Le livre dans l'Europe de la Renaissance

actes du XXVIIIe colloque international d'études humanistes de Tours

par Philippe Hoch
sous la dir. de Pierre Aquilon et Henri-Jean Martin ; avec la collab. de François Dupuigrenet Desroussilles
Paris : Promodis, 1988. - 587 p. ill. ; 24 cm. - (Histoire du livre)
ISBN 2-903181-65-9 : 250 F.

Depuis quelque trente ans, Tours constitue le foyer vivant des études humanistes. A la faveur des colloques internationaux qui s'y tiennent chaque année, les plus grands spécialistes français et étrangers de la Renaissance ont contribué de manière considérable à l'avancement des travaux de recherche dans ce domaine, ainsi qu'en témoigne une volumineuse collection d'Actes. L'une des dernières rencontres tourangelles avait pour thème « le livre dans l'Europe de la Renaissance » et réunissait, en 1985, une quarantaine d'historiens du livre ou de la civilisation aux quinzième et seizième siècles. Leurs communications, rassemblées par Pierre Aquilon et Henri-Jean Martin, avec la collaboration de François Dupuigrenet Desroussilles, forment le cinquième titre de la collection « Histoire du livre » lancée récemment par Promodis et ouverte magistralement par Le Livre français sous l'Ancien Régime, de H.-J. Martin.

Le lecteur de ce fort volume est frappé d'emblée, non seulement par la richesse des différentes contributions, mais aussi par l'ensemble cohérent et structuré qu'elles représentent. On ne trouvera point, dans ces Actes, de communications disparates, n'ayant qu'un rapport lointain avec le thème du colloque ou ne traitant qu'approximativement le sujet annoncé. Dans le cas présent, tout se tient et s'enchaîne avec une clarté et une force qui emportent l'adhésion.

L'introduction de l'ouvrage, due à Henri-Jean Martin et François Dupuigrenet Desroussilles, s'attache d'ailleurs à souligner, précisément, la logique interne à l'œuvre dans ce colloque. Les nombreux travaux qui, depuis quelques années, témoignent de la vitalité et de la reconnaissance - éclatante, quoique tardive - de l'histoire du livre, ont été rendus possibles, d'une certaine manière, par les œuvres souvent monumentales de quelques pionniers, isolés et dépouryus de moyens, parmi lesquels figurait Philippe Renouard. Il était juste que, dans le cadre du colloque, l'hommage d'une journée particulière fût rendu au célèbre bibliographe, auprès duquel tous les historiens du livre français ont, d'une manière ou d'une autre, contracté quelque dette. Ainsi, parent de Renouard, Denis Richet établit la généalogie de la famille, tandis que Dominique Renouard évoque des souvenirs d'enfance. Quant à Jeanne Veyrin-Forrer, elle présente les manuscrits de Renouard, dont on sait qu'ils ont été légués à la Bibliothèque nationale. où une petite équipe poursuit la tâche de l'érudit bibliographe.

Telle qu'elle fut pratiquée par Renouard, mais aussi bien, à Lyon, par Baudrier, la bibliographie a permis l'apparition de recherches nouvelles, connues sous le nom de « bibliographie matérielle » et dont trois exemples sont offerts au lecteur. Stephen Rawles, d'abord, présente les résultats du traitement informatisé auquel il a soumis les lettres ornées de Simon de Colines. La méthode statistique employée permet notamment d'éclairer d'un jour nouveau les relations que le libraire entretint avec différents confrères et notamment avec son beau-fils Estienne. À travers l'examen du recueil connu sous le nom de Mémoires de Condé, Jean-François Gilmont expose comment la bibliographie matérielle est à même de résoudre d'épineux problèmes de datation ou d'ordre dans la constitution de recueils de textes. Discipline subtile, la bibliographie matérielle doit cependant être « utilisée avec précaution, modestie et modération », nous dit Jean-François Maillard, à propos de La Somptueuse et magnifique entrée du roi Henri III à Mantoue, de Blaise de Vigenère; écrit dont les différentes étapes, de la maquette à l'imprimé, sont minutieusement présentées, les modifications successives examinées et interprétées en termes historiques et politiques.

