« Sauver les bibliothèques »

par Noë Richter
Le Débat, histoire, politique, société, n° 48, janvier-février 1988, p. 3-111.

« Sauver les bibliothèques » ! Sous ce titre-catastrophe, Le Débat consacre plus de la moitié d'un numéro à une question « essentielle pour la vie et pour l'avenir intellectuel du pays », qui devrait prendre « dans l'espace public le relief qu'elle mérite, contre une longue tradition de désintérêt». Il convient de garder la tête froide devant des déclarations aussi excessives, et le lecteur averti saura prendre ses distances à l'égard du dossier qui lui est proposé, et ce pour deux ou trois raisons au moins.

En prélude...

La première, c'est que l'état de catastrophe est l'état permanent des bibliothèques françaises depuis 1890, année où l'Académie des sciences morales et politiques a ouvert le premier débat public à leur sujet. Depuis, les SOS n'ont pas cessé. Leur suite est ponctuée par les premiers articles (révolutionnaires) de la toute jeune Association des bibliothécaires français (1906), les textes véhéments d'Eugène Morel (1908-1910) et d'Ernest Coyecque (1915), les propositions du Comité français pour la bibliothèque moderne (1926) et de Gabriel Henriot (1928), le rapport de la Commission ministérielle de la lecture publique (1920), les projets de la CGT (1937), de l'Association pour le développement de la lecture publique (1938) et de l'Organisation civile et militaire (1942); citons encore l'action menée depuis 1959 par la section des bibliothèques publiques de l'ABF, action qui a été déterminante dans la création du groupe de travail interministériel par Georges Pompidou (1966), le rapport Vandevoorde suscité par Raymond Barre (1980), et le rapport Pingaud-Barreau demandé par Jack Lang (1981). sans compter d'innombrables textes mineurs et d'humeur dispersés dans les journaux et les revues. Voilà pour la « longue tradition de désintérêt» qui, une fois balayée, aidera le lecteur à replacer le dossier sur un terrain plus objectif. Et là, il découvrira un autre motif d'insatisfaction : le contenu ne correspond pas à l'étiquette du produit. Une troisième raison enfin incitera le lecteur à se montrer circonspect. Elle ne vaut que pour le provincial, qui percevra le parisianisme latent des textes et, par voie de conséquence, le caractère tronqué de l'information qu'ils portent.

Lorsqu'il aura opéré cette triple mise au point, le lecteur appréciera sereinement l'intérêt de la publication, qui est grand. La revue annonce d'emblée son intention : sauver les bibliothèques d'étude et de recherche (p. 3). Il ne s'agit donc pas des bibliothèques françaises qui sont pour la plupart absentes du dossier. Les bibliothèques municipales et départementales d'abord, qui ne sont pas en péril. Jean Gattégno expose en effet, chiffres à l'appui, la politique de rénovation et de développement de la lecture publique amorcée en 1969 par Georges Pompidou, servie par le rattachement des bibliothèques territoriales au ministère de la Culture en 1975 et accélérée par l'alternance de 1981. Absentes aussi les bibliothèques universitaires, bien délabrées pourtant. Il est vrai que Le Débat a déjà consacré un numéro aux universités. Absente la DBMIST (Direction des bibliothèques, des musées et de l'information scientifique et technique) du ministère de l'Education nationale, qui aurait eu plus d'un mot à dire sur le sujet. Il est bien question des bibliothèques françaises à la fin du dossier (p. 93-111), dans deux entretiens où le ministre de la Culture et son Directeur délégué au livre et à la lecture définissent les lignes directrices de leur politique, et aussi des bibliothèques de recherche dans un texte sur les bibliothèques spécialisées et dans un projet de « Bibliothèque des lettres » (p. 76-92). Mais les deux tiers du dossier traitent de la Bibliothèque nationale, c'est-à-dire d'une bibliothèque qui récuse la fonction d'étude et de recherche et affirme vigoureusement sa vocation patrimoniale, acceptant seulement d'être un instrument de dernier recours pour le chercheur.

