Les mystères de l'IFLA

Deuxième épisode : les sanglots longs

Martine Darrobers

Résumé de l'épisode précédent. L'IFLA est une organisation gigantesque, marquée par la prépondérance anglo-saxonnne en dépit d'une certaine diversification : le congrès de Brighton aura vu apparaître l'émergence des pays latins, européens ou sud américains, tandis que les pays du Tiers monde revendiquent la mise en oeuvre de voies originales. Le thème du congrès, les bibliothèques dans un monde en mutation, faisait référence au développement de l'industrie de l'information, multinationales contrôlant l'ensemble des différentes sphères de production et de distribution, multiplication de nouveaux canaux de distribution (en particulier le CD-ROM), avènement proche de l'édition électronique. Le corollaire de ces évolutions, la concentration de l'information et sa rentabilité, met directement en cause le rôle des bibliothèques comme vecteur de démocratisation de l'information et de la culture, au moment même où leurs ressources traditionnelles se réduisent.

Les ruses de l'histoire

Si les hypothèques qui pèsent sur la société de l'information (ou, si l'on préfère, de la désinformation) intéressent l'ensemble des bibliothèques, le défi interpelle au premier chef les bibliothèques publiques, dont les usagers ne recherchent guère d'information à but strictement lucratif. Situation paradoxale qui veut que ces établissements se retrouvent en première ligne d'une évolution à laquelle ils n'ont jusqu'à présent guère participé... L'alternative est cruciale, d'autant plus difficile à négocier soulignait Trevor Haywood que, dans leur ensemble, les bibliothèques publiques subissent les effets de l'offensive anti-Etat qui se développe dans de nombreux pays, qu'elles sont confrontées à la récession, à la pénurie. Or, l'univers de l'information en ligne ne se limite plus à la seule référence bibliographique ni au résumé pré-mâché, longtemps l'apanage des nantis de la culture, clients d'autres types de bibliothèques. La disponibilité du texte intégral (on retrouve le CD-ROM !) marque une étape nouvelle, dans la mesure où elle permet(tra) de pallier les défaillances des circuits publics de fourniture des documents. Face à la gravité de l'enjeu, il n'est plus possible, pour les bibliothèques publiques, de se retrancher derrière leurs citadelles traditionnelles de produits-papier et elles devront étudier la façon de prendre en main les moyens d'une offre adaptée aux besoins des gens ordinaires, si elles ne veulent pas voir ces derniers exclus en pratique de la société de l'information.

Cette insertion implique qu'elles redéfinissent leur politique tarifaire, qu'elles étudient les modalités d'une participation du public tout en maintenant leur vocation traditionnelle ; sur cette question délicate, l'IFLA a pris nettement position, encore que, à bien y regarder, ladite position ne paraisse pas très nette : après examen des résultats d'un groupe de travail sur ce problème *, le principe de la gratuité pour tout ce qui touche à l'utilisation de produits achetés, consultation et diffusion de livres et documents audio-visuels, a été fortement réaffirmé, mais, pour tout le reste, le paiement à la consommation, il conviendra d'appliquer le principe des « services à valeur ajoutée »..., une application qui devrait déboucher sur pas mal de controverses au cours des futurs congrès !

Cette orientation suppose évidemment que soient arrêtées des options politiques qui permettront le financement de cette démocratisation. Or, l'offensive anti-bibliothèques publiques semble se dérouler sur deux fronts, celui de la contestation au nom des consommateurs, sous l'accusation, toujours facile à formuler, d'inefficacité ; celui de la contestation au nom des auteurs, sous le grief, sans doute plus légitime, de détournement de revenus du fait de leur diffusion gratuite d'ouvrages. La prise en compte de cet élément a donné lieu, depuis déjà plusieurs années, à diverses expériences d'imposition des prêts, connues sous le terme de Public lending right, et dont le bilan donne à penser : la rétribution au niveau national de ressortissants nationaux n'épuise pas la logique de fonctionnement du PLR et pose la question de dédommagements d'un pays à l'autre, d'unifications tarifaires, de copyright; de nouveau, par un détour inattendu, les bibliothèques publiques subissent les premières secousses dues à la formation d'un marché de l'information.

