La ruée vers l'or
Martine Darrobers
« Les bibliothèques et l'argent ». Un dollar serpente sur la première page du programme coproduit par l'ABF Rhône-Alpes, l'Association de l'Ecole nationale supérieure de bibliothécaires, l'Office Rhône-Alpes du livre, l'Ecole nationale supérieure de bibliothécaires. Tous s'étaient retrouvés à Villeurbanne les 13 et 14 avril derniers pour se pencher sur des questions d'argent : on aurait pu s'étonner de ce choix - tout le monde sait que le manque d'argent est la plaie quotidienne des bibliothèques -, mais l'innovation consistait en la démarche qu'on aurait presque pu qualifier de déflationniste, car on a assisté à une véritable revalorisation de l'argent et de l'ensemble des activités qui s'y rattachent, la gestion, le marketing, le sponsoring. Hier encore auxiliaire, aussi indispensable que méconnu, l'argent accède à un nouveau statut, devient l'élément porteur qui permettra aux bibliothèques de déterminer en toute autonomie les voies de leur avenir.
Un avenir que la copie disposée en accroche du programme avait déjà posé en termes de « nécropoles imprenables, de "Silicone Valley " du livre, d'hypermarchés culturels ». Foin, désormais, des idéologies poussiéreuses de service public, de gratuité, reléguées au rang des vieilles lunes. « Entreprise d'intoxication massive, abandon du service public, ouverture à la privatisation », polémiquait, en contrepoint du colloque, LHumanité Rhône-Alpes... Pourtant, le débat n'a pas eu lieu. Les bibliothèques publiques, qui formaient l'objet et l'assistance majoritaire de ces deux journées d'études, ont écouté sans piper mot les discours sur les entreprises culturelles, le mécénat, le sponsoring, la gestion, le marketing, la participation des usagers. Timidité, simple tournée d'exploration sur des territoires inconnus, acceptation d'une lame de fond ? Quelques timides réticences laissaient supposer que le consensus n'était pas aussi fort qu'il avait pu le sembler au cours de ces deux journées d'études.
Carcans financiers
Mais de quoi a-t-on parlé tout au long de ces deux journées ? De l'argent, dans tous ses états, des mille et une façons de l'obtenir, des mille et une façons de le dépenser. Car la gestion est une et intègre l'ensemble du fonctionnement de la bibliothèque et lie la question des ressources à celle des relations avec les usagers. Premier constat, bien connu mais qui a été longuement stigmatisé, les bibliothèques sont loin, très loin, de posséder les moyens d'une véritable autonomie, dans la mesure où leur échappent la maîtrise des moyens en personnels, la maîtrise des frais de fonctionnement généraux gérés directement par l'administration communale ; le volant des dépenses compressibles n'excède pas 13 % de l'ensemble du budget, précisait le secrétaire général de Saint-Etienne, un pourcentage significatif de la faiblesse des marges de manoeuvre. Quant à la région, on le devine, sa vocation prioritaire est d'aider à la mise en oeuvre d'instruments régionaux. Reste l'Etat, plus pour très longtemps, les ressources affectées devant à terme se confondre dans la dotation générale de décentralisation. Quelles sources de financement s'offrent désormais aux bibliothèques, celles du secteur privé, celles, institutionnelles, du public ? A ces deux types de partenaires correspondent deux formes d'intervention bien spécifiques, celle du mécénat, celle de la participation.
La voie royale
La première voie, celle du mécénat, a déjà été largement balisée par les musées et, au premier chef, par celui de Villeurbanne. Pourtant, le bilan qui en a été présenté restait nuancé, soulignant bien qu'il s'agissait d'une solution, non d'une panacée. Organiser des expositions, créer une galerie pour les musées, participer à une foire du livre pour les bibliothèques, tout se ramène à des « coups » qu'il s'agit de monter le plus ingénieusement possible, en utilisant les effets de synergie dus à la présence de partenaires multiples, en ficelant des dossiers précis, porteurs et cohérents, en sachant miser sur la politique d'image des entreprises, en s'appuyant sur les « locomotives » du cru, en sachant monnayer son label culturel... Tout un code de conduite auquel il convient de s'initier dans les plus brefs délais, si on en croit les projets de loi sur le mécénat. Dans le domaine culturel, à dire vrai, les dispositions existantes ne concernent que fort peu les bibliothèques, et privilégieraient davantage les actions de coédition ou d'exportation du livre. Mais l'imagination, en la matière, aura son mot à dire et il ne tient qu'aux bibliothèques de susciter des projets.
