Les mystères de l'IFLA
Martine Darrobers
Première partie
« Confortablement installée dans un fauteuil du hall d'accueil du Metropole hotel, Miss Marple se livrait à son passe-temps favori, l'observation des autres consommateurs qui grignotaient scones et muffins en sirotant une tasse de thé. Elle reprit son tricot en soupirant, l'hôtel n'était plus ce qu'il était, transformé en lieu de congrès, envahi par des foules d'étrangers, des librarians sans doute très comme il faut, mais qui, indéniablement, parlaient fort, gesticulaient beaucoup et avaient un accent épouvantable. Elle reporta son regard vers l'extérieur, oui, Brighton changeait ; les pelouses étaient toujours aussi vertes, le pavillon du Régent dressait toujours fièrement son dôme chinois et la mer, lisse comme l'huile, évoquait la Méditerranée ; mais les piers étaient envahies de machines à sous et leur peinture s'écaillait ; en dépit du temps radieux, la plage était quasiment déserte et le Cannes britannique semblait bien morne. Il était préférable de s'intéresser à ces librarians, d'autant qu'à bien les regarder elle leur trouvait plus d'un point commun, le sérieux, l'intégrité, l'amour du travail bien fait, le respect du passé. Rien d'étonnant s'ils semblaient, eux aussi, éprouver quelque difficulté à s'adapter au temps présent, si on en croyait le thème de leur congrès, The libraries in a changing world. Si elle pouvait les aider à résoudre quelques-unes des énigmes de la modernité, elle aurait bien employé ce séjour à Brighton que lui avait offert son neveu. »
Trêve de pastiche, ce 53e congrès de l'IFLA (International federation of library associations pour ceux qui l'auraient oublié), tenu à Brighton en août 1987, ne revendiquait pas le patronage d'Agatha Christie mais plutôt celui de Peter Wright, auteur duSpycatcher qui venait d'être interdit à la vente. Aussi ce livre est-il devenu l'emblème de l'IFLA, le cadeau obligatoire des bibliothécaires américains à leurs confrères anglais, le panache blanc que T. Galvin, de l'American library association, s'était juré de déployer à la face du ministre venu inaugurer le congrès. Ce beau projet a malheureusement échoué, le ministre, prévenu, ayant filé à l'anglaise... L'anecdote est significative à plus d'un titre, révélatrice de l'ampleur des problèmes de censure qui se posent plus ou moins ouvertement dans de nombreux pays, révélatrice aussi de l'internationalisation de l'édition, révélatrice enfin de l'arme de défense et de solidarité que constitue l'IFLA
La grande machine
Plus de 2 500 participants, plus de 300 exposants, ce congrès était placé sous le signe du gigantisme, de la modernité et de l'efficacité. En témoignaient l'organisation minutée au quart de tour, la sponsorisation à outrance, l'exposition tout à la fois futuriste et démesurée : systèmes informatiques à tout crin, éditeurs internationaux, réseaux régionaux ou internationaux, CD-ROM à chaque travée, systèmes de protection anti-vol, reliure, édition électronique, rangement, conversion rétrospective de fichiers, mobiliers en tous genres, toute la gamme des prestataires de services et fournisseurs présents sur le marché des bibliothèques était au rendez-vous, témoignant à chaque stand de la prépondérance (le mot est faible) anglo-saxonne en matière de bibliothèques, d'information et d'édition. Certes, le lieu jouait, ainsi que la vocation même des congrès IFLA ; on ne pouvait cependant se défendre d'un « complexe tiers-mondiste » face aux déploiements futuristes de technologie exposés : deux exposants français (Documentation française et Catalogue collectif des périodiques), l'un et l'autre reliés à une administration, plus le stand du CORI, le comité d'orientation responsable du congrès de Paris, dont on devrait, d'ici deux ans, entendre beaucoup parler ; cela faisait un peu mince... ou alors les fabricants français attendent-ils leur tour pour1989 ?
