Mélanges Jean Bleton
Construction et aménagement des bibliothèques
ISBN 2-7654-0351-1
L'actualité éditoriale comble le bibliothécaire à l'esprit bâtisseur. Après les deux ouvrages de M.-F. Bisbrouck et de J. Gascuel, voici la parution, très attendue, des Mélanges Bleton, entreprise dont la cheville ouvrière a été Liliane Veysier, alors directeur de la bibliothèque universitaire de Compiègne.
Dans la préface, Henri-Jean Martin situe très haut l'ambition de l'ouvrage, qui est de « traiter de problèmes de bibliothéconomie dans les perspectives d'avenir ». Au passage, à travers l'hommage qu'il rend à la personnalité et à l'action de Jean Bleton, et par là même à l'importance d'un service technique central efficace pour renseigner, conseiller, guider, H.-J. Martin laisse clairement apparaître sa nostalgie de la Direction unique. Et pourtant, la suite du livre montre bien que la cassure fait partie de l'héritage : après une première partie qui rassemble des articles sur des thèmes d'intérêt plus général, les deux suivantes regroupent des monographies d'établissement en un clivage désormais classique, bibliothèques d'enseignement, d'étude et de recherche d'un côté, bibliothèques centrales de prêt de l'autre.
De fait, près des deux tiers du livre (18 articles sur 28) sont une simple juxtaposition de fiches techniques, descriptions de projets, présentations de réalisations - quand ce n'est pas le panégyrique de l'architecte ! Rédactions banales et convenues pour les uns, essais plus originaux et convaincants pour quelques autres, en particulier les articles où l'auteur a esquissé une évaluation du bâtiment à l'épreuve du temps et des usagers. Cette disparité dans les contributions est bien sûr une des lois du genre, mais le manque d'imagination, de projets qui sortent des sentiers battus, d'esprit de prospective, demeure la règle quasi générale de ces deux parties et, il faut le dire, la déception pointe.
Avec un zeste d'imagination
Il faut se rabattre sur la première partie, intitulée justement « Imaginer et construire », pour trouver les textes les plus stimulants. Ce sont souvent aussi les plus dérangeants, comme celui de Jean Michel, qui, paisiblement iconoclaste, n'hésite pas à renverser les principes les mieux admis. Sans nier les avantages d'un bâtiment de bibliothèque adapté et fonctionnel, il démontre que l'on peut aménager un service répondant aux besoins de ses usagers dans des locaux particulièrement peu appropriés et très contraignants, à condition de savoir bousculer un certain nombre de règles. Tout le projet de réaménagement de la bibliothèque de l'Ecole des Ponts et Chaussées est fondé sur une démarche d'« analyse de la valeur », et sur quelques idées forces : la focalisation primordiale sur les besoins, sur les services rendus, sur les fonctions, et non pas sur les solutions techniques ; la maîtrise des coûts ; l'esprit de méthode ; l'innovation.
Les solutions mises en oeuvre bousculent allègrement les principes bibliothéconomiques : éclatement des collections de périodiques qui sont rangés par date - et donc par fréquence de consultation - avant de l'être par titre ; stockage des livres dans le moindre espace disponible, cave, grenier, afin de dégager des locaux pour les personnes et les services. La démarche d'analyse de la valeur, que l'on retrouve dans les essais actuels de cercles de qualité dans certains services de documentation, est sans doute une de celles qui pourront le mieux faire progresser la réflexion bibliothéconomique dans les années à venir.
Vers de nouvelles structures
De son côté, Jean Sansen retrace pour les bibliothèques d'université « l'évolution du magasin à livres », depuis le sanctuaire réservé à quelques privilégiés jusque vers la fin des années 50 - c'est la conception architecturale du « bloc-magasin » conçu pour la conservation - à l'outil ouvert au plus grand nombre, le livre devenant un objet de consommation et l'un des matériaux de la recherche. L'organisation de la bibliothèque bascule alors d'un système de rangement matériel (format, ordre d'entrée) à un classement intellectuel : la classification, conçue comme la clef de l'accès au document. En même temps, le magasin unique éclate physiquement en fonction des disciplines pour aboutir aux secteurs spécialisés, fusionnés avec les salles de lecture des chercheurs. L'oeuvre de Jean Bleton, rappelle Jean Sansen, se situe précisément à cette charnière, quand cette mutation des bibliothèques universitaires concrétisée par les instructions de 1962 aboutit à une conception architecturale entièrement nouvelle, caractérisée par le principe des deux niveaux d'une part, par le libre-accès aux documents d'autre part. Jean Sansen analyse les raisons du semi-échec, selon lui, du fonctionnement du libre-accès aux documents : il l'impute pour l'essentiel à l'inexistence d'une classification appropriée, c'est-à-dire simple, souple et favorisant la mobilité des documents à l'intérieur de la bibliothèque. Du moins, et grâce à Jean Bleton, le renouvellement du cadre architectural a-t-il précédé le renouvellement de la bibliothéconomie. Rappelons-le, la moitié de la superficie actuelle des bibliothèques universitaires a été construite entre 1960 et 1973.