Cette trajectoire prêt-copyright est en tout cas amorcée aux Pays-Bas, où le PLR, d'expérimental, est devenu obligatoire en 1986. La principale caractéristique du système néerlandais est que celui-ci profite aux auteurs, mais aussi aux éditeurs (sur la base 70 %/30 %), que les sommes versées en compensation ne proviennent plus uniquement de dotations particulières de l'Etat mais, pour les deux tiers, des établissements eux-mêmes, imposés en fonction de leurs statistiques de prêt, quitte, s'ils le désirent, à prélever ces sommes auprès de leurs lecteurs. D'après Herman Jehoram, professeur de droit à l'Université d'Amsterdam, ces derniers, revendiquant « le droit d'être charitables », les prélèvent sur leurs ressources propres, mais il n'est pas évident que cette situation puisse durer : tout dépendra du montant des sommes perçues, de l'acceptation du système par les bénéficiaires eux-mêmes, qui se retrouvent « cotés » à partir d'un échantillonnage des transactions sur quelques bibliothèques, de la politique de l'Etat lui-même. Celui-ci a en effet amalgamé sans grand souci de cohérence des considérations de copyright, qui est une notion fondée sur l'usage (la plus grande responsabilité du financement étant transférée vers les emprunteurs), et de visées culturelles, puisque le barème fixé pour les rémunérations, par un système de plafonnement, avantage les auteurs peu prêtés, au détriment de ceux qui sortent beaucoup. Sans discuter de la validité du postulat qui suppose que les choix faits par les emprunteurs soient culturellement peu éclairés, on ne peut que relever l'existence d'une contradiction surprenante ; l'analyste n'y a pas manqué qui, au reste, considère qu'on s'est arrêté au milieu du gué, car le prêt est une exploitation secondaire, mais non la seule, du capital culturel détenu par les bibliothèques et que le PLR (rebaptisé) devrait s'étendre à l'ensemble de leurs collections.

On n'en est pas là en Grande-Bretagne où le PLR fonctionne depuis 1982, aux frais exclusifs de l'Etat et au bénéfice des seuls auteurs, rémunérés au taux de 1,20 pennny par prêt. Un système d'enregistrement des auteurs et de comptabilisation de leurs sorties à partir d'un échantillon de 20 bibliothèques a été mis en place ; ses résultats, commentés par John Sumsion, ne manquent pas d'intérêt : prédominance de la fiction, hit-parade de quelques auteurs-vedettes, mais aussi, très grande dispersion sur une infinité d'ouvrages sur des sujets de tout ordre. La distribution des prêts paraît avoir sa logique propre et l'emprunt obéit à des paramètres tels que la destination de l'ouvrage (de la consommation intégrale en une seule lecture à la possession), sa substitutiabilité, son utilité, mesurée en temps pour le lecteur (d'une semaine à quelques années). Toutes ces données montrent bien que le PLR exerce des effets divers : pour certains auteurs, des effets correctifs indéniables (cas des ouvrages pour enfants onéreux) ; pour les responsables politiques, une prise de conscience des deux circuits d'approvisionnement des lecteurs, l'achat et le prêt, qui entretiennent des rapports extrêmement variables, de la redondance à la compensation, selon les types d'ouvrages ; pour les bibliothécaires la mise au point d'outils de gestion sophistiqués pour leurs politiques d'acquisition et d'élimination.

Le retour du fils prodigue

On retrouve là l'arme première des bibliothécaires pour lutter contre la pénurie et le désengagement financier de leurs autorités de tutelle : une action sur la gestion au sens large du terme, comprenant un volet « décloisonnement et relations publiques » aussi diversifié que possible, des autorités locales au public en passant par les autres bibliothèques. Le premier décloisonnement, interne, est le plus inattendu, puisqu'il concerne les sections pour enfants. Celles-ci, dont la ligne générale a été de se positionner face aux autres spécialistes de l'enfance, éducateurs, animateurs ou personnels sociaux, semblent opérer un certain revirement, s'intégrant à la logique de fonctionnement de l'ensemble de la bibliothèque.

Cette nouvelle logique, Selma Richardson ne l'a pas caché, est due à la nécessité pour la bibliothèque de Baltimore de faire plus et mieux avec moins ; mais elle allait au-devant, semble-t-il, d'un large consensus de l'ensemble des bibliothécaires, l'idée générale étant que chaque service réintègre la composante enfants au sein de ces activités. L'abolition des frontières par âge, quelle que soit l'activité considérée (acquisition ou service d'information au public), y est désormais effective. L'intégration des services restera plus limitée que celle des personnels, mais les expériences en cours portent sur la fusion des services de référence adultes et enfants ainsi que sur le regroupement des documentaires.