Projet. Le maître mot était lancé, qui est celui dont se recommandent toutes les entreprises culturelles. Une entreprise culturelle, telle du moins qu'elle est définie par les sociétés de conseil en gestion et en marketing d'entreprises culturelles, c'est un ensemble de moyens concentrés pour atteindre à un but. Peu de différences, donc, avec l'entreprise tout court, à ceci près que le « projet » se substitue au « profit », qu'il faut penser en termes de plan de développement à long terme et d'objectifs à court terme, qu'il faut proposer des stratégies globales intégrant les volets de la communication, de l'accueil, des tarifs. Le marketing superpose et intègre des données diverses : cerner le chaland d'un point de vue uniquement quantitatif ne suffit pas, il faut pouvoir analyser ses comportements non pas seulement en matière de lecture, mais en matière de loisirs ; si, à la différence du marketing classique, le produit ne peut être défini en fonction de l'attente du public, il conviendra cependant de le formuler et de le présenter en termes de service. Les autres éléments d'un plan marketing seront identiques à ceux d'une entreprise commerciale ; il faudra procéder à une segmentation, proposer des produits spécifiques aux différentes strates qui auront été isolées, déterminer une stratégie par rapport au contexte. C'est en fonction de ces analyses que se grefferont les campagnes de communication axées sur telle ou telle cible, en intégrant, naturellement, les principes élémentaires de la communication : que le même message ne convient pas pour tout le monde, qu'une affiche peut ne servir qu'à conforter les décideurs et bailleurs de fonds dans leur soutien à telle manifestation (le grand public aura été informé par d'autres voies), etc.
La gestion d'abord
Ce sont donc les grandes lignes du management qui ont été redessinées à l'intention des bibliothécaires. Il s'agissait plus, au reste, de redécouverte que de découverte. Faire un récollement annuel est une des procédures obligées de bonne gestion, non plus une fastidieuse corvée administrative. Lorsque les taux de vols annuels représentent 3 % à 5 % du fonds, les options concernant la gestion du libre accès doivent s'appuyer sur de solides bases chiffrées. « N'ayez pas peur des chiffres ! Professionnalisez votre fonction achats ! », recommandait un fournisseur, un message d'autant plus dérangeant qu'il s'accompagnait d'une évaluation chiffrée de la part (microscopique) des bibliothèques dans le marché, d'une évaluation critique des moeurs bibliothéconomiques en matière de gestion. Amateurisme, folklore, outrecuidance et naïveté, de tels griefs n'ont pas été explicitement formulés mais...
Bibliothèques qui se parent des plumes du management. Animateurs mués en « auditeurs ». Il ne suffit pas de clouer un panneau « service clientèle » à la porte d'un bureau pour transformer la bibliothèque en entreprise, insistaient plusieurs intervenants. Tout porte à croire que c'est cette partie du message gestionnaire qui aura le plus de mal à passer. Car la gestion c'est, en fin de compte, l'évaluation, la confrontation d'objectifs précis à des réalités douloureuses, la nécessité de tenir des échéances, de faire des choix et des remises en cause.
Public payant
La première des révisions déchirantes à l'ordre du jour concerne la question de la gratuité, de la participation du public. Certaines procédures sont banales - droits d'inscription, prêt de documents (audio-visuels ou informatiques) -, mais on peut aller beaucoup plus loin, comme l'a montré la bibliothèque de Sutton qui assure 20 % de son financement de cette manière : de la location de parapluies à l'édition d'ouvrages d'intérêt local en passant par la transformation de salles d'exposition en foires commerciales et la vente de matériel promotionnel.
