Cet obscur désir de lecture

Marie-Claude Retoré-Labadie

Etude " ethnosociologique " du lecteur de fiction adulte en bibliothèque municipale. La fréquentation suivie d'une bibliothèque et l'emprunt réitéré de livres, que les demandes de lecture précédentes aient été ou non satisfaites d'une part, et qu'il y ait pratique parallèle de l'achat d'autre part, signifient pour l'auteur une quête de soi à l'infini dans la confrontation magique avec du texte.

" Ethnosociological " study of the adult fiction reader in municipal libraries. For the author, the steady attendance of a library and the repeated borrowing of books, whether the previous reading needs have been met or not, and even with a simultaneous purchase, mean an everlasting search of oneself in the magic confrontation with text.

Alors que je menais une étude « ethnosociologique » 1 sur les Pratiques de lecture en bibliothèque municipale  2, sous-tendue par des observations personnelles et une série d'entretiens avec des lecteurs de fiction, diverses questions se posèrent naturellement à moi : dans une société mue par l'idéologie de la consommation, où les médias incitent à l'acquisition, quel est le sens des pratiques culturelles en bibliothèque municipale ? Le désir du lecteur peut-il « survivre » aux diverses contraintes matérielles et intellectuelles de l'institution ? Peut-il par ailleurs « survivre » à l'absence du livre ou à sa substitution par un autre ?

Un être mystérieux

Il n'est pas toujours aisé de connaître l'opinion du lecteur, ni même parfois son attente. Il est en effet multiple. Il peut, sans exprimer de demande, se signaler par son choix - quand ses habitudes le cantonnent dans un genre identifiable par l'aspect extérieur des collections (policier ou science fiction par exemple) -, mais il peut, à l'inverse, et même en clamant fort sa demande, tel l'auditeur de Bernard Pivot ou l'amateur de best-sellers, ne rien révéler de lui-même, protégé par l'anonymat d'une foule de demandes identiques.

Le lecteur ouvertement mystérieux, qui « n'a pas de titre » et ne sait pas ce qu'il veut ou comment demander, est celui que l'on rencontre le plus souvent. Il va, soit garder tout son mystère en choisissant seul un livre qui peut passer pour être pris au hasard ou par erreur, soit tenter d'exprimer une demande qui restera très générale, imprécise, qu'elle soit adressée aux bibliothécaires ou consignée sur le cahier de suggestions. Ce faisant, il conserve l'intimité de son désir indicible - qui est une partie de lui-même.

Il semble qu'en général les lecteurs cherchent à se préserver en évitant, fût-ce physiquement, de désigner leur choix : un même livre sera beaucoup moins emprunté s'il est sur un panneau « treillis » vers lequel il faut lever le bras que sur une table de présentation en direction de laquelle le mouvement à faire est presque nul.

Mouvante tribu, aux habitudes semblables ou diverses, dont les désirs laissent parfois le bibliothécaire démuni... Lors des entretiens, les lecteurs interrogés ont pris l'initiative de dire ce que la bibliothèque représentait pour eux: espace de liberté, lieu de flânerie où l'on « chine ». Essayant de définir la lecture, ils ont parlé de « se cultiver », de « détente », de « plaisir », de « besoin » et de « recherche ». Un autodidacte a même déclaré : « Je suis à la recherche d'une phrase qui contiendrait beaucoup de choses... »

La bibliothèque est donc principalement symbole de liberté. Existe-t-il des entraves à cette liberté, et quelles sont-elles ? Les entretiens ont révélé une méfiance envers les codes qui marquent le livre, les classifications, et une réserve vis-à-vis des conseils du bibliothécaire. Pourtant, quoique diversement ressenties, ces médiations ne sont pas vraiment considérées comme des contraintes et ne semblent nuire en rien au désir éprouvé pour le livre. Contrarié ou non, ce désir résiste. « Le désir de lecture, c'est quelque chose d'assez fort. On a entendu parler du livre, on se l'imagine. Pour décourager un lecteur, il faut vraiment mettre le paquet. Le lecteur ressort toujours heureux. » Le désir résiste même à l'absence ou au remplacement du livre par un autre : « Si le livre n'est pas là, je me tourne vers autre chose », ou « Je l'aurai la fois d'après. »