L'autre volet c'est, bien sûr, l'action auprès du public, action directe auprès de cibles bien définies, désirées mais pas toujours désirables, telles les teenagers; développement de services nouveaux: les bibliothèques britanniques étaient déjà à la pointe pour les services d'information « vie quotidienne », elles consolident leur avance se lançant dans l'information médicale (groupes d'auto-assistance de patients atteints du cancer ou du SIDA, autodiagnostic et prévention), en liaison avec des hopitaux; bref, selon l'expression de Sally Knight, elles offrent « tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la médecine sans jamais oser le demander ». Quant aux services multiculturels, ils sont visiblement une composante quasi universelle de l'activité des bibliothèques et une épine dans le pied de celles-ci : essayant de privilégier la dimension orale et communautaire, qui semble être la clé du succès (manuels et cassettes, conversations, heure du conte, vidéocassettes...), ces dernières se heurtent à un problème de personnes - à preuve les déboires de certaines bibliothèques canadiennes qui ont dû abandonner l'heure du conte destinée aux petits francophones en détresse, faute de trouver quelqu'un de compétent (cette triste histoire s'est passée en Alberta).

Coopératives

Mais, surtout, elles coopèrent ; ce n'est pas une totale nouveauté, mais la ROTNAC (Round table of national centres for library services) affichait un certain activisme à l'occasion de son 10e anniversaire. A noter que, pour une fois, de tels systèmes ne sont pas d'origine anglo-saxonne (le LSL anglais, Library services Ltd, n'a été créé qu'à une date tardive) mais, originaires d'Europe du nord, ont essaimé vers la Jamaïque, Israël... et la France, encore que, curieusement, le centre de Massy ne fût point dans l'annuaire.

Nés du besoin de regrouper les prestations élémentaires, achat, reliure, équipement et catalogage des ouvrages destinés aux bibliothèques publiques, ces services, d'un pays à l'autre, se sont diversifiés un peu dans tous les sens : mise en place de services équivalents pour les ouvrages en langue étrangère et les documents audiovisuels, commercialisation de mobiliers ou de logiciels, publication d'analyses critiques, indexation d'articles, bases de données bibliographiques, édition bibliothéconomique, promotion et communication publicitaire, documentation, conseil en tous genres...

A l'heure actuelle, ces centres de coopération ont à analyser leur évolution en termes de partage des tâches, de définition des compétences, de repositionnement: vis-à-vis des bibliothèques nationales qui maîtrisent souvent le marché des notices bibliographiques, vis-à-vis d'organismes commerciaux spécialisés dans la fourniture et le traitement des ouvrages ou la diffusion de systèmes informatiques, vis-à-vis des associations professionnelles, vis-à-vis des administrations de tutelle - chevauchement, allégeance, complémentarité, la voie est visiblement fort étroite comme le montre l'historique de la démarche qui s'est imposée au LSL.

Surtout, les centres nationaux ont à clarifier leur position vis-à-vis des bibliothèques publiques elles-mêmes (élargissement vers les bibliothèques scolaires), des autres bibliothèques dans la mesure où la centralisation tous azimuts peut être génératrice de doublons ; ainsi le système allemand distingue EKZ (Einkaufszentrale für öffentliche Bibliotheken) - centre d'achat et d'équipement de livres et matériaux divers, centre de diffusion de critiques et abstracts dont les services sont destinés à faciliter la vie des bibliothèques publiques - et le DBI (Deutsches Bibliotheksinstitut), un service national de bibliothèques à vocation plus ample, travaillant pour l'ensemble des établissements : planification, statistiques, services bibliographiques, études de systèmes et de matériels, normalisation, recherches, édition, publicité, relations internationales, formation, etc. Enfin, les centres nationaux affirment leur position vis-à-vis de l'extérieur : exportation de mobiliers, de matériels spécifiques de protection, etc.

