionnelle que pour une minorité. Pour la plus grande partie des agents, l'entrée dans la profession est l'aboutissement d'un processus d'orientations successives », qui ont pu les mener vers l'administration, la documentation ou l'information, mais surtout vers l'enseignement. Les mouvements des effectifs de bibliothécaires doivent, en effet, être mis en parallèle avec les fluctuations du recrutement des professeurs du second degré. Aux enseignants titulaires, insatisfaits des conditions d'exercice de leur premier métier, ont succédé des candidats aux concours des bibliothèques et nombre d'étudiants refusés au CAPES ou à l'agrégation. Il n'est point étonnant, dès lors, soutient l'auteur, que la « corporation » à laquelle les bibliothécaires ne cessent jamais de se référer, fût-ce sur le mode de la dénégation, ou pour mieux s'en démarquer, est celle des professeurs. Cette relation particulière entretenue avec le monde de l'enseignement secondaire voire supérieur, n'est pas sans influer, sans doute, sur l'idée que les bibliothécaires se font de leur mission.

Le descripteur et le prescripteur

C'est cette tâche, précisément, qu'il importe à présent de définir. La troisième partie du livre (« Différenciation des pratiques professionnelles et évolution du métier ») distingue deux types de médiations à l'œuvre dans le travail du bibliothécaire. Bernadette Seibel oppose ainsi les « pratiques descriptives » et les « pratiques prescriptives ». A la première catégorie appartiennent, bien entendu, le catalogage auteurs et matières, ainsi que l'indexation ou encore la constitution de listes d'autorité. Le sociologue y voit, à la suite de Bourdieu, de véritables « rites d'institution », lesquels « participent à l'idéologie des professionnels de la production scientifique par leur prétention à l'universalisme, c'est-à-dire une conception des savoirs visant à la quasi-systématicité ou à une systématicité provisoire ». Le bibliothécaire du type descriptif est ainsi conduit à édifier « des codes de plus en plus rigides et normalisés » à la seule fin d'« imposer de manière discursive son mode d'entrée dans les savoirs comme le meilleur ».

Quant au bibliothécaire prescripteur, c'est moins son rapport au savoir qui est en jeu que les relations qu'il entretient avec le public. Officiant principalement dans le milieu de la lecture publique, ce médiateur influent s'autodéfinit par « une capacité à sélectionner la qualité, c'est-à-dire ce qu'il pense être le meilleur de la production culturelle et à le faire savoir par des opérations de consécration ». Ainsi peut-on opposer l'attitude active, réaliste. actuelle des bibliothécaires prescripteurs au côté passif, « déconnecté du réel », entaché de passéisme des pratiques descriptives.

On conçoit aisément, dès lors, que les modèles d'excellence ne soient pas les mêmes pour l'ensemble des membres de la profession. Une concurrence, à nouveau, s'établit entre deux groupes, favorisée par l'évolution du métier sur différents plans (notamment celui des nouvelles technologies, qu'analyse Bernadette Seibel). Sont placés face à face l'érudit attaché au patrimoine, à la recherche, à l'enseignement professionnel et le manager de l'information. « Face au modèle d'excellence lié à la notoriété scientifique à caractère historique, ou à la critique littéraire ou artistique, s'est développé le modèle concurrent de l'expert-gestionnaire. Celui-ci doit sa légitimité non plus à un intérêt intellectuel pur et désintéressé pour la production ou la collecte de biens culturels et de connaissances, mais à la prise en compte de la valeur d'usage des biens intellectuels ».

L'un et l'autre pôles constituent, pour nombre de professionnels, un idéal à atteindre, parfois assez lointain, et Bernadette Seibel montre, chiffres à l'appui, que « les chances d'accéder aux postes de prestige de la profession varient en fonction de deux facteurs principaux : le sexe et l'appartenance sociale ». Alors, inévitablement, la réalité quotidienne du labeur ne se trouve pas toujours à la hauteur des rêves et des ambitions. Aussi, l'auteur peut-il, dans la quatrième partie de son ouvrage, demander : en définitive, les bibliothécaires sont-ils heureux ou insatisfaits ? Laissons, une fois encore, la parole à l'auteur : « La très grande majorité des professionnels manifeste un intérêt évident pour le métier, seuls 3 % désirent en changer. Cependant, si 65 % des bibliothécaires témoignent d'une adhésion sans faille, qu'ils éprouvent du plaisir à travailler (38 %) ou aiment faire ce métier (27 %), près du tiers d'entre eux expriment une attitude plus restrictive ». L'insatisfaction est particulièrement forte, naturellement, chez les bibliothécaires-adjoints, dont on a déjà souligné la surqualification et, dans une moindre mesure, chez les conservateurs les plus jeunes. Relatif malaise, donc, dans la profession, dû, encore une fois, au décalage entre le réel et l'idéal, quelque forme que revête ce dernier, ainsi sans doute qu'à l'incertitude qui accompagne toute mutation professionnelle, toute modification en profondeur du métier.

Il n'était guère possible. dans les limites d'un compte rendu, de signaler tous les thèmes abordés par Bernadette Seibel, ni de traduire la finesse et la complexité de leur analyse. Au nom du livre, en dépit de quelques défauts (un jargon parfois abscons, de menues erreurs de terminologie) constitue, répétons-le, la première étude d'envergure sur le métier et les bibliothécaires tireront, quoique légèrement malmenés parfois, froissés peut-être dans leur amour propre, réticents à adopter toutes les conclusions que l'auteur tire de son enquête, le plus grand profit d'une aussi stimulante lecture. Et l'on attend d'ores et déjà avec impatience l'ouvrage que nous promet Bernadette Seibel sur les pratiques culturelles des bibliothécaires.