En France et en Espagne, la lecture en campagne
Laurence Tarin
Analyse comparée de deux campagnes de promotion de la lecture, Vive leyendo menée en 1984 en Espagne, Un livre et tu vis plus fort qui a eu lieu en France en 1985. Les directions du livre ont fait toutes deux appel à des agences publicitaires. En France, l'axe choisi a été celui du témoignage. En Espagne, la campagne s'est faite par voie d'affiches, des dessins humoristiques devant banaliser la lecture, présentée sous un jour amusant. Le contenu de la campagne française diffère : bien que les témoins aient tous insisté sur le plaisir de lire, la lecture apparaît comme un acte important et le livre comme un objet noble à prendre au sérieux. L'impact de ces deux campagnes ne paraît pas avoir été très important mais leur enjeu véritable consiste en une revalorisation de l'image de marque des deux institutions commanditaires.
Comparative analysis of two campaigns for reading : Vive leyendo in 1984 in Spain, Un livre et tu vis plus fort in 1985 in France. Both departments have called on advertising agencies. In Spain, the campaign was led through posters and cartoons in order to remove reading from its pedestal and make it funny. In France, the main line was the testimony. Here the result of the campaign is quite different : though everyone finds reading pleasant, it remains an important action and the book is still a noble object. If the impact of the campaign has not been very strong, the public image of the two authorities has nevertheless been enhanced.
LA promotion de la lecture semble devoir prendre de plus en plus la forme de campagnes publicitaires. L'utilisation de la publicité n'est plus, depuis quelques années, l'apanage des seules entreprises. De la valorisation de produits, on est passé à la valorisation de l'image de marque de l'entreprise. Or, si une administration ne vend rien, elle n'en a pas moins, elle aussi, une image de marque à mettre en valeur. Plus que du marketing traditionnel, les campagnes en faveur de la lecture doivent être rapprochées des campagnes développées par les PTT ou l'EDF qui sont faites dans le but de moderniser leur image.
Bien entendu, l'image de la lecture transmise à travers ces campagnes n'est jamais neutre. L'analyse de deux d'entre elles, Vive leyendo et Un livre et tu vis plus fort, organisées respectivement par les gouvernements français et espagnol, permet de mettre en relief les discours sur la lecture tenus par les ministères de la Culture des deux pays.
En France, deux campagnes du même type que Un livre et tu vis plus fort avaient été précédemment réalisées par la Direction du livre et de la lecture. La première, intitulée Lecture, chemins de la liberté, a eu lieu en 1982. Le titre lui-même, qui fait référence à un ouvrage de Jean-Paul Sartre, indique l'orientation de la campagne. L'image de la lecture qu'elle présente est celle qu'en ont les élites intellectuelles. La deuxième, La France à livre ouvert, s'articulait au contraire autour de l'idée de désacralisation et de banalisation de la lecture. Elle a été réalisée en 1984. La troisième, Un livre et tu vis plus fort, est intéressante dans la mesure où elle tire des leçons des deux précédentes : les concepteurs ont en effet rejeté l'idée de désacralisation du livre sans pour autant accepter de tomber dans l'élitisme. Le principe d'utilisation de l'audiovisuel, commun aux deux premières campagnes, a d'autre part été repris et systématisé.
En Espagne, c'était, en revanche, la première fois qu'un gouvernement se lançait dans ce type d'action.
En 1984 et 1985, au moment où ont lieu ces campagnes, les partis socialistes français (PS) et espagnol (PSOE) sont au pouvoir. Ils ont fait de la culture leur cheval de bataille. Réussir leur politique culturelle est, pour eux, une question de prestige, un moyen de se distinguer des gouvernements précédents. Ils s'attacheront d'ailleurs, dans le but de marquer les mémoires, à mettre sur pied des projets grandioses tels que l'opéra de la Bastille ou le centre culturel Reina Sofia en Espagne. Dès le départ, les deux ministères se sont fixé un objectif qui leur est commun : démocratiser la culture par une meilleure répartition des biens et des activités culturelles. En ce qui concerne la lecture, ils diffusent l'idée que lire permet d'acquérir une culture générale plus étendue, de mieux s'informer sur la vie politique et sociale de son propre pays et donc d'être plus à même de remplir ses devoirs de citoyen. Tous deux poursuivent un même but : permettre à tous d'avoir accès à la lecture.