Il va sans dire que toute cette démarche de remise à plat s'inscrit dans une optique de rentabilité et d'efficience très nettement affirmée : d'après Jan Gumpert, l'économie due aux services de centralisation de la Bibliotekstjänst suédoise représente la bagatelle de plusieurs millions de couronnes par an et les centres nationaux, pour avoir une visée non lucrative, sont bien obligés de faire quelques bénéfices pour pouvoir investir dans le recrutement de personnels qualifiés et la recherche-développement, sans lesquels ils ne sauraient se maintenir sur le marché. Discours imparable qui montre bien que la coopération a cessé d'être une fin en soi - si tant est, bien sûr, qu'elle l'ait jamais été.

Sans l'extérieur, point de salut

Une des formes de coopération les plus fructueuses, mais les plus délicates, est celle qui lie les bibliothèques à l'ensemble des milieux du livre et de l'édition. L'étroitesse des liens qu'on peut observer en Australie semble, selon Derek Whitehead (Bibliothèque d'Etat du Victoria), avoir été largement favorisée par la fragilité de l'édition, très protégée, et la phase de dépression type SOS que connaissent actuellement les bibliothèques australiennes. Quoi qu'il en soit, la coopération y a dépassé le stade des déclarations lénifiantes pour déboucher sur des réalisations concrètes : mise au point de formulaires normalisés pour la passation des commandes des bibliothèques aux fournisseurs, accords entre la base bibliographique nationale, l'Australian bibliographic network et les bases commerciales (Lynx et Booknet), toutes trois accessibles pour les abonnés de l'une d'elles et qui devraient, à terme, comporter des informations complémentaires (information sur l'état des stocks-éditeurs).

Mais c'est évidemment au niveau de l'élaboration des bibliographies nationales que la coopération trouve (ou devrait trouver) son plein développement. Coopération avec l'édition : dépôt légal et CIP (le cataloguing in publication, dont nous n'avons guère en France l'occasion d'utiliser la traduction, catalogage à la source) ; coopération avec les autres agences bibliographiques. Commentant, avec un recul de dix ans, le Congrès de Paris sur les bibliographies nationales, Marcelle Beaudiquez montrait bien que ces deux axes constituaient désormais la condition de succès et de pleine efficacité des bibliographies. De son bilan, tout en nuances, le dépôt légal ressortait comme répandu mais hétérogène dans son contenu, son exhaustivité et ses délais, le CIP encore trop exceptionnel (15 pays, probablement les plus en pointe), la coopération entre agences en bonne voie ; ce dernier élément bien sûr, grâce au format MARC, en passe de devenir la monnaie dominante en matière de notices.

Pour l'heure, c'est le format d'échange UNIMARC, l'étalon-or des formats, qui fait l'objet des soins attentifs des experts de l'IFLA et « les travaux en cours (...) concrétisés par la publication en 1987 de UNMARC manual montrent combien les partenaires sont conscients de l'absolue nécessité d'une compatibilité complète (même si des pratiques différentes comme le catalogage à niveaux rendent ces travaux délicats) ». Ah ! Qu'en termes galants... Pour dire les choses de manière plus crue, les impératifs de compatibilité et d'échanges imposeraient une certaine unification des pratiques en matière de catalogage. Cette uniformisation, certes, ne signifie aucunement la fin de la science catalographique qui restera régie par des mécanismes d'une complexité infinie, témoin les sept (oui, sept, vous avez bien lu) familles de relations bibliographiques définies par Barbara Tillet ; à la Bibliothèque d'océanographie de San-Diego, on distingue les relations d'équivalence (entre une oeuvre imprimée et sa reproduction, reprint ou microforme), les relations dérivées pour les traductions, parodies, transpositions à la scène, etc., les descriptives (l'œuvre et ses commentaires), les globales ou verticales qui relieraient la partie et le tout (s'agirait-il du catalogage à niveaux ?), et les relations dites d'accompagnement qui prévaudraient entre « les oeuvres qui s'enrichissent mutuellement de façon identique, à moins qu'elles ne se dominent ou ne se subordonnent entre elles » (autrement dit, matériel d'accompagnement). Existent aussi les relations séquentielles qui intégreraient la notion de chronologie ou continuité et les relations de « caractéristiques communes », destinées à briser l'isolement des notices demeurées solitaires après les six précédents barrages : même auteur, même langue, même pays, même titre, même année de publication, etc. Toutes ces savantes distinctions (dont le rapporteur n'a certainement pas saisi toute la quintessence) convaincront tout un chacun que l'univers bibliographique, passé à la moulinette californienne, est aussi riche et aussi complexe que les micro-puces de la Silicon Valley, et qu'il ne saurait être appréhendé et uniformisé que par l'informatique. Informatisation=compatibilité=échanges: l'équation explique la fusion des programmes CBU et MARC; l'uniformisation de la description bibliographique, transposée dans un format universellement utilisable, aura constitué « un terremoto o mejor un huracan » assurant les conditions d'une information bibliographique à l'échelle mondiale.

