Le livre à Liège et à Bruxelles au XVIIIe siècle

par Denis Pallier
éd. Roland Mortier et Hervé Hasquin.
Bruxelles : éd. de l'Université de Bruxelles, 1987,167 p.; 24 cm. - (Université libre de Bruxelles, groupe d'études du XVIIIe siècle, Études sur le XVIIIe siècle, 14)
ISBN 2-8004-0930-4 : 750 FB

Ce recueil regroupe six études sur des aspects divers de l'histoire du livre. S'y ajoute le compte rendu d'une journée organisée en mai 1987 à l'Université libre de Bruxelles sur l'armée et les militaires au XVIIIe siècle, dont une contribution au moins concerne le livre, celle de François Moureau, sur la naissance de la presse militaire à l'époque de la Guerre de sept ans.

La première étude, menée par R. Birn de l'université d'Oregon évoque, à partir des archives de la Bastille, les rapports entre le libraire-imprimeur liégeois Jean-François Broncart et Joseph Huchet, son agent à Paris de 1702 à 1705. Apparaissent les filières d'introduction de livres interdits et éditions pirates via les libraires de Reims, Verdun, Metz, Sainte-Menehould et le réseau de diffusion d'un courtier français, bourgeois bien protégé, disposant d'une organisation de correspondants : imprimeurs et libraires de Paris, d'Alençon, d'Angers, acheteurs occasionnels bourgeois et aristocrates. L'objectif initial de la collaboration entre Broncart et Huchet est la diffusion à Paris de l'édition in-folio de la Bible de Lemaistre de Sacy, faite par le Liégeois contre le privilège du Parisien G. Desprez. Mais Huchet, sentant l'évolution des goûts du public, est rapidement demandeur d'œuvres de Moreri, de Bayle, de théâtres italiens et de journaux hollandais. Le contrebandier amateur de contreverse religieuse, de satire, anticléricale ou contre le roi, sera embastillé en 1705, puis exilé.

Daniel Droixhe apporte une contribution dans un tout autre domaine : l'identification des éditions déguisées par une fausse adresse, grâce à l'analyse du matériel typographique et des pratiques d'impression. Après avoir évoqué divers éditeurs liégeois, Boubers, Desser, Plomteux et le problème des gravures copiées, D. Droixhe inventorie le stock ornemental de l'atelier Bassompierre, dresse la fiche signalétique des compositions courantes et met l'ensemble en rapport avec le corpus des éditions connues pour la période 1744-1772. Si l'unité de l'ornementation est assez grande, elle n'est pas aussi large, chronologiquement, que celle fournie par les bois gravés. Les éléments décoratifs se répartissent en séquences chronologiques tributaires des renouvellements de matériels.

Le noyau de l'ouvrage est composé de trois études de bibliothèques. Il était logique de donner la préséance à la bibliothèque de Charles Nicolas d'Oultremont, prince-évêque de Liège (1764-1771), examinée par D. Jozic. L'inventaire réalisé en 1771-1772 pour la dispersion de ce cabinet de 371 volumes, de culture générale et non d'érudition ou de bibliophilie, fait apparaître la prépondérance de la théologie et de l'histoire, l'absence de la philosophie, des romans et de la poésie. Deux caractéristiques marquent cette bibliothèque. La place des auteurs et des imprimeurs liégeois et l'influence dans la composition des Conseils pour former une bibliothèque de J. Formey et du Catalogue des livres de Jean Théodore, duc de Bavière. Suivant le modèle donné par Michel Marion dans sa remarquable étude des bibliothèques privées parisiennes, B. Desmaele décrit une série de 21 bibliothèques bruxelloises, d'après des inventaires après décès ou des catalogues de vente. Chronologiquement, comme à Paris, ces bibliothèques sont détachées de l'actualité, avec cependant 25% d'ouvrages de moins de dix ans. 50 % des textes sont en français, 35 % en latin, 14 % en néerlandais. Il s'agit majoritairement d'éditions belges, françaises ou des Pays-Bas, mais les presses de Bâle, Francfort, Venise et Vienne sont bien représentées. Le petit nombre des éditions prohibées montre que Bruxelles est plus conservatrice que, par exemple, Anvers. Dans l'ordre des lectures viennent la théologie et la religion, l'histoire et la géographie, les sciences et arts, le droit, puis les belles-lettres.

Sous un angle plus étroit, celui des lectures d'économie politique de dix grands commis des Pays-Bas autrichiens, dont les carrières se sont étendues sur une grande partie du XVIIIe siècle. CI. Sorgeloos montre en revanche le mouvement des idées. L'économie politique tient une place croissante dans les bibliothèques de ces agents de l'Etat, au-delà des 4,8 % constatés en France dans les collections des fermiers généraux. Les auteurs physiocrates et libéraux y supplantent les néomercantilistes. Dans le troisième quart du XVIIIe siècle, il semble bien que cette littérature traitant de la réhabilitation de l'agriculture, du commerce, de la dérogeance, des monopoles, des finances, des systèmes d'imposition et du calcul de la population bouscule la routine administrative. Après avoir évoqué les libraires et les lecteurs, il était juste que la dernière étude soit consacrée, par Th. Dutilleul, à un auteur : Jean Castilhon, qui publie en 1787 chez François-Joseph Desoer à Liège une Bibliothèque bleue entièrement refondue. Castilhon est un érudit, un journaliste au service de la philosophie des lumières. La comparaison entre les éditions populaires de la Bibliothèque bleue et l'édition de 1787 montre comment la réécriture d'un matériau traditionnel et conformiste affaiblit la tonalité religieuse, introduit un discours égalitaire, un modèle politique de monarchie modérée et l'éloge d'un nouveau monde économique.

Ainsi que l'exprime Daniel Droixhe dans l'introduction au recueil, la région étudiée est intervenue de manière plus précoce dans la diffusion par les presses des idées nouvelles que dans leur « consommation ». Les idées du temps entreront surtout avec les armées de Louis XV victorieuses à Fontenoy et Rocourt. On constate ici le travail d'infiltration préalable, les passerelles qui mènent vers les idées nouvelles.