Le texte et soi

En présence d'un livre, qu'il soit ou non l'objet du désir, les contraintes sont oubliées. Reste le livre qui révèle un texte. Et, selon ce qui ressort des propos entendus, le plus important pour le lecteur est le rapport au texte. Quel que soit celui-ci, sa dynamique joue toujours en sa faveur lors d'une première lecture. Par la magie de l'écriture, par le miracle qui s'opère dans l'acte de lire, le lecteur a déjà le sentiment d'une possession, et le livre emprunté devient un « livre chez soi ».

Le seul aspect réellement négatif éprouvé dans le rapport au livre emprunté est l'impossibilité de se l'approprier plus intimement en y apposant ses propres marques, en « soulignant », en « griffonnant » ou en « annotant ». Certains ne résistent d'ailleurs pas totalement à l'attrait de cette entreprise de marquage et s'inscrivent malgré tout sur la page. Il y a là une tentative pour répondre à deux préoccupations : celle de rendre le texte familier, de faciliter son accès, et celle d'y trouver sa propre expression. Pour répondre à la première, le lecteur jalonne le texte de repères - ils peuvent jouer le rôle d'en-tête annonçant un paragraphe ou souligner l'importance d'un mot en l'extrayant du texte - qui permettront, à la deuxième lecture, d'aller plus vite au passage désiré.

La deuxième préoccupation du lecteur favorise la prise de notes dans la marge sous forme de commentaires, de critiques et d' observations personnelles - même elliptiques. Cette pratique ressortit à une lecture active où les facultés de l'imaginaire, fécondées par le texte, engendrent une expression spontanée qui exprime la personnalité. On peut penser qu'il y a là un essai d'identification à l'auteur. Est-ce un désir d'être lu ? De continuer le livre ? De participer à la création ?

Cet interdit « d'apposer sa propre griffe » est-il une raison déterminante pour préférer l'achat et se tourner vers lui ? Il semble que non. Les lecteurs affirment que la raison première de l'achat est le désir de la re-lecture : « Un livre intéressant, je l'achète ». Dans le fréquent aller-retour entre la pratique de l'achat et celle de l'emprunt, la bibliothèque semble jouer le rôle d'un tremplin, qui permet au lecteur de connaître le contenu d'un livre avant d'investir financièrement. Toutefois, le désir d'appropriation n'a pas une seule motivation : le livre acheté paraît, à certains, plus précieux. C'est l'objet intime qui fait partie de la bibliothèque personnelle et qui a le charme de la possession. Dans les entretiens, l'achat apparaît comme un acte magique et le livre acheté, où l'on peut apposer ses propres repères, semble conférer au lecteur une participation selon les lois de la sympathie magique.

Pourtant, l'achat n'exclut pas l'emprunt et l'attrait du livre acheté ne supprime pas celui du livre emprunté. L'achat est un pari. Il ne promet pas la lecture et ne garantit pas le plaisir. Patrick Parmentier rappelle « cette évidence qu'on emprunte toujours un livre à la bibliothèque avec un minimum d'intentions de le lire, alors que l'achat obéit à plusieurs logiques, celle du projet de lecture, mais aussi celle du livre-objet..., qui renvoie plus à un désir de possession qu'à un désir de lecture 3 ». Le livre acheté peut, dans ce cas, devenir un livre-objet et l'achat cautionné par l'argent peut tuer le désir disparu avec le manque. Il n'y a alors plus d'attente. Il semble ainsi difficile d'admettre avec Roland Barthes qu'il faudrait « deux mots différents, l'un pour le livre de bibliothèque, l'autre pour le livre chez soi, le livre chez soi étant seul objet de désir 4. »

Rites et initiations

Pour toutes ces raisons, les lecteurs fréquentent et continuent de fréquenter la bibliothèque. 80 % d'entre eux sont à la fois emprunteurs et acheteurs. Mais aux stratégies d'offre du bibliothécaire, les comportements observés sont parfois la seule réponse. On peut tenter de trouver un sens à cette pratique, à travers les dits et les non-dits, mais également en suivant le dur parcours de l'initié, depuis l'accueil où il est pris en main jusqu'à l'enclos où sont rangés les livres. J'ai cherché la symbolique de l'emprunt en me situant dans une région où il n'y avait plus de discours.