Si tous les catalogues du monde...

Mais l'information bibliographique uniformisée suffit-elle à assurer ce rêve d'accès de tous à toute l'information existante en ce bas monde ? Peter Lewis est plus que réservé - ce qui compte, c'est le document proprement dit - et d'y aller de sa parabole : dans l'auberge cosmopolite qu'est le monde de l'information, le contrôle bibliographique décide des menus proposés, mais aucun plat ne sera savouré si les cuisines régies par l'UAP ne l'ont pas préparé, car on n'a jamais vu des consommateurs se nourrir de menus quand l'intendance a fait faillite... Voilà bien l'humour anglais ! Ce gentleman commence par déclarer, d'un ton benoît, que la bibliographie nationale n'a pas grand sens, si elle n'intègre pas la notion de disponibilité du document et ne privilégie pas la dimension « catalogue collectif ». Continuant sur sa lancée, il égratigne au passage la « bibliographie nationale selon L.-N. Malclès » (remise en cause par la mondialisation de la science et de l'édition), signe sans sourciller l'arrêt de mort de la sacro-sainte bibliographie imprimée, envisage allègrement de connecter tous ensemble catalogues collectifs des bibliothèques importantes et bibliographies nationales, créant ainsi une bibliographie mondiale organisée en réseau (MARC naturellement), les agences nationales étant appelées à jouer le rôle d'intermédiaires vers les notices de l'étrangèr. Si toutes les implications qui sous-tendent ces mirobolantes perspectives se retrouvent inscrites dans les programmes fondamentaux de l'IFLA, l'UAP, l'UBCIM, et l'UDT qui s'occupe des convoyeurs, n'ont pas fini d'avoir du pain sur la planche !

Biblio-hyènes nationales ?

Les bibliothèques nationales aussi. Elles seront les premières concernées par cette évolution, dont les premiers signes apparaissent déjà. Mais les temps sont durs, pour elles comme pour tout le monde, et la crise qu'elles traversent peut être qualifiée d'existentielle, car elle concerne non seulement les moyens mais aussi le concept même de bibliothèque nationale dont la validité est remise en doute. Elles se retrouvent confrontées à des choix délicats, au moment où les responsables politiques, vivant dans le court terme, se désintéressent de services dont la logique s'inscrit dans une durée, et, dans la meilleure des hypothèses, portent vis-à-vis du secteur de l'information un intérêt comparable à celui qu'ils manifestent vis-à-vis du textile - à aider s'il se démontre capable d'assurer sa rentabilité... C'est Maurice Line, diva assoluta de ce congrès et nouvellement promu chef de la division sciences et techniques de la British library, qui osait faire cette analyse iconoclaste et réaliste.

Mais les chemins de la rentabilité s'avèrent touffus et mal balisés : il ne suffit pas de vouloir pour pouvoir, surtout quand l'information n'est pas économique, que l'économie de l'information se mesure en investissements démesurés qui ne paraissent pas près d'être amortis, que les établissements ne possèdent ni la structure voulue pour mener une politique de rentabilisation (verra-t-on le secteur privé mettre en coupe réglée leurs ressources ?), ni la motivation, puisqu'ils voient filer sous leur nez les quelques deniers qu'ils ont pu ramasser. Les bibliothèques seront obligées, coûte que coûte, de trouver des moyens si elles veulent répondre au défi de l'époque actuelle, assurer, ou tout au moins superviser, la collecte, l'enregistrement, la communication et la conservation de l'information analogique et numérique sous toutes ses formes.

Si on écarte la tentation du repli sur soi (la maison est déjà en train de se lézarder), plusieurs sentiers peuvent être explorés : celui de la bibliothèque éclatée ou distribuée, très à la mode dans les pays nordiques, reposant sur la notion de partage des fonctions et des charges (d'où l'intérêt, disons intéressé, de la British library vis-à-vis des plans de développement des collections) ; celui, plus curieux, de « la hyène bibliothéconomique », se spécialisant dans ce qui n'est pas fait ailleurs, se repaissant des restes des autres, et qui, paraît-il, représenterait l'aboutissement du principe de non-rentabilité absolue.