Quoi qu'il en soit, les innovations les plus remarquables exposées représentaient un véritable « plus » par rapport aux prestations actuelles. Ainsi, les quelques prototypes de catalogues sur CD-ROM dont on avait pu entendre parler, bien qu'annoncés et célébrés à grand fracas, n'apparaissaient pas significativement différents, au stade de la consultation, des catalogues en ligne. On en a découvert un ou deux pleins d'astuces prometteuses et excitantes : une fois qu'on a trouvé la cote d'un livre, on peut visualiser son emplacement sur le plan de la bibliothèque affiché par l'écran ; mieux, on peut faire du browsing à distance en pointant sur les livres voisins... Arrivent aussi les affichages tronqués en milieu de titre et non plus à droite, permettant ainsi une identification plus aisée de la référence souhaitée. Bref, à force de l'entendre annoncer, il semble qu'on voit surgir les premiers signes d'un catalogue en ligne véritablement conçu pour le public et non plus le simple transfert de fiches sur support électronique ou numérique. Nouveauté également, des systèmes de gestion intégrée pour bibliothèque sur micro-ordinateur compatible IBM ; ces derniers, s'ils se mettent en tête de conquérir le marché français, devraient y faire des ravages...
Elle n'est plus, l'époque des congrès anglo-saxons frottés de délégations soviétiques et assaisonnés de quelques pays exotiques d'Asie, d'Afrique ou d'Europe... Curieusement l'Union soviétique était en net retrait (une retombée de la perestroïka ?), tandis que l'Europe apparaissait naturellement très présente, avec de nombreux délégués d'Europe méditerranéenne (Espagne, Portugal) ; le tout avec la bénédiction de la Commission des communautés européennes, qui avait financé la traduction simultanée de l'espagnol qui sera d'ailleurs langue officielle à partir de 1989. Cette orientation hispanisante était renforcée par la participation des pays d'Amérique latine ; enfin l'Afrique et l'Extrême-Orient faisaient bonne figure : la forte participation japonaise témoignait d'une implication qui n'est pas retombée, une fois achevé le congrès de Tokyo.
Malgré cette ouverture, la participation des établissements reste sélective et, comme tous ceux qui l'ont précédé, le congrès de Brighton est d'abord et avant tout un congrès de bibliothèques nationales : pour ne regarder que la délégation française - fort substantielle -, une fois triés les délégués de la Bibliothèque nationale, d'établissements à caractère quasi national, d'associations ou d'administrations, les représentants d'établissements de base, de bibliothèques municipales, universitaires ou centrales de prêt se comptaient très très vite. Comme on était en Angleterre, le look « tasse de thé » qui prédomine à l'IFLA ne choquait pas trop...
L'IFLA, ce machin ?
Mais de quoi parle-t-on en ces congrès IFLA ? Tout le monde doit le savoir, des programmes fondamentaux, à mission mondialiste et universelle, menés en liaison avec l'UNESCO et qui ont des retombées plus ou moins directes sur la vie de tout établissement. Dans l'immédiat, ils conditionnent la gestion des congrès, les appartenances aux comités permanents, les standing committees où tout se joue et où tous les routiers de l'IFLA ont réussi à se faire place ; ensuite les divisions générales, les sections spécialisées et les tables rondes. On passe donc, d'une séance à l'autre, aux mises au point solennelles sur l'état d'avancement d'un programme : vue de l'extérieur, en dehors d'une activité de normalisation forcenée - mais rarement aboutie - sur des objets ésotériques, l'évolution des dits programmes apparaît surtout terminologique, reflet bibliothéconomique des rapports de force technico-économico-politiques ; ainsi en va-t-il du Programme transfrontières de données, rebaptisé UDT (Universal dataflow and telecommunications) de manière à intégrer le terme de télécommunications, du programme UBCIM (Universal bibliographic control and international MARC programme) issu de la fusion de MARC international et du CBU (contrôle bibliographique universel) ; dans cet océan de mobilité, quelques îlots de stabilité les actions finalisées du PAC, Preservation and conservation, et de l'aide aux pays en voie de développement lancée en 1971 et, last but not least, l'UAP (Accès universel aux documents).