Dès l'entrée du lecteur, des règles d'échange président à la bibliothèque. Son parcours est d'abord marqué par l'échange qui aboutit à l'inscription. On ne pratique pas de scarifications sur le corps du postulant, mais il est « marqué », « inscrit » sur des cartes, fiches, pochettes, à l'issue d'une circulation de biens symboliques - pièces d'identité, quittances... - entre lui et le bibliothécaire. Cet aller-retour annonce, préfigure même, l'acte de l'emprunt. L'emprunt est un rituel qui occulte le livre par une surcharge de règles. Toutefois, si les objets échangés, les livres rapportés et repris, sont lourds de sens, le rituel est moins fort que celui de l'inscription parce qu'il n'est pas premier mais répétitif. L'inscription se renouvellera elle-même chaque année selon un rituel simplifié instaurant un temps cyclique.

Entre la première inscription et le prêt, se joue la deuxième partie de l'initiation, visant à faire entrer le postulant dans l'enclos sacré, muni d'un savoir suffisant pour pouvoir, sinon trouver le livre, du moins le chercher. Le lecteur considère-t-il inconsciemment que le livre est caché au lieu d'être classé ? Le lapsus d'une personne interrogée par Jean-François Barbier-Bouvet est à ce sujet significatif. Elle parle de documents « dissimulés » dans la BPI au lieu de « disséminés 5 ». Là se situe la partie éducative de l'initiation où l'on apprend la langue secrète de la bibliothèque, les codes - logos, signalétique, etc. - qui sont autant de signes de piste pour se retrouver entre classification et classement, dans l'espace labyrinthique où le lecteur est lâché, si sa demande n'a pu être immédiatement satisfaite.

Au premier rituel d'échange qui préside à l'entrée en bibliothèque et à la deuxième phase, éducative, qui suit, succède la phase de la quête. Qu'elle ait été fructueuse ou non, la plupart du temps le lecteur emprunte des livres en partant et clôt ainsi son périple par un deuxième rituél d'échange. Le lecteur de bibliothèque réalise ainsi des pratiques héritées d'une tradition reliant l'historique et le social à l'individuel. Dès les débuts de l'alphabétisation en France, des coutumes de lecture publique ont permis d'affirmer que la lecture n'était pas seulement un acte privé, intime. Depuis les veillées, au cours desquelles on lisait à haute voix, la lecture s'est inscrite dans la mémoire populaire par le biais d'une tradition sociale où l'oralité a sa place.

Par son inscription et son acceptation des règles, le lecteur est admis dans un groupe et autorisé à s'approprier le lieu-bibliothèque, espace social. Il va se prêter au jeu de l'échange, qui, par le biais d'un rituel doublement normatif, régit les conditions d'accès et les possibilités de trouver le livre. Son parcours sera mis en scène par une gestuelle qui élabore sa « représentation ». La personne tout entière est concernée, individualité et être social. Il n'est que de voir comment les lecteurs utilisent différemment leur corps pour chercher un livre, s'en emparer et le feuilleter au gré de maintes postures jouant un rôle dans son approche. Certains ne se baissent ni ne se haussent. Leur curiosité reste à la hauteur de l'avant-bras ; ils évitent de lever cette main qui désigne leur choix et de se courber dans une attitude qui manque peut-être de tenue à leurs yeux. Ces lecteurs semblent soucieux de garder une certaine « façade ».