Quoi qu'il en soit, le concept de bibliothèque nationale justifiée par elle-même, exhaustive, omnipossessive et omnipotente, appartiendrait au passé. L'avenir passe par l'approche non plus institutionnelle mais fonctionnelle, avec une analyse de chacune des fonctions intrinsèques d'une bibliothèque nationale, analyse faite en termes de performance et d'efficacité, ouvrant la voie à toutes les solutions organisationnelles - réseaux coopératifs pour la fourniture de documents, institutions plus ou moins autonomes pour le traitement d'un certain type de documents ou pour certaines fonctions.

Tous les schémas peuvent être envisagés, chaque pays ayant son système propre d'organisation et de priorités, mais la plupart des bibliothèques nationales auront, semble-t-il, à quitter les voies du centralisme bibliothéconomique pour emprunter celles de la décentralisation et du fédéralisme. Il n'est pas dit qu'elles y perdent ; comme le faisait remarquer Maria-Luisa Cabral, au terme de son panorama des bibliothèques nationales sud-européennes, leur splendide (et involontaire) isolement fait qu'elles « souffrent des conséquences du bas niveau général existant (...) L'existence ou l'inefficacité des autres bibliothèques provoque la désorganisation, le gaspillage des ressources humaines et matérielles disponibles dans les bibliothèques nationales. Des interventions ponctuelles ne changeront rien sur le fond. Une action globale et concertée est donc nécessaire. »

Science sans conscience...

Il est aussi un chemin qu'il peut se révéler intéressant de parcourir. L'orientation traditionnelle des bibliothèques nationales vers le secteur des sciences humaines et sociales n'est peut-être pas, elle non plus, une donnée irréversible. Elle a souvent eu comme effet, rappelait M. Line, de favoriser la création de circuits totalement distincts pour tout ce qui est documentation scientifique et technique, relevant d'autres tutelles et trustant joyeusement les dividendes de la fourniture de documents... Cette dichotomie n'est pourtant pas totalement justifiée, car les sciences et techniques font désormais partie du patrimoine culturel à la charge des bibliothèques et les différences entre les deux secteurs sont moins marquées qu'on a bien voulu le dire : l'obsolescence est certes plus rapide en sciences et en techniques, mais il est des secteurs beaucoup plus stables (par exemple les sciences naturelles), tandis que les sciences sociales, mis à part quelques ouvrages clés, vieillissent plus vite qu'on ne le pense. La différence fondamentale, en fait, tient à la rentabilité, mais si ces secteurs, organisés en branches autonomes car les logiques de fonctionnement ne sont pas identiques, étaient réunies sous une même tête, les conflits seraient intériorisés et les profits de l'un pourraient, ne serait-ce qu'indirectement, « profiter » à l'autre. C'est tout juste ce que vient de faire la British library...

L'idée est sans doute à creuser, mais n'est-il pas déjà un peu tard, dans de nombreux pays, pour la mettre en oeuvre ? On peut se poser la question en voyant une dichotomie du même ordre se réfléter dans les structures de l'IFLA. Il existe une division des bibliothèques spécialisées, où ces dernières se sont constituées en sections sciences, médecine, techniques, droit, administrations, parlement, bref, où on ne retrouve que les secteurs partiellement, potentiellement, rentables de l'information spécialisée, comme si, par un consensus tacite, on avait laissé aux bibliothèques nationales les spécialités de littérature et de sciences humaines. Et l'on ne pouvait s'empêcher de remarquer qu'à la différence des autres secteurs, aucune communication n'y analysait les nouvelles logiques de pénurie et de désengagement. Peut-être cette exception au long lamento bibliothéconomique qui prévalait à l'IFLA était-elle due au hasard...

