Bientôt l'Euroculture

la politique française pour une Communauté culturelle européenne

Patrick Olivier

Pendant 25 ans, la coopération culturelle entre les pays de la CE s'est essentiellement réduite à une coopération bilatérale. En 1984, les ministres de la culture, réunis pour la première fois, décident d'une action incitative commune qui laisserait aux différents pays la possibilité d'exprimer leur identité propre, dans un contexte international nouveau. La France proposa des projets à mettre en oeuvre autour de quatre grandes priorités d'actions - audiovisuel, livre, formation, mécénat -, proposition qui remporta l'adhésion unanime des ministres lors de la dernière réunion, fin 1987. Ces quatre voies doivent faire l'objet d'une coopération prioritaire en Europe.

For twenty-five years the cultural cooperation between the countries of the European community has only been bilateral. In 1984, all the ministers of Culture, in their first meeting, decided on a concerted action which would however let each country express its own identity within a new international context. France suggested to implement several projects according to four main priorities - audiovisual, book, training, patronage. The proposal met all the ministers' agreement during the last meeting of 1987. Those four lines will be subject to priority programmes in Europe.

BIEN que les signataires du Traité de Rome, en 1957, aient tenu à affirmer leur détermination à établir « les fondations d'une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens », il ne semble pas que la culture leur soit immédiatement apparue comme le vecteur de cette union, puisque les préoccupations communautaires sont restées avant tout, pendant vingt-cinq ans, agricoles et industrielles.

Durant toute cette période, la coopération culturelle en Europe se développait par d'autres voies : sur une base commerciale, la plupart des organisateurs incluant dans leurs tournées les pays d'Europe, notamment francophones, ou, sur crédits publics, visant à renforcer les courants d'échanges bilatéraux avec nos principaux partenaires tels que l'Italie ou l'Allemagne fédérale. Dans le même temps, les États signataires de la Convention culturelle européenne (l'Europe de l'Ouest au sens large, de la Scandinavie à la Turquie) travaillaient au sein du Conseil de l'Europe dans un cadre surtout réflexif et normatif, en une lente et indispensable prise de conscience de leurs intérêts culturels communs.

Le vrai départ

La véritable relance politique d'une coopération cuturelle en Europe remonte seulement à quelques années : après avoir été exclus pendant un quart de siècle des activités communautaires, les ministres de la Culture de la Communauté tinrent, en juin 1984, une première réunion officielle à Luxembourg, qui avait été précédée de deux réunions préparatoires informelles, à Naples et Athènes.

Ils décidaient alors de lancer une coopération culturelle au sein de ce noyau dur des Dix, puis bientôt des Douze avec l'arrivée de l'Espagne et du Portugal. Les objectifs étaient clairement définis: cette coopération, qui ne se substituait pas à la coopération au sein des autres organismes, mais la complétait et devait la stimuler, visait à retrouver les racines culturelles européennes et à promouvoir les identités contemporaines, dans un contexte international nouveau, où le lien entre les poids économiques et les conditions de la création était de plus en plus marqué. Relever le défi des images, assurer le plein développement de l'industrie du livre, permettre à toutes les cultures européennes de s'exprimer librement, telles étaient quelques-unes des volontés majeures de cette politique nouvelle. Le terrain n'était pas vierge, mais il manquait jusqu'alors cette volonté politique qui venait de naître - et ce, même si les réalisations n'ont pas été immédiatement à la hauteur des ambitions.

Il est intéressant de noter que les quelques craintes au sujet de la création d'une « Euroculture », sorte de conformisme européen banalisé et uniformisé, ont été rapidement balayées devant la volonté unanime de travailler dans le respect des différentes composantes de l'Europe, non seulement nationales, mais même régionales. Il semble désormais admis de tous que la Communauté ne représente pas une unité culturelle, mais que sa force provient, au-delà de racines communes, de la diversité culturelle et linguistique de ses capacités de création. Bien plus, est née la conscience d'un danger, pour ces cultures . européennes, d'une standardisation mondiale à travers des images venues d'ailleurs, telles que commençaient à les'véhiculer les nouveaux modes de communication. Malgré cela, il apparut désormais à la majorité des gouvernements que seule l'Europe pouvait constituer un marché suffisant pour l'amortissement des produits culturels, tels que les films ou les productions audiovisuelles en général.