A travers l'Europe

Après cette double entrée en matière. à la fois commémorative et méthodologique, neuf communications s'intéressent aux « milieux socio-culturels et centres de production ». Géraid Chaix met en lumière le rôle prépondérant joué par les différentes communautés religieuses à Cologne, au long du XVIe siècle. Quatrième ville allemande à disposer d'une imprimerie. Cologne apparaît cependant comme la première des villes universitaires et, au début du siècle, comme la plus active sur le plan éditorial, grâce notamment aux ordres mendiants et aux chartreux. Si le livre religieux, encore, et plus précisément liturgique, retient l'attention d'Aleksandar Stipčević, le tableau qu'il brosse de l'imprimerie en Croatie est bien différent du précédent, dans la mesure où, à côté des ouvrages imprimés, les manuscrits continuent d'occuper une place de première importance. Ces derniers facilitent, en effet, l'adaptation à des usages locaux dans la célébration du culte. Aussi, les clercs, particulièrement pauvres, préfèrent-ils se livrer à une copie à la main plutôt que d'acquérir un livre imprimé.

De la Croatie, le périple à' travers l'Europe savante se poursuit en Espagne sous la conduite du grand bibliographe José Simón Diaz, qui étudie le mécénat exercé par les monarques de la Maison d'Autriche. Réel, le soutien manifesté aux écrivains par la Couronne doit cependant être « révisé à la baisse » et ne concernerait guère, en définitive, que huit pour cent des auteurs recensés dans la monumentale Bibliografía de la literatura hispánica. Le nombre des écrivains bénéficiant d'un emploi ou d'une charge quelconque s'élève toutefois à près de trois cents sous Philippe IV. Les littérateurs sont ainsi, à la cour, architecte, bibliothécaire, aumônier, chirurgien ou musicien, mais aussi, de manière plus surprenante, vétérinaire, fourrier, maréchal-ferrant...

Jean Balsamo examine, quant à lui, une autre forme de mécénat, celui dont profitent, ou que sollicitent avec insistance, les traducteurs français d'œuvres italiennes. Médiation particulièrement importante au regard de la culture et de son histoire, s'il est vrai que « jamais l'on n'a tant traduit et l'on ne traduira autant de textes italiens que durant ces années», qui vont de 1574 à 1589. J. Balsamo expose la stratégie à l'œuvre dans la recherche d'un protecteur et met l'accent sur le rôle de la dédicace, qui ne se limite pas à l'hommage intéressé rendu à quelque puissant personnage, mais vise aussi à produire un « impact publicitaire » : le public est ainsi invité à découvrir le livre qu'un « grand de ce monde » consentit à aimer. La communication de J. Balsamo comporte aussi de stimulantes remarques sur le mécénat exercé par la Compagnie de Jésus, mais, pour ainsi dire, à son propre profit.

L'action des Jésuites encore, est mise en relief par Louis Desgraves, qui analyse les relations entre « l'imprimerie bordelaise et les collèges de Bordeaux», en l'occurrence le collège de Guyenne, puis celui de la Compagnie, fondé en 1572. Plus que l'université, à laquelle, pourtant, Bordeaux doit l'implantation - certes tardive - de sa première imprimerie, ce sont les deux collèges, leurs professeurs et leurs élèves qui ont permis l'essor de l'activité typographique et déterminé la spécialisation dans le livre scolaire de certaines officines, au premier rang desquelles L. Desgraves mentionne celle de Simon Millanges.

A Caen aussi, comme le rappelle Alain Girard, les imprimeurs travaillèrent beaucoup pour la communauté écoliers, étudiants et maîtres. Mais l'imprimerie caennaise eut une autre spécialité : le livre religieux, surtout protestant, instrument de la propagande luthérienne. Du côté catholique, l'action des évêques français méritait d'être analysée d'un triple point de vue. Ainsi, pour Michel Péronnet, «l'activité épiscopale se porte sur les livres selon trois secteurs : la production imprimée personnelle de l'évêque, auteur, l'impression de livres d'usage collectif par l'évêque, éditeur, la prohibition de certains livres par l'évêque, censeur». Tout cet ensemble d'écrits composés, publiés et censurés, dit Michel Péronnet, « sert de base et de fondement à l'élaboration d'un document nouveau : le discours épiscopal au XVIe siècle ».

Après un détour par la Hongrie, avec Gédéon Borsa, qui retrace les grandes étapes du développement de l'imprimerie à Buda, entre 1473 et l'invasion turque aux désastreuses conséquences (1526), l'examen des « milieux socioculturels et centres de production » s'achève, comme il avait commencé, non loin de l'Adriatique qu'évoquait A. Stipčević. Paolo Veneziani mène en effet le lecteur à Brescia, pour assister à « une querelle littéraire entre humanistes au début du XVIe siècle ».