L'esprit campagne
Pour comprendre l'esprit qui a animé chaque campagne, il est intéressant de connaître les sujets qui préoccupaient le plus les deux ministères au moment de leur conception. En mars 1985, lorsque la France lance sa campagne, il circule dans le pays une série de discours alarmistes sur l'illettrisme. Intéressé par le problème, le ministère de la Culture commandite une étude sur le sujet. La campagne française a été marquée par ces discours, dont elle a adopté le ton parfois prosélyte. En Espagne, début 1984, ce sont les enfants qui sont considérés comme public prioritaire par la Direction du livre et des bibliothèques. A l'origine, d'ailleurs, Vive leyendo était destinée aux enfants et non au grand public. La campagne mit totalement en application l'un des principes du deuxième symposium sur la littérature enfantine qui avait eu lieu à Madrid peu de temps auparavant : mettre en relief l'aspect ludique de la lecture pour inciter à lire.
A la même époque, les deux ministères mettaient en place des actions précises en faveur de groupes sociaux particulièrement handicapés face à la lecture : les publics spécifiques. Les deux campagnes se réfèrent à ces expériences : en France, le livre témoin en mentionne quelques-unes : celles de la bibliothèque de l'hôpital de Garches et des bibliothèques de rues par exemple.
Par ailleurs, en tant qu'institutions publiques, les ministères ont une attitude particulière en matière de promotion de la lecture : leur rôle est de faire respecter l'intérêt général. Aussi, contrairement à une maison d'édition, doivent-ils mettre en avant la lecture et non pas « des livres ». On verra cependant que la promotion de la lecture passe toujours plus ou moins par celle de livres. Les deux ministères ne poursuivaient pas un but commercial, mais leur action n'en a pas été pour autant totalement désintéressée, car la promotion de la lecture est aussi celle des ministères de la Culture qui ont une image de marque à entretenir. Cette préoccupation apparut clairement dans le cahier des charges de la campagne française, élaboré par la Direction du livre et de la lecture : « La campagne de mars 1985 mettra notamment en valeur, dans leur diversité et leur convergence, les efforts entrepris par le ministère de la Culture pour mettre le livre entre toutes les mains ».
La griffe publicitaire
Les deux agences de publicité ont joué un rôle fondamental: les ministères leur ayant laissé une très grande liberté d'action, elles ont, non seulement réalisé matériellement les campagnes, mais aussi influencé le contenu des messages. Toutes deux liées au monde de l'édition, elles avaient l'habitude de promouvoir le livre : l'agence Clack a été l'une des premières en Espagne à organiser des campagnes publicitaires pour des maisons d'édition; Vif argent, dont la directrice est également éditrice et dit « faire dans le conseil en communication » avait déjà travaillé pour des ministères, réalisant en particulier, en novembre 1984, pour le ministère de la Jeunesse, une campagne nommée La grande aventure du livre.
Ces expériences leur ont permis d'être en situation de force lors des négociations avec les ministères de la Culture - qui, quant à eux, n'étaient guère habitués à réaliser de véritables campagnes de promotion de la lecture - et leur influence a été suffisamment grande pour leur permettre de jouer un rôle par rapport au choix du public visé. En Espagne, l'agence Clack a conseillé au ministère, qui désirait, à l'origine, faire une campagne en direction des enfants, d'élargir son action à l'ensemble de la population. En France, alors que la Direction du livre souhaitait s'adresser au grand public, Vif argent l'a décidée à déterminer, dès le départ, les groupes sociaux qu'elle souhaitait toucher en priorité : « Vous allez vous adresser prioritairement à des catégories socio-professionnelles peu intellectuelles, cela veut dire, si je définis des priorités, que vous chercherez plutôt à vous adresser aux jeunes et aux gens qui sont dans la vie active » (Lise Mercadé, directrice de Vif argent). Le choix d'un public de jeunes et d'actifs semble, pour le moins, entrer en contradiction avec l'objectif principal de la campagne : toucher les non-lecteurs, car, contrairement à une idée très répandue, les jeunes lisent relativement plus que leurs aînés, ce qui, à la réflexion, s'explique aisément, les niveaux d'instruction étant plus élevés chez les jeunes du fait de la démocratisation du système scolaire. Quant aux actifs, il n'a jamais été démontré que c'était parmi eux que se trouvait le plus fort pourcentage de non-lecteurs. En réalité, d'après les enquêtes réalisées sur les pratiques culturelles en 1981, il apparaît que ce sont les plus de 60 ans qui représentent la proportion la plus élevée de non-lecteurs. D'autre part, malgré les affirmations de Lise Mercadé, on ne peut pas dire que la campagne avait une cible bien définie. Le public constitué par des « catégories socio-professionnelles peu intellectuelles » est en effet bien vague.