Celui qui va chercher haut et loin l'objet de son désir s'installe souvent commodément pour prendre contact avec lui. Accoté aux rayons, parfois assis par terre, il est d'abord pris par l'acte de lire. Il le donne à voir comme étant au premier chef la saisie d'un message ordonné par le corps, une mise en jeu d'activités sensorielles, musculaires et posturales. Il donne l'impression d'être accordé au livre et au lieu.

L'ultime quête

L'observation a montré deux types de lecteurs : le lecteur identifié ou dévoilé, qui a un titre, mais qui peut devenir, s'il ne le trouve pas, un lecteur ordinaire non identifié, cet anonyme mystérieux, sans titre, évoqué plus haut. L'absence du livre le laisse alors dans un état démuni et peut être ressentie par lui comme une exclusion, mais elle peut également être signe et sens, et l'inviter à entrer dans le cercle des initiés avec ceux qui savent chercher.

La question de la formulation - savoir nommer le désir -, même intérieure, mène à deux démarches distinctes. J'appelle la première démarche normative: elle utilise des référents idéologiques, sociaux, culturels et se réfère à un modèle. Si le livre, objet désiré, correspond au modèle-recherché, le lecteur, sujet désirant, peut s'identifier à l'objet, à son contenu. La deuxième démarche peut intervenir en alternance avec la première. Je la nomme ultime. Un lecteur me dit: « Il y a des moments où je ne trouve pas de livres... Des livres, il y en a, mais trouver ce qu'on cherche quand on ne sait pas exactement ce qu'on cherche ? On le sait quand on a trouvé un peu... » Ultime, dernière démarche, en ce sens qu'après elle, nulle autre ne pourra aller plus loin.

Cette dernière démarche est bien une quête initiatique. Elle peut se répéter à chaque venue à la bibliothèque. Elle évoque l'échelle de Jacob et peut jouer un rôle dans la réalisation de la personnalité, où quête du livre et recherche de soi-même ne feraient plus qu'un. C'est dans ce cas la recherche qui fait sens et qui prend le pas sur le livre introuvable. Cette recherche du livre est une expérience métaphysique, où l'absence permet d'éprouver le centre de soi-même par le manque.

Dans notre société, les modes culturelles imposent le culte du semblable. Il faut porter le même vêtement au même moment, lire les livres sélectionnés par la critique... La cuisine, le mobilier, les pratiques culturelles impliquent autant de comportements concernés par ce fait social. En bibliothèque, si ce phénomène est intégré, il n'est pas un but, ni une raison d'être. Les politiques d'acquisition prennent en compte le livre rare, d'auteur. ou d'éditeur peu connu, d'exemplaires à tirage limité.

Autre chose est proposé, et autrement.

L'offre d'une recherche de l'introuvable, de l'Autre, serait-elle aujourd'hui le signe que la bibliothèque adresse au lecteur ? Les découvertes inattendues qui jalonnent son parcours sont-elles l'aiguillon de son désir qui l'incite à revenir inlassablement s'approprier le lieu pour la quête où l'on ne peut « ni atteindre ni abandonner 6 » ?

  1. (retour)↑  Mémoire de maitrise d'ethnologie, soutenu à Paris VII en mai 1987.
  2. (retour)↑  Bibliothèque municipale Dumont à Aulnay-sous-Bois (Seine-St-Denis). Ce travail a concerné des lecteurs de fiction de plus de 14 ans.
  3. (retour)↑  Les Rayons de la bibliothèque: contribution à l'étude sociologique de la classification des lecteurs, Thèse de doctorat 3e cycle, Paris VITI, 1982.
  4. (retour)↑  Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984.
  5. (retour)↑  Jean-François BARBIER-BOUVET et Martine POULAIN, Publics à l'œuvre : pratiques culturelles à la BPI, Paris, La Documentation française, 1986.
  6. (retour)↑  Michel de CERTEAU, La Lecture absolue: problèmes actuels de la lecture, Paris, Clancier-Guénaud, 1982.