La discussion institutionnelle révéla, bien sûr, de nombreux obstacles : problème de la compétence communautaire, puisque la coopération culturelle n'était pas directement prévue par le Traité de Rome; problème de la coordination avec les autres institutions travaillant en Europe (l'UNESCO, partiellement, le Conseil de l'Europe, la Fondation d'Amsterdam 1, la fondation européenne de Paris 2 en projet,...); problème du financement des actions décidées par les ministres.

Les propositions françaises

Face à ces débats qui retardaient trop souvent les réalisations effectives, en dépit des volontés politiques, la France s'est vue contrainte d'adopter une position originale, qu'elle exprima dans le Livre bleu pour une Europe de l'éducation et de la culture, publié en 1987, à l'occasion du 30e anniversaire du Traité de Rome. En proposant à nos partenaires une liste d'actions concrètes à mettre en oeuvre prioritairement, le gouvernement français entendait dépasser les débats budgétaires ou institutionnels dans lesquels s'étaient enlisés des projets pourtant urgents : le message pragmatique du gouvernement français invitait à travailler, avec tous les volontaires, sur des projets précis, sans préjuger du cadre institutionnel, le cadre communautaire demeurant bien sûr la solution idéale en cas d'unanimité entre les Douze, voire le cadre du Conseil de l'Europe, pour des projets suscitant l'accord des 24 signataires de la Convention culturelle.

Cette position plus souple et plus pragmatique, qui visait à dépasser les blocages institutionnels, en passant, lorsque cela était plus efficace, à une Europe « à géométrie variable », fut reçue par nos partenaires de la Communauté comme une « provocation positive », ou provocation à l'action. Lors de la dernière réunion des ministres, fin 1987, à Copenhague, on vit en fait se dégager un remarquable consensus en faveur d'une coopération à Douze, et les priorités d'actions proposées par le ministre français - audiovisuel, livre, formation et mécénat - furent reprises par tous.

Les actions prioritaires

L'Europe a, en effet, progressivement, et récemment, pris conscience qu'il existait un « défi des images ».

L'audiovisuel

Non seulement l'audiovisuel joue un rôle de plus en plus important dans les comportements culturels du grand public, mais, en outre, les nouveaux médias, tels que le satellite, nous posent des problèmes culturels, juridiques et technologiques qu'il faudra surmonter en temps utile. Les besoins en programmes télévisés européens deviennent, par ailleurs, criants : quelques dizaines de milliers d'heures de programmes à la fin de cette décennie. Aussi importe-t-il de relancer la création audiovisuelle en Europe : c'est le sens de l'ouverture de « la sept » à nos partenaires européens. C'est aussi le sens de la signature d'un accord d'aide à la coproduction européenne, à l'initiative de la France, avec neuf autres pays de la Communauté et trois pays européens qui lui sont extérieurs. Parallèlement, la négociation de la directive « Télévision sans frontière » est en bonne voie d'aboutir, qui régularisera la diffusion par satellite. Le choix d'une norme commune européenne pour la télévision à haute définition est également un élément déterminant de cette politique.