Tribune d'actualité

Il y a une rupture de ton évidente entre les textes consacrés à la Bibliothèque nationale et les autres. Les premiers traitent d'organisation et de politique bibliothéconomiques. Seuls des spécialistes, administrateurs ou bibliothécaires, en mesureront toute la portée. Les seconds sont des textes plus généraux qui apporteront davantage au public des usagers des bibliothèques qu'aux professionnels qui sont régulièrement informés par ailleurs. Et lorsqu'ils abordent la prospective, ces textes revêtent la réalité d'une imprécision qui autorise bien des lectures. Sans vouloir en minimiser l'intérêt, on passera rapidement sur les quatre contributions qui ferment le dossier. Elles ont surtout valeur de témoignages et ne donnent prise ni à la critique, ni au débat concret. L'entretien avec Maud Espérou est révélateur d'un des courants de l'opinion et de la sensibilité professionnelles. Affirmant que tout ne va pas aussi mal que les rédacteurs de la revue veulent le lui faire dire, elle conclut par ce malicieux pavé de l'ours : « Les chercheurs peuvent lire ce qu'ils ont envie de lire, s'ils rencontrent un bibliothécaire un tant soit peu compétent, s'ils sont Parisiens, ont une bonne paire de chaussures, un plan de métro et une certaine patience ». Les provinciaux lui sauront gré de ce candide aveu.

On s'amusera du sexisme à rebours avec lequel elle explique la mainmise des mâles de la corporation sur l'informatique, et on enregistrera avec intérêt son vibrant plaidoyer pour l'unité de l'administration centrale des bibliothèques, une idée que partage André Miquel et que n'écarte pas François Léotard, mais que Jean Gattégno combat avec des arguments péremptoires. On s'étonnera de ne pas voir Maud Espérou évoquer les structures de la coopération documentaire, à l'exception des catalogues collectifs qu'elle n'utilise que comme arguments en faveur de l'unité des bibliothèques. Or ces catalogues sont les éléments d'un système complexe où le Centre de prêt de la Bibliothèque nationale, les CADIST (Centre d'acquisition et de diffusion de l'information scientifique et technique), le PIB (prêt interbibliothèques), la messagerie électronique et, bientôt, la télécopie compensent les méfaits de la concentration documentaire en région parisienne. On tiendra donc pour négligeable un entretien qui passe sous silence ces auxiliaires indispensables à toute recherche.

On en dira autant du projet anonyme de « Bibliothèque des lettres » élaboré en 1979-1980 à la demande du ministre chargé de la Recherche. Il ne s'agit nullement d'une collection littéraire, mais d'une bibliothèque encyclopédique internationale éliminant les sciences et les techniques. Le projet ne paraît pas très différent de celui de la Bibliothèque nationale bis évoqué par Marie-Thérèse Varlamoff et aussi par Emmanuel Le Roy Ladurie dans Le Monde. L'exhumation de cette pâle esquisse tributaire d'une bibliothéconomie singulièrement archaïque ne s'imposait pas.

Imprimés en danger

Il s'agit en définitive de « Sauver la Bibliothèque nationale » et le dossier apporte un ensemble dense et précis d'informations sur la crise que traverse cet établissement public. L'essentiel est formé par de larges extraits du rapport que Francis Beck a remis au ministre de la Culture en juin 1987. Courtois et soucieux d'équilibre, les rédacteurs ont aussi donné la parole à André Miquel, administrateur démissionnaire, qui ouvre le feu en développant les propos publiés dans Le Monde le 7 octobre 1987, à cinq chefs de services ou de départements, au directeur de la Bibliothèque publique d'information et à un représentant des usagers. Ces éclairages multiples donnent un grand relief à la publication et facilitent la lecture critique de textes qui se heurtent et s'enrichissent mutuellement. Il n'est pas facile de rendre compte de positions aussi diverses, parfois nuancées, plus souvent partiales, partielles et subjectives, ponctuées de Non possumus que le rapporteur a malencontreusement et dommageablement exarcerbés par sa froideur technocratique, par des jugements abrupts et des persiflages déplaisants. Il est vain de suivre les méandres du dossier. On servira mieux les auteurs en dégageant de leurs propos quelques idées-forces et en essayant de mettre en évidence leurs divergences et leurs points d'accord.