Mais l'IFLA ne se mesure pas qu'en ses seuls programmes; elle est aussi plate-forme d'échanges et ses milliers de congressistes - parmi lesquels un fort noyau d'habitués -vivent pour une bonne part les congrès en termes de coulisses, que ce soit dans l'exposition, au débouché de tous les couloirs menant aux salles de réunions, que ce soit dans les différentes réceptions, récréatives ou culturelles, que ce soit dans les lanes ou les pubs de Brighton. Un tel comportement, pour ne lui être pas spécifique, en marque peut-être les limites : fédération, à vocation mondialiste, d'associations de bibliothèques, l'IFLA n'est qu'un cadre - dont l'efficacité n'est sans doute plus à prouver - médiatisé, presque occulté, par les organismes nationaux ou les sections particulières ; est-ce à dire qu'elle est le plus souvent utilisée comme coquille vide par des bernard-l'ermite qui ne s'y insèrent que pour y prospérer ? Une autre explication vaut aussi sans doute, l'image par trop anglo-américaine de l'organisme IFLA serait à l'origine de sa très faible perception par les bibliothèques non anglophones : plaise au ciel que la présence de Marcelle Beaudiquez au bureau exécutif favorise un changement de mentalité !
Car, pour avoir été cent fois constatée, la chose reste profondément regrettable : les conférences et réunions de l'IFLA, même si elles ont pu être assez largement court-circuitées par les nombreux séminaires pré ou postconférences, même si elles restent régies par une procédure d'appel à communications mise au point plus d'un an à l'avance, même si elles sont dosées en fonction du « poids politique » des différents pays au sein de ses structures, conservent globalement un intérêt remarquable et ce, en dépit du caractère conventionnel des sessions, soumises à la logique des congrès internationaux. La plupart des exposés et des questions diverses qui leur font suite sont en effet des interventions du type « me too », destinées à placer l'intervenant (et son institution d'allégeance) dans cette enceinte de pouvoir qu'est l'IFLA ; d'où une certaine propension à présenter des monographies institutionnelles et des descriptions incolores, inodores et sans saveur, ce qui n'est pas le meilleur moyen d'amorcer le dialogue. Malgré la quasi-universalité de l'anglais comme langue de communication, les rencontres sous l'égide de l'IFLA ressemblent parfois à un dialogue de sourds..., ce qui ne signifie point qu'il n'y ait pas communication. Simplement elle passe par d'autres circuits que ceux officiellement affichés, privilégiant le qui au détriment du quoi, et procède plus par juxtaposition et collage que par échanges et retouches ; la vision qu'on peut conserver de ces sessions, quand l'observateur, béotien, ignore les tenants et aboutissants des différents intervenants, reste au moins fidèle à leur apparence et ressemble davantage à un film muet des années 1900, voire même à une mosaïque, qu'à un Vélasquez. Il est vrai que le thème retenu pour 1987, L'Information et les bibliothèques dans un monde en plein changement, ouvrant sur la plus large diversité d'approches et d'interventions, y était propice.
Brave new world
Le changement, pour les bibliothèques, c'est, en premier lieu, la mondialisation ; le thème est revenu sous des formes diverses. Mondialisation de l'édition tout d'abord, accords de coproduction ou de co-édition devenus monnaie courante, regroupement des plus grosses firmes de l'édition internationale : les absorptions et rachats effectués par Random house, Murdoch, Penguin ou Macmillan témoignent d'un processus de concentration croissante de l'édition entre quelques grandes firmes internationales, processus qui trouve son pendant dans le monde de la presse (Murdoch/Maxwell) et celui des banques de données ; l'acquisition de SDC par Infoline, les duels entre Mead data et West publishing via LEXIS et WESTLAW, longuement cités et commentés, sont plus qu'un élément du décor. Comme le faisait remarquer Peter Lewis de la British library, ces stratégies démolissent les cadres des bibliographies nationales, puisque le lieu d'édition du livre devient une donnée secondaire privée de signification et que les bibliographies nationales elles-mêmes se retrouvent déphasées par rapport à leur mission première, rendre compte de la science accumulée dans un pays donné, maintenant que la science fonctionne à l'échelle mondiale. Plus fondamentalement, elles surconditionnent les politiques des bibliothèques vis-à-vis de leurs usagers et inscrivent la mission de diffusion des connaissances des bibliothèques dans un défi qu'on pourrait qualifier de toynbien - les activités d'édition conventionnelle et de production de banques de données, si souvent opposées, apparaissant clairement en la circonstance comme deux volets d'une seule et même stratégie.
