Du jeu, des enfants et des livres

par Jean-Pierre Brèthes

Jean Perrot

Paris : Éd. du Cercle de la librairie, 1987. - 344 p. : 24 cm. - (Bibliothèques)
ISBN 2-7654-0401-1 : 225 F.

En 1932, Paul Hazard publiait Les Livres, les enfants et les hommes, ouvrage devenu classique et qui est longtemps resté un des seuls consacrés à l'étude de la littérature enfantine. Ce livre d'un grand humaniste, maintes fois réédité; proposait une approche historique et géographique des livres pour enfants, en insistant sur le fait qu'en définitive les enfants choisissent eux-mêmes leurs livres et que les bonnes intentions ou les bons sentiments ne suffisent pas à faire de bons livres pour enfants. Seules les œuvres fortes sont adoptées par le jeune public, qui s'est ainsi emparé de Robinson Crusoë, des Voyages de Gulliver et de tant d'autres oeuvres qui n'avaient jamais été conçues pour lui.

Depuis cette étude majeure, d'autres chercheurs se sont penchés sur la littérature enfantine : nous citerons Isabelle Jan, Marc Soriano ; Bernard Épin, Jacqueline Held, Geneviève Patte (qui s'est plus précisément orientée vers le problème de la lecture en bibliothèque publique), et bien d'autres. Le terrain est aujourd'hui relativement bien balisé : les études se veulent parfois littéraires, d'autres fois pédagogiques, certaines se consacrent à un domaine (le conte, la poésie, etc.), ou bien se veulent des guides... Elles sont complétées par le travail en profondeur des revues spécialisées qui font régulièrement le point sur la production actuelle, et dont il convient de saluer le travail remarquable (la Revue des livres pour enfants, par exemple). Or, cette production a pris des proportions imposantes : on publie de 4 000 à 5000 titres chaque année en France (contre 2 000 à 3 000 il y a seulement vingt ans). Cette abondance peut à bon droit inquiéter : que choisir? Comment repérer les grandes lignes qui définissent ces « nouveaux » livres surabondants ? Qu'y trouve-t-on ?

Dans son ouvrage Du jeu, des enfants et des livres (dont le titre pastiche heureusement celui de Paul Hazard), Jean Perrot, professeur à l'université et chroniqueur au Français aujourd'hui (revue de l'Association française des professeurs de français), nous propose un relevé des jalons, des lignes de force, et essaie de provoquer des interrogations en faisant un effort de clarification. Il a heureusement évité de dresser un fastidieux catalogue de la production et s'est attaché à présenter des analyses fouillées de titres choisis selon un fil conducteur : le « plaisir du texte » (pour reprendre l'excellente expression de Roland Barthes) défini comme activité ludique, la lecture dans laquelle jeux et fantasmes coïncident. Dans cette perspective, Jean Perrot a centré son étude sur les productions actuelles de l'imaginaire (albums, livres d'images, livres-jeux, romans) en écartant délibérément la bande dessinée dont la spécificité nécessite des analyses différentes, quoique probablement convergentes.

Pouce, on joue !

Au commencement était le jeu : tout parent, tout éducateur qui souhaite que l'enfant découvre la lecture ne doit pas perdre cela de vue. Et c'est bien pourquoi, à la suite de la demande venant des jardinières d'enfants et des bibliothécaires, on a commencé à faire pénétrer le livre dans l'univers des tout-petits. L'album y est un jeu de plus et participe, comme le jouet, à la reconstruction du monde qui occupe le « petit d'homme ». D'autre part, on sait combien la lecture est une activité peu naturelle qui ne s'improvise pas et par conséquent, qu'on doit éveiller par une habitude à prendre dès le plus jeune âge. Jean Perrot analyse dans un premier chapitre la manière dont le jeu manifeste sa présence dans les albums : bêtises, pitreries, blagues, chatouilles, polissonneries, grimaces, métamorphoses, fantaisies en tous genres qui culminent dans la fête. Le jeu se montre réaction aux contraintes certes, mais aussi passage vers le sérieux des règles : heureusement, dans l'imaginaire proposé aux enfants (cf. Sendak), les règles font la part belle aux fantasmes et la fantaisie enfantine sait à la fois renverser l'autorité (au moins de façon éphémère) et collaborer avec l'adulte (pour réussir la fête, par exemple).

La fête par excellence, c'est Noël, aussi Jean Perrot consacre-t-il le second chapitre au thème de Noël, si souvent présent dans le livre pour enfants. Il reconnaît que, dans un monde presque uniquement dominé par les préoccupations matérielles, d'où le sens du sacré a disparu, c'est le livre qui se charge d'animer la vie spirituelle de l'enfant. Car l'enfant continue à admettre le nécessaire merveilleux que l'adulte a perdu de vue : ainsi le magnifique album de Chris Van Allsburg, Boréal express, exprime cette permanence de la réalité de Noël.

Livre en jeu

Mais le jeu culmine dans deux types de livres pour enfants, les livres-jeux et les livres dont vous êtes le héros. Le livre-jeu fait, selon Jean Perrot, passer l'enfant en douceur du concret au symbolique et à l'abstraction. Ce type de livres qu'on néglige parfois (livres animés) est très important : on y trouve à la fois un apprentissage de l'occupation de l'espace, une expérience de la liaison et des relations de causalité, une initiation aux lois de la symétrie, un puissant moyen de découverte et d'observation, une introduction au simulacre et à l'illusion... Par ailleurs, ces livres jouent aussi avec les codes et modèles, la parodie, et font produire ainsi du sens au jeune lecteur : l'accent qui y est mis sur les plaisirs de l'imaginaire et les joies du corps témoigne des mutations culturelles en cours.