L'existence d'une section des bibliothèques d'art, fort dynamiques, ne saurait constituer un argument dans le sens contraire ; car ces établissements, à l'occasion, sont en mesure de s'autofinancer partiellement - même s'ils ne suivent pas tous le modèle de la bibliothèque Mary Evans qui tire tous ses revenus de l'utilisation de ses fonds d'images, reproduites et vendues à tour de bras - et, disposant d'un capital « dormant », vivent au quotidien la logique de fonctionnement du marché de l'art. Quant au secteur des services administratifs, il donne lieu aux prospectives les plus hardies : Tuula Haavisto, analysant le fonctionnement des services d'information en Finlande, pousse très loin la logique de l'information resource management, utilisé dans le monde des affaires, et qui intègre l'ensemble des fonctions de traitement de l'information intervenant dans une administration comme dans une entreprise : enregistrement, courrier et archives, information, études de fonds ou recherches ponctuelles, traduction (la Finlande est un pays bilingue). S'y ajoute, bien évidemment, l'ensemble bibliothèque-service d'information, qui ne peut continuer à fonctionner comme une entité isolée et doit, tout aussi évidemment, dépasser la panoplie des instruments documentaires traditionnels ; le système intégré mis en place au ministère de l'Environnement intègre périodiques et livres, mais aussi cartes, peluriers, registres d'archives, iconographies et adresses diverses avec connexions sur l'extérieur, que ce soit au niveau des banques et catalogues alimentés ou de la demande d'information faite par le public. Donc, pas de véritable exception ? Si, tout de même, il existe une section spécialisée des bibliothèques en sciences sociales ; l'honneur est doublement sauf, puisque, non contentes d'exister, elles peuvent aligner un CD-ROM tout comme leurs collègues plus heureuses de sciences et, surtout, de médecine.

La santé, ça va

Pour ces dernières, le congrès de l'IFLA aura marqué une aube triomphante, celle de la création d'une association des bibliothèques de santé, aux dimensions européennes en attendant de devenir mondiales. D'où effervescence de communications hi-tech à propos de CD-ROM et de vidéodisque - lequel vidéodisque, placé en deuxième ligne du front des nouvelles technologies, n'a visiblement pas encore trouvé son créneau éditorial: concurrence sur le créneau grand public du LV-ROM, dont le Domesday book est la présentation vedette ? Définition trop grossière de l'image qui la rend inapte à restituer une information aussi riche que celle d'une carte, comme l'expliquait Pierre-Yves Duchemin ? Quoi qu'il en soit, l'imagerie médicale est un secteur où il connaît déjà bon nombre d'applications, qu'il fonctionne en resource (catalogue d'images) ou en concept (les images interdépendantes servent de base, dans les deux sens du terme, à des programmes d'enseignement assisté par ordinateur).

Quelle que soit la formule retenue, le vidéodisque s'avère aussi novateur par sa logique de maniement : les modes de manipulation les plus intéressants (sélections de microzones pour agrandissement, présentation sous un angle différent, etc.), procédant par baladage d'une souris et pointage d'icônes au lieu d'entrer des mots clés sur le clavier, ce qui inscrit la recherche d'images, dans le prolongement de l'objet recherché, dans une logique d'image et immerge l'utilisateur dans un monde complètement graphique. Par ailleurs, avec la richesse des stocks déversés sur un simple disque, le problème des accès et du contenu des bases de données descriptives devra être repensé ; mais puisque David Clark, de l'Université de Londres, a mentionné des recherches qui ouvriraient la possibilité d'accéder directement à l'image et non aux « mots sur l'image », tous les espoirs sont désormais permis !

Après avoir joué avec tous leurs disques, les bibliothécaires de santé semblent s'être bien amusés avec l'exercice normatif, auquel se livrent les bibliothèques lorsqu'elles se rassemblent en associations professionnelles, faire des normes, se donner des normes, s'ériger en norme, se situer par rapport aux normes, etc. Dans leur cas, les définitions et positionnements diffèrent considérablement selon les pays : par rapport à l'université, par rapport au système hospitalier et, à l'intérieur de celui-ci, par rapport aux médecins, aux autres personnels soignants, aux chercheurs, éventuellement aux malades... D'où une approche générale, « épidémiologique » selon l'expression de Fiona Mackay Picken, fondée sur la comparaison mais, aussi, sur l'analyse du rôle des normes, de leur intérêt, de leur utilisation comme instrument de gestion, d'évolution et de comparaison, ce qui, au passage, permet d'apprendre que les budgets de 20 bibliothèques médicales (lesquelles ?) ont progressé de 18 % entre 1986 et 1987 : les bonnes joues roses de ces « bibliothécaires de santé » faisaient plaisir à voir dans ce congrès peuplé de représentants chagrins de bibliothèques faméliques... Prochain épisode : le Monde vu par l'IFLA