L'illustration 1843-1944

vie et mort d'un journal

par Claire Lesage

Jean-Noël Marchandiau

Toulouse : Privat, 1987. - 344 p. ; 24 cm. - (Bibliothèque historique Privat)
ISBN 2-7089-5335-4 : 168 F.

L'Illustration, revue appréciée des chercheurs pour son iconographie et ses analyses, assez neutres pour exprimer l'opinion de la bourgeoisie de la Troisième République, n'avait jamais fait l'objet d'une monographie embrassant toute son histoire. Jean-Noël Marchandiau, en publiant sa thèse chez Privat, nous propose de suivre son développement, depuis sa création, en 1843, par des libéraux républicains opposés au régime de Louis-Philippe, jusqu'à sa mort en 1944, où sa publication fut interdite par l'ordonnance du 30 septembre.

Disposant de sources exceptionnelles, qui feraient l'envie de nombreux chercheurs, puisqu'il s'agit des archives mêmes de la société, restées sur place depuis son installation rue Saint-Georges à la fin du XIXe siècle, Jean-Noël Marchandiau a choisi le plan chronologique qui s'imposait ici. Se fondant sur les importants pouvoirs dont jouissaient les directeurs-gérants successifs, il distingue trois périodes dans l'histoire de L'Illustration : sous les fondateurs, de 1843 à 1903 ; sous Auguste Marc et son fils Lucien Marc, de 1860 à 1903 ; sous René Baschet enfin, secondé par plusieurs membres de sa famille, de 1904 à 1944. A chaque époque, il trace le portrait des dirigeants et des collaborateurs (journalistes ou dessinateurs), décrit les rubriques de la revue, les tendances de l'illustration et de la rédaction, la pratique du reportage, l'évolution de la publicité, les rapports avec le pouvoir politique, les progrès techniques, l'organisation sociale de l'entreprise, et définit le lectorat plus précisément, à mesure que ses sources sont plus riches.

De la bonne ouvrage

Les quatre fondateurs, Adolphe Joanne (géographe), Édouard Charton (saint-simonien), Jean-Jacques Dubochet (éditeur et homme politique) et Jean-Baptiste Alexandre Paulin, créent une revue illustrée, selon l'exemple anglais, autant par idéal libéral et républicain que par esprit d'entreprise. Paulin, qui devient rédacteur en chef et gérant, est comme deux de ses amis un ancien journaliste du National et reste également éditeur (il est dommage qu'on ne nous donne pas d'autre titre de sa production que l'Histoire du Consulat et de l'Empire, de Thiers). Il trace dès ces premières années quelques constantes dans l'inspiration et les méthodes de L'Illustration : l'information doit être de première main (il envoie des correspondants sur les lieux, ou sollicite la collaboration de lecteurs) ; l'illustration est primordiale, et les derniers perfectionnements techniques doivent être utilisés - alors la gravure sur bois de bout -, le style doit être soigné, les articles sincères et clairs. La modération morale inspire le repli politique, tant qu'un régime républicain n'aura pas été instauré, qui s'accompagne d'une condamnation des excès des « socialistes » de 1848. La même modération veut repousser l'étalage de faits divers sanglants, ou la publication de feuilletons populaires qui en soient trop proches. Les élans héroïques sont réservés aux interventions françaises à l'étranger (colonisation de l'Algérie, guerre de Crimée, unité italienne) : l'armée française, bien que royale ou impériale, est toujours glorifiée. Enfin, les distractions sont évoquées par les pages consacrées à la musique, au théâtre, à l'opéra et à la vie parisienne, et plus directement sont proposés des romans-feuilletons, des nouvelles, des caricatures.