Impressions

De l'échelle du pays, de la ville ou du groupe social, il était intéressant de descendre à celle du libraire ou de l'imprimeur, de manière à préciser quelques thèmes ou approfondir certaines questions, à la faveur d'exemples particuliers, examinés sous le titre d'« Entreprises d'édition et politiques éditoriales au XVIe siècle ». Marie-Josèphe Beaud, d'abord, étudie la production de livres grecs à Paris, en se penchant sur le cas de trois imprimeurs liés par des liens familiaux : Conrad Néobar - dont M.-J. Beaud retrace la carrière fulgurante -, sa femme Emée Toussain et Jacques Bogard, second époux de cette dernière. L'accent est mis sur les liens étroits unissant cette spécialité éditoriale et l'enseignement humaniste, en la personne de Jacques Toussain, « professeur royal en lettres grecques » et véritable conseiller érudit de l'entreprise. Annie Charon-Parent, pour sa part, scrute la politique éditoriale de Galliot du Pré, au fil de ses six décennies d'activité, analyse sa production (traductions françaises d'auteurs latins, textes du Moyen Age, livres de droit et d'histoire...) et s'intéresse à sa clientèle, proche du milieu royal et du Parlement.

Très différent, bien sûr, est le public de « l'imprimerie hébraïque », qu'étudie Alexandre Lorian. Lecteurs comme imprimeurs sont des érudits, soucieux avant tout du développement de la philologie, de l'exégèse et du renouveau des études hébraïques, qu'elles émanent des communautés juives ou, plus tardivement. des milieux chrétiens. Hébraïque, grec ou, beaucoup plus généralement, latin, le « livre érudit » apparaît, dès le XVIe siècle, comme un enjeu économique, ainsi que le montre lan MacLean à propos de Wechel, éditeur de Francfort, qui se caractérise par une « alliance d'humanisme et de sens pratique marchand». Cette dernière qualité lui dicte une véritable politique de « diversification des fonctions économiques ». Guillaume Cavellat, lui, a fait le choix de la spécialisation dans le domaine du livre scientifique et plus particulièrement mathémathique. Cavellat, écrit Isabelle Pantin, s'est montré « soucieux d'exploiter au mieux un secteur d'activité dont il s'était assuré le monopole par droit du premier occupant». Indépendamment des spécialités qu'elles ont parfois pu exploiter, les officines typographiques étaient souvent tenues par des femmes..Sylvie Postel-Lecocq rappelle leur statut juridique à la Renaissance avant d'étudier l'activité des filles, épouses ou veuves d'imprimeurs ou de libraires; rôle obscur parfois, mais essentiel à la bonne marche de bien des entreprises. Pour conclure cette partie de l'ouvrage, Michel Simonin se demande si l'on peut, en toute légitimité et sans anachronisme. « parler de politique éditoriale au XVIe siècle ». L'examen du cas de Vincent Sertenas, libraire du Palais, permet d'apporter une réponse positive à cette interrogation.

Le « Grand véhicule »

Enjeu économique, certes, le livre n'est cependant pas que cela. Ne faut-il point le considérer d'abord comme le véhicule irremplaçable d'idées, d'opinions, d'informations ? Le livre, n'est-ce pas, fondamentalement, « les savoirs mis en textes ? » Cinq communications s'attachent ainsi à la valeur culturelle du livre, aux œuvres qu'il transmet et divulgue. La première, due à Dennis E. Rhodes, porte sur la « publication des comédies de Térences au XVe siècle » et vaut au lecteur le catalogue exhaustif des éditions incunables de cet auteur, populaire entre tous chez les premiers imprimeurs (114 éditions, dont 68 en italie, 24 en France et 10 en Allemagne). David J. Shaw examine, lui, « la publication des Satires de Juvénal en Europe avant 1601 » et démontre, à partir de cet exemple, l'intérêt de bibliographies précises et rigoureuses portant sur les classiques.

Pour leur part, Dominique Coq et Ezio Ornato s'intéressent aux premiers livres juridiques, à leur place sur le marché et à la spécialisation géographique entre différents centres d'édition rendue nécessaire par le caractère assez étroit du public potentiel (ainsi, Venise, par exemple, se consacrant au droit romain). Michel Reulos, quant à lui, présente le cas de la France dans l'édition des « droits savants » (droit romain et droit canon). Une dernière communication, présentée par Josèphe Jacquiot, porte sur les traités numismatiques, auxquels humanistes et imprimeurs vouèrent une attention toute particulière.