Le livre

C'est par le livre que s'est imposé, dès la Renaissance, le sentiment d'être Européen, et il reste sans doute un accès privilégié à la culture et aux modes d'expression de nos voisins. Des actions significatives sont à l'étude : promotion de la traduction, création d'une « eurocollection » 3 et aussi, plus techniquement, interconnexion informatique des bibliothèques. Mais là encore, les conditions économiques et la nécessité de respecter la spécificité des industries culturelles ne doivent pas être méconnues : il faut que le livre circule et qu'il y ait égalité d'accès du lecteur, dans un système de commercialisation qui n'obéisse pas seulement aux règles du marché; c'est pourquoi la France et la quasi-totalité des pays voisins restent attachés au système du prix unique du livre en Europe.

La formation

Il y a quelques siècles, il n'était de bonne « formation » humaniste qu'européenne. Cette voie est à redécouvrir.

Les responsables publics et privés s'intéressent d'ailleurs peu à peu aux perspectives de formation commune des gestionnaires de la culture ou des professionnels de l'image et du son. C'est ainsi que la nouvelle école française de l'image et du son, la FEMIS, a été conçue dès sa création avec une vocation européenne.

Le mécénat

Le « financement de la culture » est, enfin, un sujet de réflexion commun à beaucoup de pays européens. Une importante réunion du Conseil de l'Europe qui eut lieu à Sintra, en septembre 1987, avait déjà posé les problèmes des financements publics et privés de la culture. Il convient également de voir comment peut s'envisager, à l'échelle communautaire, une plus grande implication du monde industriel dans le financement des échanges culturels : harmoniser, par exemple, les mesures d'incitation fiscale, ou encore créer un Conseil européen du mécénat ?...

Ces quatre voies, qui feront l'objet d'une coopération prioritaire en Europe pour les années à venir, n'excluent pas, bien sûr, la poursuite de l'important travail de fond mené, soit à l'initiative de la Commission, soit à celle du Conseil des ministres, dans les différents secteurs artistiques ou patrimoniaux.

Ainsi, au cours des quatre dernières années, les ministres européens et la Commission de Bruxelles ont-ils abordé un nombre important de problèmes concernant tous les aspects de la Culture. Les résultats, peut-être limités, sont toutefois déjà significatifs ; quant aux grandes orientations, elles paraissent désormais claires. Sans doute peut-on compter sur les grandes opérations médiatiques pour mobiliser davantage le public, les professionnels et les créateurs français sur des enjeux européens : l'Année européenne du cinéma et de la télévision, en 1988, ou encore Paris, capitale européenne de la culture, en 1989, par exemple.

L'échéance du marché unique européen, au premier janvier 93, est désormais proche et ses implications exactes dans les domaines de la culture et de la communication sont actuellement en cours d'évaluation, mais sans doute reste-t-il encore beaucoup de travail en commun pour faire de l'Europe cette « zone de libre-échange culturel » qui est la condition de la survie de la création européenne.

mars 1988

  1. (retour)↑  La Fondation d'Amsterdam, créée en 1954, de statut juridique néerlandais, a pour objectif de développer en Europe la coopération dans les domaines de la culture, de l'éducation, de l'environnement et de la vie sociale. Elle subventionne les projets à contenu européen impliquant au moins trois pays européens.
  2. (retour)↑  La Fondation européenne, fondée par accord intergouvernemental en 1983 entre les dix États membres de la CEE (l'Espagne et le Portugal n'ayant pas encore adhéré), devait avoir son siège à Paris et exercer des activités propres à développer la conscience européenne, notamment dans le domaine culturel. Les Pays-Bas n'ayant toujours pas ratifié le traité, cette fondation reste actuellement en préfiguration.
  3. (retour)↑  L'institution d'une « Eurocollection », telle que la propose le gouvernement français, permettrait d'attirer l'attention sur les œuvres importantes et d'établir une « bibliothèque de référence », reflet de la production européenne de qualité. Dans cet esprit, un accord pourrait être passé entre maisons d'édition exerçant dans différents États membres et les titres pourraient être sélectionnés par un jury désigné par les éditeurs et les autontés nationales qui accorderaient leur soutien à l'opération, les ouvrages étant, bien sûr, identifiés par une présentation uniforme.