L'idée de faire une campagne en faveur de la lecture qui s'adresse à un public très large s'oppose aux analyses faites à propos des non-lecteurs. Pour élargir réellement l'espace de la lecture, il conviendrait plutôt d'agir de façon différenciée par rapport à des groupes d'individus bien déterminés.
Bien qu'en situation de force, les agences de publicité ont parfois eu du mal à se faire comprendre des ministères. Leur logique est en effet différente de celle des Directions du livre : elles privilégient la forme et le support (l'aspect extérieur) et estiment que le contenu doit se résumer en une idée-choc. Leurs relations avec les ministères n'ont donc pas toujours été faciles; elles ont même été conflictuelles dans le cas de la France. La conception administrative que le ministère de la Culture avait de la campagne s'opposait en effet à celle, plus commerciale, de l'agence de publicité.
Lise Mercadé s'est surtout plainte de ce que, dans l'administration, la décision soit collégiale, ce qui remet en cause, selon elle, la cohérence des messages émis. Les deux agences s'accordent pour dire que le personnel des ministères ne comprend rien aux impératifs de la communication. Lise Mercadé affirme même que : « Les gens qui sont nommés à des postes clés dans l'administration ne sont généralement pas des gens qui sont compétents en matière de publicité et, dans l'ensemble, les gens de communication ont énormément de mal à trouver des interlocuteurs qui comprennent ce qu'ils racontent et qui les aident à monter des campagnes ». Quant à la responsable de l'agence Clack, elle explique que si la campagne s'est relativement bien passée en Espagne c'est parce qu'en 1984 le Directeur du livre et des bibliothèques, Jaime Salinas, était un homme lié au monde de l'édition, qui savait ce que signifiait vendre un produit ou une idée.
L'organisation de ces campagnes par des agences de publicité est revenue cher. Face au problème de budget, les deux ministères ont fait preuve d'une grande discrétion. Jack Lang affirmait dans son texte de présentation de la campagne : « Lancée et menée avec des moyens modestes, la campagne du mois du livre tire sa force de l'enthousiasme mobilisateur qui a gagné ses partenaires ». En guise de moyens modestes, ce sont 3 millions de francs qui ont été investis dans Un livre et tu vis plus fort. Mais cette campagne ne devait pas être perçue comme une opération publicitaire dans laquelle, logiquement, de l'argent est investi. Il fallait la présenter comme destinée à mobiliser des bonnes volontés. Enoncer clairement son prix eût sans doute minimisé son aspect militant et gratuit et amené à poser plus sérieusement le problème de son efficacité.
En Espagne, le Directeur du livre n'a jamais dit clairement que le spot télévisé a été abandonné parce qu'il coûtait trop cher. Contrairement au ministère de la Culture français, il répugnait à donner un chiffre qu'il estimait trop bas et semblait gêné d'avouer que le ministère dépensait si peu pour faire évoluer la situation de la lecture en Espagne, alors que le gouvernement insistait dans ses discours sur les enjeux d'une élévation du niveau culturel. Son budget n'était pourtant pas si bas puisqu'il atteignait les 32 000 000 de pesetas, soit 1 600 000 F.
Bien que de nature différente, les attitudes des deux ministères relèvent du même principe : argent et culture ne se mélangent pas.