Les successeurs de Paulin, Auguste Marc, ancien dessinateur de la revue, puis son fils Lucien Marc, reprennent ces lignes, souvent renforcées : l'horreur pour les « socialistes », incarnés par Proudhon, les grévistes et la violence sociale, est confirmée par l'expérience vécue de la Commune ; l'armée française devient sacrée depuis qu'elle est républicaine ; la russophilie et l'anglophobie, auparavant à peine esquissées, trouvent des aliments dans l'actualité, etc. Les améliorations matérielles se succèdent pour rendre L'Illustration plus attrayante, avec l'apparition des lithographies en couleurs et des premières photographies, très longtemps encore retouchées pour se rapprocher du dessin. Puis le perfectionnement et la réduction des appareils photographiques permettent de véritables reportages sur le vif, et l'installation de machines à composer et à imprimer très modernes garantit de forts tirages de qualité. Les numéros spéciaux de L'Illustration, qui jouiront d'une grande renommée, font leur apparition grâce à cet équipement : numéro de Noël, Salon des artistes, visites officielles...

Vie et mort d'un grand tirage

René Baschet, élu par l'Assemblée générale en 1904, continue dans les mêmes directions. Il cherche à disposer toujours du matériel le plus moderne, de bons dessinateurs et journalistes, et n'hésite plus à recourir largement à la publicité, qui reste néanmoins confinée dans des pages spéciales, le plus souvent absente des collections reliées. La doctrine « se pétrifie : confiance en la République, en l'armée, dans le Pays avec son merveilleux drapeau tricolore quasi thaumaturge, confiance en ses tribunaux infaillibles et ses parlementaires corrompus ». Pendant la guerre de 1914-1918, L'Illustration se mobilise elle aussi, malgré les difficultés de fabrication, et accentue son rôle social à l'égard de ses employés. En 1928-1929, elle atteint l'apogée de sa puissance, et René Baschet fait construire une usine ultramoderne à Bobigny, inaugurée par de nombreux officiels.

La période de la guerre de 1939-1945, où L'Illustration continua à paraître et fut compromise dans la collaboration, est à notre avis trop développée par rapport aux autres périodes, dans un souci de justification (ce qui a empêché d'approfondir d'autres aspects ?). Comme il arrive souvent. Jean-Noël Marchandiau s'est sans doute passionné pour sa revue, et n'a plus songé qu'à la défendre et mettre ses qualités en valeur, là comme ailleurs. Le danger de l'hagiographie point parfois, inconsciemment, et ne résulte peut-être que de l'imprégnation par le style même de L'Illustration, qui se révèle plusieurs fois à la lecture.

L'intérêt du sujet - une revue prestigieuse, la première d'un certain type de périodique, d'une longévité exceptionnelle - et la richesse des sources consultées laissent espérer à tout historien une contribution décisive et définitive à l'histoire de la presse. Malheureusement, cet espoir est parfois un peu déçu, car l'ampleur même de l'objet interdit des développements sur tel ou tel aspect qui aurait passionné l'un ou l'autre. Cette étude est cependant très importante, car elle a tracé l'histoire générale de L'Illustration, a donné un cadre et des références pour des enquêtes ultérieures plus détaillées. Surtout, mérite de la synthèse, elle a indiqué les grands mouvements, les continuités de pensée qui ont influé sur une partie notable de la population, dans les deux sens du terme.

Ces qualités indéniables sont desservies par de très nombreux défauts d'édition : le texte n'est pas accompagné de notes ; un index, même réduit aux collaborateurs, fait cruellement défaut, et n'est pas compensé par une table des matières générale détaillée ; les intertitres ne sont pas toujours judicieusement choisis : enfin, les coquilles sont beaucoup trop nombreuses. Quand l'erreur porte sur des noms propres (Lucien pour Auguste Marc, p. 123 et 127, Paul pour Pierre Quillard, p. 182) ou sur des dates (1943 pour 1843 p. 53, 1939 pour 1929 p. 244, etc.), elle est d'autant plus grave qu'il n'est pas toujours possible de la vérifier sans répertoire bibliographique, comme dans les cas cités : y a-t-il une erreur sur la date de naissance de Jules Claretie, p. 62, ou a-t-il réellement fondé un journal politique à 14 ans, p. 63 ? Ces défauts font souhaiter la parution d'une édition corrigée, qui rende cet ouvrage plus digne de son contenu et de son utilité.