Laissez-les lire ! Les enfants et les bibliothèques

par Louis Baize

Geneviève Patte

Nouv. éd. entièrement revue et mise à jour. Paris : Turbulences : Le Temps apprivoisé, 1987. - 358 p. ; 21 cm. - (Collection Enfance heureuse)
ISBN 2-7082-1947-2 : 88 F

En 1924, Eugène Morel, pionnier et théoricien de la lecture publique, inaugure la première bibliothèque, dans des termes encore valables aujourd'hui. Passant par hasard rue Boutebrie, devant L'Heure joyeuse, Geneviève Patte « a découvert les bibliothèques pour enfants et choisi d'y travailler ». En 1964, après avoir fait un stage de plus d'un an à la New York public library et visité, entre autres, la Bibliothèque pour la jeunesse de Munich, elle prend la direction de La Joie par les livres. Cité de la Plaine à Clamart. Dans ce grand ensemble, cité-dortoir de la banlieue parisienne, habité par une population à majorité ouvrière et immigrée, la bibliothèque était « le seul équipement d'accès facile et gratuit ». Le bâtiment attire les regards au milieu des tours : il ne comporte pas d'étages, toutes les pièces sont rondes et les dimensions et l'aménagement intérieurs ont été pensés en fonction des enfants. Cette bibliothèque « expérimentale » et les services qu'elle a développés sont restés depuis une référence, comme l'avait été L'Heure joyeuse de la rue Boutebrie (aujourd'hui installée rue des Prêtres-Saint-Séverin).

En 1978, dans la même collection, Geneviève Patte avait publié la première édition de ce livre *. Dans cette seconde édition, augmenfée d'une soixantaine de pages, le plan général n'a guère été modifié. En fonction de l'évolution de ces dernières années, tant de la production éditoriale que de la demande du public et de l'importance prise par des produits nouveaux, le texte a été enrichi (par exemple en ce qui concerne les documentaires, l'animation et l'utilisation des nouveaux médias). C'est à la fois une sorte d'autobiographie professionnelle, un panorama de la situation de l'édition et de la littérature pour la jeunesse en France dans les années 1980, et un plaidoyer en faveur des bibliothèques pour enfants et adolescents, encore trop peu nombreuses. Ces bibliothèques étant « un des rares lieux collectifs gratuits qui offrent aux enfants cette possibilité d'indépendance et de côtoiement et la rencontre des autres ».

La richesse de l'information est une des principales qualités de ce livre : c'est tout le contraire d'une œuvre de théoricien. L'auteur parle des livres comme quelqu'un qui les a lus avec plaisir, pour beaucoup, qui les a choisis à la suite d'un travail d'équipe et qui a su faire partager son plaisir aux enfants. Il y a aussi, en creux, par une comparaison de la production des pays anglo-saxons avec ce que proposent les éditeurs français, un relevé sans complaisance des lacunes de la production française. En France, jusqu'à ces dernières années, la littérature pour la jeunesse n'a pas été reconnue dans sa pleine autonomie parce que « beaucoup de maisons d'édition françaises de livres pour enfants ont d'abord été des maisons d'édition de livres scolaires..., marquées par cette origine ». Et il y a souvent - le cas s'est présenté il y a quelques mois - toutes sortes de censures plus ou moins insidieuses.

Une des conclusions majeures est que les bibliothèques pour enfants doivent être ouvertes à toutes les classes d'âge, à tous les groupes sociaux, parce que « les livres, pour révéler leurs richesses, doivent atteindre l'enfant dans tous les milieux où il vit ; là où les questions se posent, dans la famille, dans son école, mais là aussi où il a du temps : à la bibliothéque, dans les salles d'attente des pédiatres et des dentistes, chez lui ». L'auteur insiste à de très nombreuses reprises sur le rôle primordial de l'adulte dans la découverte, dès le plus jeune âge, du plaisir de lire ou de regarder des albums. Par exemple, à l'heure du coucher, les parents «... découvrent avec leurs enfants le plaisir du partage d'une histoire. Ce sont les familles dans lesquelles l'histoire avant le coucher constitue un rite, un instant privilégié de la journée, un moment d'intimité entre l'adulte et l'enfant, une expérience difficilement remplaçable ». Les personnes âgées ont aussi un rôle à jouer auprès des enfants, elles « jouent vraiment le rôle de grand-mères sans s'imposer... Toujours disponibles à leurs questions ou à leurs récits, ouvertes à leurs intérêts... ».

Cette réflexion n'est pas abstraite mais fondée sur une expérience personnelle et la rencontre de nombreux éducateurs, parents, bibliothécaires, en France et à l'étranger, et des enfants eux-mêmes. Les « mauvais lecteurs » et « les enfants insatisfaits peuvent se transformer en perturbateurs, faire du bruit pour le plaisir, détruire pour attirer simplement l'attention des adultes ». Et, un peu plus loin : « La difficulté d'intégration des adolescents se manifeste de temps en temps dans bien des bibliothèques, dont la nôtre. Elle est rarement résolue. Elle révèle le problème très grave de la place des adolescents dans notre société... ». Pour être bibliothécaire auprès des enfants, il faut de multiples qualités : être « curieux», avoir « le goût et le don du partage, une certaine santé, de la patience aussi ; une maturité affective et intellectuelle, une curiosité ouverte sur le monde sont absolument nécessaires ». Quant aux aptitudes (l'auteur écarte le terme galvaudé de vocation) : « curiosité, équilibre, humour.. goût de la communication et intérêt pour tout ce qui est éveil ». Enfin, « l'aptitude au travail en équipe est primordiale ». Tant il est vrai que s'occuper des enfants n'est pas une tâche subalterne. Et, même en acceptant et enencourageant l'intervention des bénévoles, les bibliothécaires doivent être des professionnels compétents.

Par rapport à la première édition, la 8e partie « Annexes » a été complétée et améliorée, avec un très grand nombre d'adresses utiles et une bonne bibliographie. A qui s'adresse un tel ouvrage ? A toutes celles et à tous ceux qui fréquentent les enfants, des premiers mois de la vie à l'âge adulte : parents, éducateurs, enseignants... Ce n'est pas un traité de bibliothéconomie. Les coûts et les conditions de réalisation (financement, construction, aménagements...) d'une bibliothèque pour enfants ne sont pas abordés. Nous avons regretté l'absence d'une notice historique et technique détaillée et illustrée sur la bibliothèque de la Cité de la Plaine. Par ailleurs, un index aurait permis de retrouver rapidement les remarques relatives à un même sujet, dispersées tout au long des 350 pages (sur la pédagogie Freinet ou l'audiovisuel, par exemple). Au total, une oeuvre riche et informée, lucide et généreuse, personnelle sans dogmatisme. Une contribution essentielle, selon nous, à la connaissance et au développement des bibliothèques et des enfants qui les fréquentent.