Au surplus ces deux formes d'édition sont, semble-t-il, sur le point de trouver une passerelle de liaison avec le CD-ROM, omniprésent sur les stands, et dont les réalisations annoncées semblent prometteuses : à côté d'exemples déjà célèbres comme Books in print apparaissent des réalisations orientées sur des cibles bien délimitées (entre autres Info trac, spécialisé dans l'information juridique, et le Science citation index) et des instruments à vocation grand public (dictionnaires et encyclopédies), dont l'un porte le nom significatif de CD-bookshelf. Caractère budgétisable, liaison directe avec des produits de grande série (CD-audio), complémentarité avec les équipements de micro-informatique qui pénètrent déjà dans les établissements apparaissent ses atouts-maîtres. La vague CD-ROM est donc réelle mais son ampleur demeure encore incertaine car le CD-ROM - comme les autres supports électroniques - aura à triompher des trois épreuves, interdépendantes, qui guettent tous les nouveaux produits, les usages et l'adoption par le public, les coûts, l'appareil juridique (le copyright qui devra être redéfini).
Renaissance d'ADONIS
Nouveau support, le CD-ROM joue aussi un rôle de catalyseur, puisqu'il doit constituer le fer de lance des projets d'édition électronique - j'ai nommé ADONIS, revu et corrigé. Comme chacun sait (ou devrait le savoir), ce projet, lancé en 1980 , était « en phase d'hibernation » ; il repart sur des bases plus larges que précédemment, un consortium regroupant des éditeurs de périodiques (Elsevier) et le réseau européen des centres de fourniture de documents, soit le British library document supply center, le Centre de documentation scientifique et technique français, la bibliothèque centrale de médecine de Cologne, celle de l'Académie royale d'Amsterdam et, enfin, celle de l'Institut de science et de technologie de Madrid. L'objet de l'expérience, 218 titres bio-médicaux, indexés par Excerpta Medica, qui s'avèrent les plus demandés. L'entreprise a encore un caractère européen (le centre de scanning est à Londres, la production hebdomadaire de disques se fait dans le Hanovre), mais les développements projetés (transmission de données par satellite dans le cadre du projet APOLLO), la qualité des nouveaux adhérents (la faculté de médecine de Monterrey au Mexique, University microfilms international d'Ann Arbor, la Kunokiya company Ltd de Tokyo...) soulignent bien la mondialisation de l'information dans sa production et dans son usage.
L'expérience ADONIS comporte un intérêt supplémentaire, celui de constituer un banc d'essai, de permettre une projection des nouveaux usages et comportements en matière d'édition électronique : penser en termes de. canaux multiples (version papier mais aussi information en ligne, microformes, CD-ROM et même cassettes numériques), remplissant chacun des fonctions spécifiques (accès, stockage, enregistrement, reproduction) et visant des cibles plus ou moins « superposables ». Concevoir les nouveaux produits en fonction des anticipations et des démarches réelles du public et non de celles supposées par les concepteurs, réétudier le positionnement de la bibliothèque vis-à-vis de ses usagers, dont certains, autonomes, n'ont plus besoin d'intermédiaires pour faire leurs recherches tandis que d'autres auront besoin d'une assistance sous des formes diverses : délégation pure et simple de la recherche documentaire, formation à l'interrogation, conception de systèmes totalement conviviaux capables tout à la fois de tenir la main à l'utilisateur et de brûler les étapes intermédiaires pour arriver directement à la recherche. Toute cette problématique, qui n'est pas neuve, a été rappelée, re-rappelée, ressassée tant à propos d'édition électronique que des catalogues en ligne accessibles au public. Conclusion : les produits électroniques sont encore loin d'être adoptés par le grand public ; en attendant cette échéance, on a beaucoup causé, de façon sans doute plus constructive, sur ce qui se passe en amont, du côté des bibliothèques et des producteurs.