Le discours médiatique
Le discours d'une campagne publicitaire ne peut être dissocié des supports qui le véhiculent. Sans aller jusqu'à dire, avec Mac Luhan, qu'ils font le message, une attention particulière doit cependant leur être portée.
L'objectif principal des deux campagnes ayant été de retenir l'attention de ceux qui ne lisaient pas, il fallait nécessairement utiliser d'autres supports que l'écrit, qui ne leur était pas familier.
En France, tous les médias ont été mis à contribution, aussi bien la télévision que les radios nationales et locales ou la presse régionale. Bien que relevant du domaine de l'écrit, la presse a en effet été judicieusement sollicitée car, parmi les non-lecteurs de livres, nombreux sont les lecteurs de journaux. Ainsi les agriculteurs, qui utilisent très peu de livres, sont des lecteurs assidus des quotidiens régionaux.
Aucune hiérarchie n'a été établie entre les différents médias. La Direction du livre a fait appel à tous sans distinction. Différents paramètres ont ensuite joué un rôle dans l'implication plus ou moins grande de tel ou tel média : l'accès à TF1, par exemple, a certainement été facilité par les liens qui existaient à l'époque entre le directeur de la chaîne et le gouvernement en place. La Direction du livre a proposé à Télérama de les indemniser **, s'ils acceptaient de s'investir dans la campagne. Ce type de propostion n'a pas été fait en revanche au Nouvel Observateur qui a aussi participé.
Il semble qu'aucune politique précise n'ait été menée. Les négociations avec les médias se sont faites au coup par coup en fonction des opportunités qui se présentaient. Le risque d'obtenir une campagne « diluée », écartelée entre les supports trop différents a été évité grâce au rôle structurant de l'idée de témoignage, idée qui fut en effet exploitée sous différentes formes dans tous les médias. D'autre part, l'image du « livre sur le cœur » de l'affiche centrale contribua aussi à créer une unité : on la retrouvait en effet sur les cinq affiches représentant les vedettes et c'est sur elle que se refermait le spot télévisé.
Pour répondre à l'un des objectifs que s'était fixé le ministère, créer une dynamique en faveur de la lecture, la Direction du livre a utilisé les médias de façon originale laissant une très grande liberté aux responsables des radios, des journaux et de la chaîne de télévision qui avaient accepté de participer à la campagne, et se contentant de leur fournir du matériel et de leur fixer un impératif : utiliser des témoignages, qu'ils soient recueillis par Vif argent, ou réalisés librement par eux.
En ce qui concerne plus précisément les radios et la télévision, la promotion de la lecture a été intégrée à leurs programmations, ce qui a permis de rendre la campagne plus concrète et de toucher plus efficacement le public. Cette solution présentait aussi l'avantage d'être peu onéreuse. Par ailleurs, comme il s'agissait de toucher les non-lecteurs, il fallait diffuser les messages en faveur de la lecture à des moments où ce public était susceptible de les recevoir. Aussi le spot télévisé a-t-il été programmé, après accord de TF1, en dehors des espaces publicitaires à des heures de grande écoute.
Quant aux affiches, elles ont été réalisées à partir de photos en noir et blanc, choix que justifie ainsi Lise Mercadé : « En photo, le noir et blanc est le symbole de la sobriété, il convient bien pour exprimer des choses graves et pour suggérer l'intimité ». Bien qu'une véritable campagne d'affichage de rue n'ait pu être réalisée, les concepteurs de Un livre et tu vis plus fort se sont efforcés de diffuser les affiches dans des endroits fréquentés par le grand public : les réseaux de la SNCF, de la RATP et les grands magasins ont ainsi été mis à contribution.
Il peut sembler paradoxal d'avoir édité un livre dans le cadre d'une campagne qui avait pour but d'atteindre ceux qui n'en ouvrent jamais. Aussi convient-il de rappeler qu'à l'origine le livre témoin était exclusivement destiné aux professionnels du livre et à des relais d'opinions tels que les responsables d'associations et que, s'il a été largement diffusé, c'est à la demande du public lui-même. Il répondait en effet à un besoin d'information sur les actions du ministère de la Culture. Cette demande émanait bien entendu de lecteurs et non pas de non-lecteurs, ce qui semblerait indiquer que la campagne a surtout touché la première catégorie.