Abandon de l'idéologie traditionnelle de la gratuité ? La démarche, en fait, apparaît plus complexe et les orientations mêmes de Sutton montrent bien un refus de surenchère dans la course à la participation des usagers : 20 % d'autofinancement constituent une enveloppe fort considérable, mais qu'il faut apprécier par rapport à la dotation totale de la bibliothèque, qui excède plus de 2 millions de francs ; quant aux tarifs pratiqués, qu'il s'agisse du prêt (cassettes audio ou vidéo, disques noirs ou compacts) ou des amendes pour retards, ils n'apparaissent pas prohibitifs * par rapport à ceux qu'on peut observer de ce côté-ci de la Manche... Alors ? La différence fondamentale semble, en fait, tenir à la démarche suivie, à une volonté de rentabiliser le capital culturel de la bibliothèque, ses collections, ses locaux et de proposer des prestations dérivées, aussi diversifiées que possible, en maintenant une offre gratuite pour les services de base.
Forfait ou forfaiture ?
Pour en revenir à la France, c'est, avec la Bibliothèque publique d'information, un raisonnement assez similaire qui semble avoir prévalu lors de l'intronisation de la tarification de l'interrogation des banques de données. Gratuite pendant plus de trois ans, l'interrogation des banques de données est devenue payante à partir d'octobre 1985. Une décision économique et politique qui n'a été facile ni à prendre, ni à appliquer. Pas de facturation au prix coûtant; une politique de « vérité des prix », intégrant les coûts directs (serveur, télécoms...) et indirects (personnel, documentation...) aurait fait sortir la bibliothèque de sa vocation de service public. Service limité (20 références au maximum), rémunéré de façon forfaitaire (70 F) de manière à faire supporter par l'usager environ 50 % des coûts directs. Autrement dit un mode de tarification simple qui ne freine pas les modalités d'accès et qui prend en compte les spécificités de la BPI (information générale et encyclopédique, accès gratuit et « inconditionnel »), difficilement transposable dans un établissement plus spécialisé avec une clientèle institutionnelle. Deux ans après, la tarification ne semble avoir eu que des effets limités sur le volume et la structure de la demande ; mais, note Hubert Dupuy, il n'en irait probablement pas de même si les tarifs intégraient la totalité des coûts directs, ce qui porterait le prix unitaire d'une interrogation à 135 F.
Tarification en réponse aux nécessités économiques, tarification respectant la logique de fonctionnement d'un établissement, tarification évitant d'accroître l'élasticité de la demande. L'équilibre est des plus délicats et pose la question de la cohérence, de l'unité interne de la bibliothèque. Taxer les nouveaux services, les services personnalisés à valeur ajoutée est une chose ; réaliser par cette voie un conglomérat de micro-entreprises, plus ou moins autofinancées, cohabitant à l'intérieur de la bibliothèque en diffusant chacune un support particulier en est une autre et pourrait altérer la perception globale de l'établissement par sa (ses) clientèle(s). Les bibliothèques ne sauront indéfiniment faire l'impasse sur une réflexion d'ensemble sur les nouvelles technologies, considérées en termes de service, en termes d'économie et en termes juridiques. Elles ne sauront pas plus s'ériger en entreprises culturelles à part entière sans une connaissance approfondie des attentes, explicites ou latentes, de leurs lecteurs-usagers. En fait, c'est de lecteurs-consommateurs qu'il conviendrait, abandonnant toute pudeur de langage, de parler. Mais est-ce actuellement possible ?
Consumérisme bibliothéconomique ?
L'approche consumériste des services culturels, à la lumière des propos tenus par Jean-François Dupaquier (50 millions de consommateurs), s'avère extrêmement fragmentaire et limitée ; plusieurs raisons à cela, en particulier le statut du livre, produit culturel, produit artisanal, produit « pas comme les autres » qui, à l'exception des secteurs spécialisés des dictionnaires, guides ou manuels scolaires, n'est pas perçu comme un produit industriel, support d'une démarche consumériste. Interviennent aussi la minceur de l'offre en bibliothèques, peu favorable au développement d'un tel mouvement, l'opacité de l'institution bibliothèques dont les modes de financement, morcelés, restent complexes à appréhender et, enfin, le caractère gratuit du service. Car l'approche consumériste englobe le produit, le service rendu, mais aussi son prix... En dépit de tous ces handicaps, la vague consumériste pourrait bientôt lécher les retranchements du livre et de l'édition. Parviendra-t-elle jusqu'à la citadelle des bibliothèques ? La réponse est autant entre les mains des bibliothécaires qu'entre celles du public.