Bibliothécaire et architecte
Alban Daumas a été un de ces bibliothécaires bâtisseurs, et il livre ici son expérience sous la forme d'un joyeux exercice de défoulement. Il campe le bibliothécaire dans la tourmente du projet de construction, depuis la première décision de bâtir jusqu'au discours d'inauguration. Ce « parcours du combattant » est émaillé de notations cocasses et de conseils parfois judicieux, mais sous le rire perce l'amertume. L'idée qui subsiste est que le bibliothécaire est pris dans un maëlstrom d'événements qu'il n'a aucun pouvoir de contrôler et qu'il ne peut que s'efforcer de suivre. Sa responsabilité essentielle, qui est l'établissement du programme de construction - matérialisé dans le cahier des charges de l'équipement à réaliser, donné aux architectes pour qu'ils le transcrivent en plans - est évacuée en deux lignes, où le qualificatif de « pédagogique » dilue encore les responsabilités : autrement dit, si l'on se retrouve au bout de cinq ans avec une bibliothèque trop petite, c'est que les universitaires se sont trompés dans leurs calculs.
Les responsabilités, Jean-Pierre Clavel ne les évacue pas. Il les situe au contraire très précisément dans une contribution dense et stimulante sur le rôle du consultant. L'usage du consultant est peu répandu en France : en matière de construction, le rôle du garde-fou est, dans le meilleur des cas, joué par l'administration centrale, mais non par un conseil extérieur et indépendant des circuits de financement. Au delà de la définition qu'il donne de ce rôle et de la relation des expériences personnelles de l'auteur, l'article a le mérite de détailler tous les préalables nécessaires et les étapes de l'établissement du programme de construction, de rappeler aussi que le bâtiment est le résultat de l'analyse des buts et des moyens de la bibliothèque, en un mot que le programme doit être le reflet de l'organigramme.
De la bibliothèque sans bâtiments au gadget
Dans ce programme, comment intégrer la place et les moyens nécessaires pour desservir un certain nombre de publics marginaux : populations de civilisation orale, minorités ethniques, déficients visuels. Différents auteurs enrichissent la réflexion sur cette mission de plus en plus pressante pour les bibliothèques publiques, présentent des réalisations ou des projets adaptés, signalent les solutions techniques nouvelles quand elles existent. Geneviève Le Cacheux, pour sa part, tire des conclusions extrêmes de son analyse : pour desservir des populations du quart monde, la bibliothèque ne peut qu'être « hors les murs », elle est le bibliothécaire installé dans la rue avec son panier de livres ; la bibliothèque publique est réduite « à son essence même », un lieu d'échange où le bibliothécaire devient médiateur entre le document et l'usager.
Il ne manque pas à ce recueil la description de la bibliothèque du XXIe siècle. Elle est faite, bien sûr, par un anglais. Dans une démarche résolument pragmatique, John Blagden énumère les solutions techniques nouvelles prévues pour la future bibliothèque de Cranfield : intégration de réseaux informatiques, câblage du bâtiment à tous les niveaux pour la transmission de textes, d'images et de sons, climatisation, revêtement anti-statique, liaison satellite, etc. Cette énumération finirait par être éprouvante si elle n'était constamment sous-tendue par l'analyse des services à rendre au public. Là encore, le projet part des usages connus des lecteurs pour dégager ceux que l'on peut raisonnablement entrevoir pour les prochaines décennies.
L'intérêt réel de cette dizaine d'articles ne fait qu'accroître notre regret de ce qu'auraient dû être ces Mélanges Bleton, et nous faire déplorer ce qui y manque. Il y manque, par exemple, une réflexion approfondie sur le formidable élan de construction de l'Etat de 1960 à 1973, dont Jean Bleton a été l'acteur essentiel - réflexion d'autant plus essentielle qu'il est urgent de reconstituer aujourd'hui les conditions d'un élan identique pour sauver, en particulier, les bibliothèques universitaires de l'asphyxie. Il y manque aussi une contribution sur l'activité parallèle mais importante de formation qui a été celle de JeanBleton, qui a préparé des centaines de futurs professionnels à assumer peut-être un jour la conduite d'un projet de construction.