Le livre religieux, par l'importance des enjeux politiques, sociaux, économiques, culturels qu'il représentait, méritait qu'une partie entière de l'ouvrage lui fût consacrée (« Le livre dans les luttes religieuses au XVIe siècle »). Étrange écrit, assurément, que cette Epistola Luciferi, lettre adressée par le diable en personne au pape Clément VI. vers 1350, que présente Brigitte Moreau. Plus de cent manuscrits ont été conservés de ce texte par lequel, « sous la forme parodiqcie du message infernal, la société médiévale traduit, en fait, ses exigences rénovatrices». Attribuée parfois à Nicole Oresme, due en vérité à un cistercien, Pierre de Ceffons, la lettre diabolique a été reprise et amplifiée au XVe siècle, probablement par Guillaume Budé. Les deux versions de l'Epistola Luciferi ont connu une belle carrière éditoriale et atteint un public bien plus large que celui des lettrés auxquels le moine de Cîteaux destinait son écrit.

Un exemple supplémentaire est donc fourni de la capacité qu'eurent les adeptes de la Réforme à utiliser l'imprimerie à des fins de propagande. L'Église catholique, à cet égard, ne resta pas aussi silencieuse qu'on voulut bien le dire. Francis Hieman montre que les savants catholiques, membres, en l'occurence, de la Faculté de théologie de Paris, eurent eux aussi le souci de publier en langue vulgaire, des documents visant à présenter aux « simples », aux « non lettrés » les éléments de base de la « saine doctrine » et de réfuter les « hérésies »diffusées par la partie adverse. De la réfutation de positions jugées dangereuses au « contrôle de l'édition » il n'y a qu'un pas, franchi en compagnie de Geneviève Guillemot-Chrétien, qui rappelle les étapes conduisant à l'édit de Moulins (1566), lequel « consacre le monopole royal en matière d'autorisation » préalable à l'impression. Si la censure entravait la libre circulation des idées, il était un autre obstacle de taille à la diffusion des écrits : la guerre. Denis Pallier, dont on connaît la thèse sur le sujet. présente les « circuits de distribution et livres distribués pendant la Ligue », mettant en relief l'importance des circuits de propagande. Deux travaux relatifs à l'Italie mettent fin à cette approche du livre dans les luttes religieuses. Si Lorenzo Baldacchini examine le problème du livre populaire à l'époque de la Contre-réforme, John Tedeschi soutient « qu'il existe bel et bien une réforme protestante dans la péninsule italienne au XVIe siècle » et mesure l'étendue du rôle joué par les réformateurs exilés « dans la diffusion au nord de l'Europe de l'érudition et de la littérature italiennes ».

La dernière partie de ces Actes, plus brève que les précédentes, porte sur les « bibliothèques et collections », qui sont aujourd'hui les témoins et les matériaux indispensables de l'histoire du livre comme de celle des idées. L'examen attentif de ces collections permet parfois de réduire à néant ou, du moins, de nuancer des thèses trop répandues, telles que celle de l'isolement intellectuel de l'Angleterre sous la Maison d'York (Martin Lowry). Les fonds parvenus jusqu'à nous renseignent également le chercheur sur la personnalité de ceux qui les ont constitués (ainsi, Bonifacio, que présente Manfred Welti, Italien converti, réfugié, bibliomane dont les livres forment le noyau de la bibliothèque de Gdansk) ou sur leurs lectures, leurs préoccupations culturèlles ou les goûts littéraires qu'ils ont manifestés, comme le montre Pierre Aquilon à propos de quatre avocats angevins. Enfin, André Stegmann s'interroge sur la manière de constituer une bibliothèque en France au début du XVIIe siècle, en examinant les recueils bibliographiques de l'époque, les succès de librairie du temps et enfin la réalité des bibliothèques individuelles révélée par les catalogues de vente après décès.

C'est à Michaël A. Screech qu'il appartint de prononcer la traditionnelle conférence de clôture, Conclusion qui, à propos de Rabelais - ainsi qu'il convenait à Tours - et de Lefèvre d'Étaples se voulait à la fois la démonstration d'une « option personnelle » et une « profession de foi » inspirée par l'histoire du livre. Cette discipline, M. Screech la souhaite ouverte et accueillante : « // importe beaucoup aux progrès de nos communes recherches, que l'étude du livre ne se cantonne pas dans un jargon si technique que d'autres spécialistes se sentent découragés ou exclus et que l'homme cultivé ne les boude pas ». Ces Actes réalisent pleinement le vœu émis par l'éditeur du Tiers-livre de Pantagruel. Regrettons, simplement, que quelques erreurs typographiques aient pris en défaut la vigilance des correcteurs, les unes sans conséquence aucune (par exemple aux pages 170 ou 274), d'autres plus gênantes (ainsi, p. 162, « Raynouard » pour « Renouard » ou, en page de titre, l'orthographe fautive du patronyme de notre collègue François Dupuigrenet Desroussilles). Le livre mérite cependant pleinement, on l'a compris, de figurer dans la « bibliothèque du bibliothécaire », et à une place d'honneur.