Lorsqu'ils s'interrogent sur les causes de la crise, les auteurs se focalisent tous sur les imprimés. Pour André Miquel, il n'y a pas de problèmes à la Bibliothèque nationale en dehors du département des imprimés, et ces problèmes n'ont rien de spécifique : ce sont ceux de toutes les bibliothèques d'étude et de recherche. Jean-Yves Guiomar, qui parle au nom des usagers, cherche une raison profonde à la dégradation du service. Il la trouve, lui aussi, dans le désintérêt du corps social à l'égard d'une institution trop marquée par l'humanisme de la Renaissance et des Lumières, mais un humanisme dépouillé de son encyclopédisme et rétréci au champ des lettres et des sciences humaines, c'est-à-dire à des matières sans rentabilité immédiate qui n'intéressent pas le monde du commerce, de l'industrie et des techniques. Mais Jean-Yves Guiomar voit dans l'universalité des collections un atout précieux pour le chercheur, qui peut recourir sur place à des textes dont le besoin se révèle inopinément au cours de l'avancement des travaux.

Il est en parfait accord sur ce point avec André Miquel et les conservateurs. Femmes et hommes de terrain, plus sensibles aux causes immédiates, ceux-ci accusent les bibliothèques universitaires, celles de Paris surtout, dont le sous-développement provoque une sur-utilisation de la salle de lecture des imprimés par un public qui est encore en deçà du seuil de la recherche.

Rééducation d'une chimère

Francis Beck ne parle pas autrement, et tous conviennent de la nécessité de généraliser les microformes et de multiplier les appareils de lecture de façon à préserver les collections patrimoniales, réduire les délais et les coûts de la communication, assurer l'ubiquité des textes et déconcentrer ainsi la recherche. Mais la dissociation du contenu des textes de leur support d'origine n'apparaît à Francis Beck que comme une solution partielle. Son rapport est centré sur une proposition qui va à contre-courant d'une tradition séculaire et qui heurte dans ses fondements mêmes une déontologie professionnelle enracinée dans l'histoire intellectuelle et culturelle de la France. La Bibliothèque nationale est un monstre ingouvernable, parce qu'elle est un produit incontrôlé de l'histoire et non pas une institution programmée. Devant ce monstre, l'État se comporte comme un apprenti-sorcier impuissant à maîtriser la croissance et le fonctionnement d'un être qui a échappé à sa tutelle. Cette représentation est étayée par une analyse aiguë des missions, des fonctions, des moyens et des résultats d'une bibliothèque qui se veut « le lieu unique d'un rassemblement exhaustif de la production documentaire nationale », mais qui se révèle incapable, en dépit de moyens financiers triplés en francs constants depuis 1969, de maîtriser le flux des entrées, d'assurer la sauvegarde et la communication des collections. Et le rapporteur conclut à la nécessité de redéfinir les missions de l'établissement.

Francis Beck préconise le « recentrage sur le métier de base », c'est-à-dire la concentration des moyens sur les vecteurs traditionnels du savoir (livre, périodique, manuscrit) et sur le support-papier. Ce noyau dur admet certes des documents satellites, sur lesquels le rapporteur demeure discret. Ce qu'il dit clairement, en revanche, c'est que ce recentrage induit le démantèlement de l'institution. Les départements des estampes, des médailles et des arts du spectacle, qui ont une vocation plus muséologique que documentaire, seront intégrés à des musées ou, pour le dernier, pris en charge par une collectivité territoriale consentante (Avignon ?). La phonothèque et l'audiovisuel seront transférés à une « médiathèque nationale » à créer, qui conservera les documents sonores, audio-visuels et informatiques. L'Arsenal, bibliothèque d'étude et de recherche, 'sera doté d'un statut analogue à celui de Sainte-Geneviève ou de la Mazarine et rattaché à une institution non précisée. Les services nationaux tels que le Centre des échanges et celui du prêt seront intégrés au réseau coopératif de la Direction du livre, en dépit du fait que leur activité intéresse essentiellement la recherche universitaire. Cette fièvre d'amputation ne touche pas seulement les organes, elle atteint aussi la substance de la Bibliothèque nationale. Sauf pour les documents de valeur, le support papier d'origine sera détruit et remplacé par des microformes. D'autres sortiront du domaine de compétence de l'institution, et la conservation sera partagée entre la Bibliothèque nationale et les bibliothèques municipales en fonction de critères thématiques ou géographiques. Francis Beck invite enfin la Bibliothèque nationale à reconsidérer son rôle d'agence bibliographique nationale et à renoncer au perfectionnisme du catalogage en face des entreprises concurrentes plus performantes que sont le Cercle de la librairie et les réseaux documentaires américains dont les notices sont déjà proposées aux bibliothèques européennes. Et le rapporteur met durement en cause les choix informatiques faits par la Bibliothèque nationale.