En Espagne, on a d'abord également refusé l'écrit, mais l'audio-visuel initialement prévu n'ayant pu être utilisé, c'est finalement l'image qui a servi de principal support. Le slogan Vive leyendo réalisait l'unité de 20 affiches, et cette unité se retrouvait également au niveau du spot télévisé, créé à partir d'elles. L'utilisation de l'image fut différente dans l'une et l'autre campagne. Plutôt que des photos, les Espagnols avaient choisi d'exploiter des dessins, et leurs affiches étaient remarquables pour l'éclat de leurs couleurs. Ce choix correspondait aux intentions du ministère de la Culture espagnol qui souhaitait présenter la lecture sous un aspect ludique et donner une impression de gaieté. Après avoir fait l'objet d'une exposition itinérante, les affiches ont été diffusées sur les espaces publicitaires des cabines téléphoniques de toutes les grandes villes et de toutes les stations balnéaires espagnoles, ce qui a permis à Vive leyendo de toucher un public très large.
La lecture show
Aussi décisif que celui des supports, le choix des personnes-relais a eu une grande influence sur le contenu des deux campagnes. Dans les deux pays, le phénomène du vedettariat a été utilisé pour transmettre le discours de la Direction du livre.
En France, partant du principe que l'on lit parce que notre entourage nous y incite, l'agence Vif argent a eu l'idée de faire une campagne de témoignages. Dans le projet qu'elle a présenté au ministère de la Culture, Lise Mercadé explique : « Lors d'un débat organisé dans le métro, Yves Viollet de l'AFL (Association française pour la lecture) déclarait: « L'enfant lit s'il voit lire ». Cette remarque nous rappelle deux réflexions simples: la valeur de l'exemple, le rôle des témoignages sont bien connus de tous ceux qui mènent des campagnes grand public; par ailleurs, le système des médias fonctionne autour d'une seule idée : le vedettariat... Pour donner à la promotion de la lecture toutes ses chances d'accès aux médias puissants et spectaculaires, nous disposons d'un levier efficace et irremplaçable, déclinable dans toute la France, déclinable par thème et par sujet, permettant d'appuyer nos arguments sur des preuves concrètes : le témoignage de personnalités ». Lise Mercadé a donc cherché à interviewer des personnes qui avaient une notoriété médiatique relativement importante pour les faire témoigner en faveur du livre. Elle les a choisies en fonction des différentes cibles de la campagne (cibles qui étaient très larges comme nous l'avons vu) : « Si je veux m'adresser à un jeune qui ne voit absolument pas l'intérêt de lire autre chose que des bandes dessinées, je vais prendre Bilal ou Margerin. Si je veux m'adresser à un ouvrier de chez Peugeot qui se passionne pour le football, je vais prendre Dominique Rocheteau... Je considère que, si je prends des gens qui ont de l'influence sur le public que je vise, parce qu'ils les admirent, parce que ces gens les épatent ou parce qu'ils représentent quelque chose qu'ils auraient aimé être, ils vont peut-être avoir une chance d'ouvrir les livres que ces gens recommandent ».
Il y a donc eu de la part de Vif argent la volonté d'avoir un éventail important de vedettes très différentes les unes des autres (on remarque cependant une sur-représentation du monde du spectacle - 8 acteurs et un chanteur). Parmi les personnes interviewées, plusieurs vedettes n'ont pas du tout la réputation d'appartenir à une élite intellectuelle. C'est le cas de Bernard Blier que l'attachée de presse de la Direction du livre qualifie de « bon pépère bien rond, franchouillard » et qui est là pour représenter le Français moyen. C'est aussi le cas de Denise Fabre et de Patrick Sabatier qui seraient plutôt des « anti-intellectuels ». Il est intéressant de noter à propos de ces deux présentateurs qu'ils figurent parmi les cinq personnes retenues pour les affiches, mais que leurs interviews n'ont pas été aussi largement diffusées que celles des autres vedettes. En ce qui concerne les dessinateurs de bandes dessinées qui étaient supposés toucher un public de jeunes, le choix de Lise Mercadé a été plus classique. Elle a en effet retenu trois dessinateurs, Claire Brétécher, Bilal et Forest qui font des bandes dessinées « sérieuses », où l'écrit tient une place de choix. Leurs lecteurs sont aussi des lecteurs d'autres littératures.
