Le triomphe du livre
une histoire sociologique de la lecture dans la France du XIXe siècle
Martyn Lyons
ISBN 2-9031-81-58-6
Cet ouvrage, dont le titre fait volontairement écho à l'Apparition du livre de L. Febvre et H.-J. Martin, propose une synthèse sur l'histoire du livre en France au XIXe siècle. S'appuyant tout à la fois sur des recherches personnelles approfondies et une large connaissance des études antérieures, l'auteur s'est donné comme objectif d'identifier les voies par lesquelles le livre est devenu un objet de consommation dans la France du XIXe siècle et un élément de la « modernisation » de la société française.
Après un bref rappel des bases de départ - l'expansion des Belles-lettres au XVIIIe siècle et la transformation des métiers du livre issue de la Révolution française - M. Lyons présente, en dix chapitres, une approche globale. En premier lieu sont examinées les conditions préliminaires de l'expansion du livre : alphabétisme et utilisation du français, phénomènes qui appartiennent au XIXe siècle bien plus qu'à la Révolution et au Premier Empire. Deux chapitres rendent compte ensuite de l'évolution du monde du livre. L'auteur y souligne la pénétration lente des technologies nouvelles, l'action pionnière des journaux pour la conquête d'un public de masse grâce à de nouveaux modes de production, de financement (publicité) et de diffusion. Le rôle de la concurrence belge dans la transformation des produits des éditeurs français est également retracé.
Au cœur de l'étude on trouve une analyse des best sellers de l'édition en France entre 1811 et 1850. Pour leur identification, M. Lyons propose une estimation quantifiée des exemplaires offerts à la vente, d'après les déclarations des imprimeurs (qui indiquent le volume du tirage) et la Bibliographie de la France (qui permet, en procédant avec attention, de connaître le nombre d'éditeurs). Les tableaux dressés sur cette base, par période de cinq ans, pour éliminer les succès de courte durée, font apparaître les « best sellers à moyen terme » (W. Scott, V. Hugo, E. Sue, A. Dumas...) dominant l'édition pendant vingt ou trente ans, et ceux de longue durée qui traduisent l'importance du XVIIe siècle classique et, à un moindre degré, de la période des Lumières.
Presque chacun des tableaux quinquennaux est dominé par trois titres : les Fables de La Fontaine, Télémaque de Fénelon et le Catéchisme historique de l'abbé Fleury. Une deuxième série de titres apparaît régulièrement : les Fables de Florian, Paul et Virginie, Robinson Crusoë, Buffon, Racine, Molière et les Contes de Perrault.
Beaucoup de ces best sellers ont vocation pédagogique. S'y joignent quelques ouvrages de morale religieuse ou laïque. Une autre catégorie de forte production est rapidement examinée, les manuels pratiques, sous forme de livre de cuisine (La Cuisinière bourgeoise) ou d'ouvrage médical (La Médecine sans médecin de Rouvière). L'analyse est faite de l'image de la société post-révolutionnaire dans les oeuvres de fiction ainsi recensées, image évoluant en accord avec le système dominant, sans être très éloignée des réalités sociales et politiques.
Deux auteurs très significatifs font l'objet chacun d'un chapitre spécifique. L'oeuvre de Walter Scott, modèle de littérature romantique et passion des Français de 1822 à 1827, est un objet de consommation de masse jusqu'à la fin du siècle. Jules Verne, triomphant avec Erckman-Chatrian dans les années 1870, traduit encore plus l'absorption des lecteurs dans une culture et un marché littéraires nouveaux. Il apporte en effet, dans un réseau de distribution fondé sur la librairie et les kiosques de gare, des thèmes scientifiques et techniques au moment où déclinent colporteurs et littérature de colportage.
Les institutions de diffusion du livre, bibliothèques et librairies, se développent au XIXe siècle. Deux chapitres y sont consacrés. L'auteur rappelle ce que fut la stagnation des bibliothèques publiques, l'action des associations, religieuses puis laïques. L'étude des usagers et des emprunteurs des bibliothèques de la Société Franklin montre que le développement des bibliothèques populaires (3000 à la fin du siècle), au delà de leurs finalités pédagogiques, a contribué à la lecture du roman et touché plus la petite bourgeoisie que le monde ouvrier. Au moment où régressent colportage et cabinets de lecture, les librairies deviennent, vers 1850, l'agent essentiel de diffusion du livre. Le dépouillement pour les années 1851-1880 des listes officielles établies par les préfets permet à M. Lyons de décrire une évolution différenciée suivant régions et départements et d'attirer l'attention sur le rôle décisif des dix premières années du Second Empire pour l'accès au livre.
Enfin, dans le souci de couvrir l'ensemble du champ qu'il s'était proposé, l'auteur s'est penché dans un dernier chapitre sur les pratiques de la lecture. L'évolution matérielle du livre français au cours du siècle (titre, illustration, distribution de l'espace graphique) est abordée rapidement. Une moisson plus significative sur les pratiques de la lecture est tirée de l'art (tableaux, gravures) et de la littérature. La coexistence de la lecture à haute voix et de la lecture solitaire est attestée, ainsi que l'extension sociale de cette dernière.
Le triomphe du livre dans la France du XIXe siècle a ses limites. La diffusion est inégale géographiquement et la lecture dépend fortement du statut social. Cependant, le roman a désormais un public de masse. Ainsi que le démontre M. Lyons, dès 1850 un processus d'acculturation s'est engagé, aux dépens des pratiques culturelles et de la littérature populaire traditionnelles. L'auteur indique lui-même que d'importantes zones d'ombre demeurent: le rôle des cabinets de lecture provinciaux, des magazines, l'évolution de la production d'ouvrages de théatre, de livres pratiques, etc, la publicité, la transformation de l'aspect graphique du livre...
On doit toutefois souligner l'importance de la synthèse fournie, qui s'appuie sur des dépouillements considérables, systématiquement traduits en tableaux et en cartes, et sur une solide bibliographie.