La vérité sort du puits
La question à 1 000 F, celle qui revient dans presque tous les topos pondus depuis dix ans, est celle-ci : les bibliothèques verront-elles leur organisation modifiée de façon fondamentale du fait de l'informatisation ? Jusqu'à présent la bonne réponse était oui (si on ajoutait un couplet sur l'utilisateur et le bibliothécaire radieux tombant dans les bras l'un de l'autre à l'ombre du terminal, on était sûr de toucher le jackpot) ; à Brighton, disons-le, sont apparues des nuances, pour ne pas dire des retournements. On nous a rappelé (Jack Meadows de l'université de Loughborough), que l'informatisation et l'édition électronique sont pour l'essentiel intervenues en amont du processus d'édition et que l'imprimerie a été complètement bouleversée, sans que le lecteur remarque un grand changement dans son journal quotidien ; quant aux bibliothèques, le remplacement des multiples tampons par un crayon optique n'a pas transformé de façon fondamentale leurs rapports avec leurs lecteurs.
Mais cette orientation ne pourra se maintenir indéfiniment estime Pierre Pelou (Documentation française) ; si, en effet, la question de la valeur ajoutée au service rendu au public est souvent occultée au moment du démarrage, on finit toujours par retomber sur les questions de fond, celle tout d'abord de savoir si « l'utilisation d'une banque de données bibliographiques apporte au public des prestations supérieures au mode traditionnel pour un coût plus élevé » ; la seconde est « de déterminer les critères de la productivité d'une bibliothèque et, les mettant en rapport avec les besoins des utilisateurs, de déterminer s'il est bon ou non de faire appel à l'informatique et aux nouvelles technologies. »
Productivité et coût sont les questions auxquelles l'irruption des nouvelles technologies confronte les bibliothèques ; la productivité se mesure, certes, autant en termes de compétence et d'efficacité que d'économie au sens strict du terme, mais il n'empêche que bien souvent elle a dû se définir en termes de compression d'emplois. Le mythe du bibliothécaire « libéré », susceptible grâce à l'informatique de rendre de fantastiques services au public - le bibliothécaire qui « tous les jours change quelque chose dans la vie de quelqu'un » - est allé rejoindre le catalogue des illusions perdues et les nouvelles technologies se sont insérées dans un contexte de pénurie, de stagnation et d'inefficacité que leur utilisation souligne sans y remédier : appliquée à un établissement mal géré, l'informatique s'avère aussi utile qu'un pansement sur une jambe de bois et a pour.seul effet d'engendrer des coûts supplémentaires.
Pieuvres en ligne
Parallèlement, la logique de ces nouvelles « industries de l'information » rejaillit sur le service rendu et même sur toute la philosophie de l'institution bibliothèque : la prise en main des secteurs de production de l'information en ligne par quelques multi-nationales de la communication spécialisées dans le packaging, contrôlant l'ensemble des canaux de presse, édition, radio, télévision, câble, cinéma, etc., crée, sous les dehors d'objectivité et de pseudo-neutralité du complexe clavier-serveur, les conditions de diffusion d'une information insidieusement orientée, incontrôlable du fait de la complexité de ses éléments techniques mais aussi, du fait de son éloignement, matériel et intellectuel, par rapport à ses usagers dont les besoins et les caractéristiques propres ne peuvent être pris en compte. Avec le glissement, inéluctable compte tenu de l'arrière-plan économique, de services de plus en plus nombreux sur l'électronique, on pourrait assister à l'avènement d'une « aristocratie de l'information », celle des end-users auxquels s'adressent directement, contournant les intermédiaires habituels qu'étaient les bibliothèques, les marchands d'« information à but lucratif », l'information juridique, économique, financière, technique, etc.
Pourquoi ce court-circuit ? Parce que, selon une litanie bien connue, les bibliothèques ne seraient pas une cible intéressante, routinières, vieux jeu et paperassières au double sens du terme ? Aux yeux de T. Haywood (Birmingham polytechnic), la raison véritable tiendrait à la contradiction profonde entre l'approche purement commerciale des producteurs, génératrice d'inégalités et de distorsions croissantes dans l'accès à l'information, génératrice de biais, de conditionnements et de censure larvée, et celle des bibliothèques dont la philosophie « communautaire » de service public s'attache à la réduction des disparités dans le monde de l'information : inégalités économiques auxquelles on réduit un peu vite le problème, mais aussi inégalités culturelles (le bibliothécaire a un rôle fondamental de prescripteur, évaluateur, guide et conseil à jouer), et géographiques (régions, pays et continents).