Au-delà de l'appartenance ou non à une élite intellectuelle, les vedettes interviewées se sont presque toutes senties investies d'une mission par rapport à la lecture et la culture en général. Parler du livre publiquement a mis en jeu leur image de marque. A la limite, participer à la campagne a amené ceux qui n'y appartenaient pas à entrer dans le cercle des intellectuels. La plupart des témoins se sont sentis obligés de parler de la valeur littéraire des livres qu'ils ont aimés, ce qui se traduit dans les interviews par des passages assez pédants. Le professeur Tubiance qui établit un parallèle entre les écrits de Proust et ceux de Freud en est l'exemple type, mais on pourrait citer aussi Marie-Josée Nat ou François Périer. Quant aux vedettes qui ont choisi de témoigner pour des livres dont la valeur culturelle n'est pas reconnue, elles s'en excusent presque : « Ce n'est pas une valeur littéraire, mais c'est un livre tellement tonique » (Claire Brétécher). Même ceux qui ne se sentent pas à l'aise dans le monde des livres insistent sur l'importance d'une certaine lecture: « L'essentiel de ma culture littéraire se résume à Spirou et à Tintin, mais c'est vrai que c'est génial la lecture » (Margerin).
De plus, comme pour compenser certaines remarques savantes sur le style de l'auteur qu'ils ont choisi, certains témoins tiennent des discours paternalistes dans lesquels ils affirment « qu'il n'est pas nécessaire de tout comprendre dans un livre » (Forest), et que lire n'est pas si difficile que ça.
Lise Mercadé reconnaît que, bien qu'elle ait eu recours à une psychologue pour réaliser les entretiens, elle a eu du mal à obtenir de « l'authentique » : « Il est très difficile de faire parler des gens sur le livre et la lecture parce qu'ils se croient obligés d'être intéressants, ils pontifient car le livre entrafne à la pédanterie ». Certes, la situation d'entretien et le sujet n'encourageaient pas à la spontanéité. Mais l'aspect artificiel des interviews est aussi dû à l'action de l'agence elle-même. Vif argent a été amené à orienter les interviews et à les remanier. Lise Mercadé répugnait à parler de ces manipulations, car toute la stratégie des témoignages est fondée sur la croyance en leur authenticité. Il est pourtant évident qu'elles ont existé puisque tous les livres dont parlent les témoins sont des romans, que toutes les interviews ont la même longueur et que les livres qui apparaissent sur les affiches sont tous édités en poche. Un certain équilibre a d'ailleurs été respecté entre les éditeurs : on distingue en effet sur les photos 3 « Livres de poche » et 2 « Folio ». Quant au libre choix des livres par les témoins, on peut en douter puisque Bernard Blier parle de « Je vous écris d'Italie » de Michel Déon dans son interview et pose avec « Les Misérables » sur l'affiche. Il est vrai que 1985 était l'année de Victor Hugo. Toutes ces contraintes ont certainement contribué à renforcer les témoins dans l'idée qu'ils avaient un rôle particulier à jouer par rapport à la lecture.
En Espagne, les personnes relais qui ont été choisies étaient aussi des vedettes. Il s'agissait de dessinateurs-humoristes, artistes très populaires dans ce pays ou existe une tradition de la satire et de la caricature. Leur statut même de dessinateurs a joué un rôle déterminant dans le choix : étant des humoristes, ils allaient forcément donner une image drôle et gaie du livre, et dédramatiser la lecture. Une très grande liberté d'action leur a été laissée. L'un d'entre eux s'était chargé de la coordination, mais il semble qu'il ait surtout eu un rôle technique consistant à uniformiser les dessins - au niveau du format par exemple. En ce qui concerne le contenu, chaque humoriste a suivi son inspiration. Pour eux, il était plus important de trouver l'idée qui ferait rire que de donner telle ou telle image de la lecture. Ce qui fait qu'en voyant certaines affiches, on a l'impression que le livre n'est qu'un prétexte ou qu'un élément du décor. Mais finalement, dans l'ensemble, les représentations de la lecture diffusées par les dessinateurs sont assez traditionnelles : lecture-évasion, lecture-divertissement, etc.