Pour une conservation dynamique

Sévère, le constat n'a pas été rejeté par le personnel, qui avait accueilli favorablement la mission d'audit confiée à Francis Beck. Mais les responsables y relèvent des omissions, des erreurs de fait et d'interprétation, et ils sont unanimes à en dénoncer le ton et le caractère excessif. Le lecteur informé découvrira bien d'autres inexactitudes, approximations et impropriétés dans l'ensemble des textes publiés. Il n'est pas utile de s'y arrêter, parce qu'elles ne sont que de détail et que les rectifier ne modifierait pas les idées directrices qui, seules, mobiliseront l'attention du lecteur. Celui-ci percevra très vite que les positions de Francis Beck s'inscrivent dans l'esprit du management d'entreprise et de la recherche de la rentabilité, alors que les responsables de la bibliothèque se situent dans l'esprit de la gestion de biens et de services culturels, qui sont d'une nature différente des biens et des services économiques. Il comprendra que le dialogue entre le rapporteur et le petit monde de la Bibliothèque nationale est un dialogue de sourds. Du début à la fin, il y entendra résonner un mot, obsessionnellement, le mot « exhaustivité ». Pour Francis Beck, le souci d'exhaustivité, la « boulimie », le « fétichisme » sont la marque du « professionnalisme orgueilleux» de l'institution. L'exhaustivité de la collecte, du traitement et de la conservation des documents « constitue l'épine dorsale de la culture professionnelle des conservateurs ». Mais elle n'est pas une « norme d'activité ». Elle est un « idéal inaccessible » et aboutit à une « accumulation brute des documents du passé » formant « des collections inexploitables et stériles». La Bibliothèque nationale répondrait mieux aux exigences de la mémoire collective en sélectionnant la production et en donnant la priorité au traitement, à l'exploitation et à la communication.

Écrivant cela, Francis Beck répond directement à l'esquisse d'une Mnémothèque nationale définie par André Miquel comme un « réservoir de la mémoire mobilière de la nation ». Les deux propos ne sont pas conciliables, et le premier ne s'accorde pas non plus aux exigences d'une recherche pluridisciplinaire, qui est une appréhension globale de la vie collective et associe des documents de natures différentes. Une telle recherche ne s'accommode pas de la sélection et de la dispersion. Jacqueline Sanson remarque à ce sujet que « la vocation muséographique d'un département tient moins à la nature des documents conservés qu'à l'optique avec laquelle on les traite, on les conserve et on les communique ». La convergence du propos avec ceux d'André Miquel, de Laure Beaumont-Maillet et Jean-Yves Guiomar suscite l'inquiétude : la rationalité du rapport Beck ne serait-elle pas plus nuisible qu'efficace parce qu'en porte-à-faux dans l'économie générale de la recherche d'aujourd'hui ?

Dans son entretien avec Le Monde, Emmanuel Le Roy-Ladurie a tempéré la brutalité du rapport Beck. Et même si François Léotard incline davantage vers le recentrage préconisé que vers la mnémothèque (p. 108), on veut espérer que le gouvernement saura séparer le bon grain de l'ivraie et faire la synthèse des propositions novatrices du rapport et de la tradition. Le destin de la Bibliothèque nationale ne peut pas être déterminé par des exigences d'efficacité et de rentabilité. Partie intégrante de notre patrimoine, elle incarne et symbolise à sa manière la continuité nationale, dont l'État est le garant. Qu'il veille à préserver l'institution. En portant la controverse sur la place publique, Le Débat a bien rempli son rôle. Il aura contribué à clarifier les données d'un problème difficile où le simplisme des positions serait générateur d'irréparables dégâts.