Une voix pour d'autres voies
Sont donc concernés, dangereusement, les pays en voie de développement, arrosés (moyennant finances) d'une information démesurée, organisée en fonction de paramètres, de modes de pensée et de langages étrangers aux substrats économiques, politiques et socioculturels qui sont les leurs. De cet état de fait, le programme d'aide aux pays en voie de développement serait-il la cause ? Tout au moins, une cause ? C'est la question qu'on pouvait se poser en entendant le réquisitoire prononcé par un éditeur, K.M. Aithnard (Togo), lors de la session d'ouverture: « par son organisation et le rituel qu'elle utilise et auquel elle oblige, la bibliothèque évoque quelque peu le cérémonial des musées classiques, ces lieux saints de la culture, où l'on entre sur la pointe des pieds, dans un silence religieux. Cette attitude vis-à-vis de la culture est fort différente de celle de la plupart des pays en voie de développement, en particulier en Afrique. Elle en est même aux antipodes dans la mesure où, en Afrique, la culture traditionnelle, demeurée très vivace dans le terroir et vécue collectivement, fait appel à d'autres sens et utilise d'autres formes d'expression, en particulier l'expression orale, musicale et corporelle. »
Après l'exécution culturelle venait l'exécution technique et politique : l'implantation de bibliothèques uniquement en milieu urbain reproduit et accentue les inégalités culturelles sans avoir de retombées positives sur le public adulte, puisque « seuls les enfants scolarisés, ceux qui sont en apprentissage et les étudiants se rendent dans les bibliothèques... On est en présence d'investissements faits sans souci, semble-t-il, de rentabilité avec, au bout du compte, un vrai gâchis financier ». On est en droit, effectivement, de « se demander si l'implantation et la multiplication de bibliothèques dans leur forme actuelle sont à encourager. »
Rude condamnation, voire même provocation, puisque l'orateur n'a pas hésité à dire qu'on pouvait remettre en doute la vertu des campagnes d'alphabétisation (on dépense après tout des sommes énormes pour transformer des analphabètes en futurs illettrés qui n'auront guère l'occasion, ou l'envie, d'utiliser leur science). De nouvelles formules peuvent être envisagées, transformer le bibliothécaire en animateur de groupe intervenant en milieu rural, être attentif au contenu des livres plus qu'à leur apparence extérieure, mais leur succès dépendra d'une reconnaissance effective par les pays en voie de développement de l'inanité du schéma occidental fondé sur la course à l'industrialisation, de la mise en œuvre d'un nouveau modèle de société. La démarche devient totalement politique et soulève la question du rôle joué par la bibliothèque qui, « d'une certaine manière concourt à la défense et à la promotion de l'industrie du livre, en même temps qu'elle assure la défense et la promotion d'une langue et de sa culture. Est-il totalement faux de penser qu'à travers la bibliothèque, la langue et la culture, l'Occident renforce son économie ? ». Il appartiendra alors aux bibliothèques de choisir leur camp : « héritières d'un modèle de croissance économique, elles peuvent, avec des éditeurs engagés dans la lutte contre la misère, faciliter chez les pays en voie de développement la prise de conscience de leurs possibilités réelles, aider à leur responsabilisation et à la misé en place de conditions permettant l'émergence d'un projet de société qui colle davantage aux réalités que vivent ces pays ».
Tout cela bien sûr n'était que propos d'éditeur, guest star autorisé à casser les assiettes, faisant courir de délicieux frissons de mauvaise conscience entre les épaules. Il n'empêche que plusieurs des analyses présentées par les représentants des pays du Tiers-Monde analysaient sans ambiguïté l'introduction des nouvelles technologies en termes de politique, d'économie et de production, qu'il s'agisse du PADIS (Pan African documentation and information system) de l'Afrique subsaharienne ou de la politique d'informatisation en Malaisie. La prise de conscience des limites des nouvelles technologies, ou plus exactement, des limites du rêve technologiste, est désormais en marche, donnant la main à la prise de conscience de la crise du modèle traditionnel, la bibliothèque vecteur de démocratie.
Prochain épisode : les réponses des bibliothèques