Pour un public plus âgé (10-13 ans), les livres dont vous êtes le héros présentent une lecture aléatoire : on sait qu'on les lit avec un dé et qu'ils offrent l'illusion de la participation et du faire-semblant. On y joue sa vie ! Par leur fragmentation en paragraphes très brefs fondés sur la surprise, l'imprévu, le risque, ils offrent une dimension esthétique particulière qui n'est pas sans beauté dans les meilleures réussites, ni sans dangers (c'est aussi l'esthétique des spots publicitaires). Ces romans qui relèvent de la littérature populaire par les stéréotypes, la naïveté, le manichéisme, s'accordent particulièrement bien à notre univers moderne, à son isolement, au labyrinthe de ses grands ensembles et de ses réseaux d'autoroutes, ce qui explique en partie leur succès. Hélas, ils exploitent aussi le phénomène de la série, avec un risque certain de stérilité.

Un chapitre est consacré à l'humour et au rôle essentiel qu'il joue dans la littérature enfantine contemporaine pour tous âges. Le rire est en effet à la fois joie du contact, de la communication, mais aussi plaisir de la régression, de la métamorphose (cf. Roald Dahl et La Potion magique de Georges Bouillon), transgression des normes, des modèles culturels ou sociaux, prise en charge de l'agressivité. L'humour suppose des lecteurs disponibles et relève lui aussi du jeu.

De fantaisies en aventures

De l'humour à l'image, il n'y a pas loin. L'image n'est plus désormais une simple illustration, mais est devenue dans bien des cas message en elle-même. Jean Perrot étudie l'évolution de l'image contemporaine, du Père Castor (partisan du souci de lisibilité, de la sobriété) à l'École des loisirs, qui met l'accent sur les effets esthétiques, sur l'innovation graphique, et à Ruy-Vidal, dont la démarche s'adresse moins à l'enfant qu'au groupe familial averti, ce qui explique les audaces graphiques et les couleurs violentes. Après ces pionniers, d'autres éditeurs se sont engouffrés dans la voie tracée. Mais force est de constater que l'œuvre vraie ici aussi dérange 1, aussi bien par sa naïveté affirmée que par la complexité de la représentation. Quoi qu'il en soit, l'album est devenu l'objet représentatif de notre fin de siècle par son esprit d'invention et sa fantaisie sans limites.

Les deux derniers chapitres sont consacrés au roman, tout d'abord à l'analyse des procédés d'écriture, puis à l'étude du roman d'aventures. En effet, l'écriture du roman est devenue très variée : cela va de l'écrivain qui essaie de retrouver son esprit d'enfance (Colette Vivier) à ceux qui essaient de recréer la voix de l'enfant. Cette dernière technique se traduit dans d'innombrables confessions, journaux intimes, correspondances, tentatives fortement influencées par la psychanalyse et qui témoignent d'un monde mal communicant. La création littéraire semble s'opposer au témoignage brut 2 (Des cornichons au chocolat), à l'écriture factice. Le récit d'aventures est quant à lui bien vivace encore : il est vrai qu'il se plie au rituel du schéma d'initiation, qu'il met en jeu le processus d'intégration de l'individu dans la société, et, qu'au fond, il est la voie royale dans la progression vers les livres difficiles. A l'occasion, il sait faire preuve d'humour, et il est aussi rêve, proche des fictions imaginées par l'enfant qui joue.

Jean Perrot conclut sur l'évolution actuelle de la lecture et de la production. Première remarque : la lecture fonctionnelle, certes nécessaire, ne suffit plus. Pour déchiffrer notre société, il faut de plus en plus de souplesse et de vivacité, qualités encouragées par la littérature ludique. Par ailleurs, le temps d'attention se raccourcit : le contenu et la narration elle-même s'allègent. Les éditeurs ont bien compris cela et s'ils exploitent la mode, la série, ils savent aussi encourager des recherches esthétiques. Ainsi les productions répondent de plus en plus à des besoins précis tenant compte de l'âge des lecteurs. Les meilleures (dont celles analysées par Jean Perrot) permettent l'initiation complète de l'individu, intellectuelle et affective, et comme toute vraie littérature, elles produisent du réel, aident certains à grandir ou à prendre la parole.

L'ouvrage de Jean Perrot a le mérite de regrouper de multiples analyses détaillées. C'est aussi paradoxalement son défaut : seul un lecteur ayant lu une bonne partie des livres analysés pourra en tirer profit. L'abondance d'œuvres analysées rend d'ailleurs le fil conducteur très lâche, et on a parfois l'impression d'une juxtaposition d'analyses qui manque de cohérence. Néanmoins, pour les amateurs de littérature enfantine, les bibliothécaires pour enfants, les éducateurs et parents, cet ouvrage pourra rendre de grands services, non seulement par la qualité des nombreuses analyses d'ouvrages, mais aussi par le rappel fondamental que le jeu est à la base du « plaisir du texte ». Jean Perrot a heureusement évité tout langage pédant ou trop spécialisé, ce qui rend son ouvrage fort agréable à lire.

Cependant, l'index est insuffisant et ne comprend pas la liste des volumes analysés. Quelques coquilles déparent le texte, ainsi que quelques erreurs dans l'orthographe des noms propres (Assimov pour Asimov, p. 200, Piquet pour Piguet, p. 331, Vercor pour Vercors, p. 175, par exemple) ou les initiales des prénoms (H. au lieu de P.J. pour Bonzon, O. au lieu de J.O. pour Curwood). Signalons enfin une confusion : on ne dit pas les Fédérés, mais les Fédéraux (p. 324, confusion sans doute avec confédérés).

  1. (retour)↑  Cf. le pamphlet de Marie-Claude Monchaux qui, justement. s'élève contre les livres qui dérangent!
  2. (retour)↑  Ou prétendu tel : il y a toujours un travail d'écriture.