Des ressemblances trompeuses
Au niveau du discours, on remarque certaines similitudes entre les deux campagnes. Elles correspondent à la volonté commune de convaincre que la lecture est un plaisir accessible à tous.
Dans Vive leyendo, les affiches donnent une image souriante (au sens littéral) de la lecture : 9 affiches sur 20 présentent des personnages qui arborent un large sourire.
En France, c'est principalement à travers le témoignage des vedettes que la lecture est présentée comme un plaisir: « Il y a un plaisir immédiat à lire ce livre » dit Marie-France Barrault. Cette idée semble particulièrement importante. Ainsi, selon l'attachée de presse de la Direction du livre et de la lecture il fallait « essayer de leur dire : eh bien voilà ! Lire, ce n'est pas seulement un pensum scolaire c'est aussi un plaisir ». Ces propos sont renforcés par le communiqué de presse qui ouvrait le mois du livre : « Ce que l'on appelle le plaisir de lire n'est pas encore connu de tous ». Dire que la lecture participe du bien-être permet d'en donner une image positive. On la présente comme une valeur en soi et non comme un moyen de réaliser un projet scolaire ou professionnel. Mais ce message n'a de sens que si l'on affirme dans le même temps que chacun peut avoir accès à ce plaisir.
Pour répandre l'idée que la lecture est une activité ouverte à tous, il fallait donner à voir un Français ou un Espagnol moyen en train de lire. D'où l'affiche centrale où l'on voit un homme, le visage dans l'ombre - il est censé représenter le lecteur anonyme - serrer un livre sur son cœur : « Il a des mains de travailleur et porte le chandail de Monsieur Tout le Monde », dit l'attachée de presse de la Direction du livre. Trois des affiches de Vive leyendo relèvent de la même stratégie. Elles présentent le livre comme un objet quotidien aussi essentiel et banal que la nourriture - sur une affiche on voit un enfant qui tient une baguette sous un bras et un livre sous l'autre - ou le sommeil - sur une autre, on voit un couple lire au lit - ou encore une paire de pantoufles -sur la troisième, un homme, pantoufles aux pieds, lit, confortablement installé dans un fauteuil.
Du grave...
Malgré un certain nombre de thèmes communs, dont celui du plaisir de lire, le contraste est net entre les deux campagnes. Les deux ministères ont bien le même objectif, mais leurs conceptions de la démocratisation de la lecture sont opposées, ce qui explique les orientations divergentes prises par les concepteurs des deux campagnes. Le discours d'Un livre et tu vis plus fort s'articule autour de l'idée de lecture-émotion. Ce qu'il faut transmettre avant tout c'est que la lecture est un sujet grave, essentiel, sérieux. En revanche, le discours de Vive leyendo est centré sur le concept de lecture-amusement et présente la lecture sous un aspect souriant et ludique. Pour le ministère de la Culture français il s'agissait de prendre la lecture au sérieux alors qu'au contraire le ministère de la Culture espagnol s'est attaché à la banaliser.
Le but de la campagne française était de valoriser la lecture. Il fallait persuader qu'un livre peut tout changer dans la vie de chacun d'entre nous. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre le slogan Un livre et tu vis plus fort. C'est là l'origine de la stratégie des témoignages : les vedettes expliquent combien la lecture a pu bouleverser leur vie. « Je vais vous parler d'un livre qui a eu une grande influence sur moi, j'en suis resté impressionné toute ma vie » dit François Périer. Pour souligner le caractère essentiel de la lecture, la découverte d'un livre est assimilée à une véritable rencontre entre l'auteur, ses personnages et le lecteur : « Il y a des livres qui sont des rencontres » (extrait du livre témoin). La lecture est présentée comme quelque chose de fondamental, car elle peut avoir une incidence sur le comportement social et sur le comportement individuel d'une personne. « Il y a des livres qui retiennent, des livres que l'on n'oublie pas, des livres essentiels qui nous aident à comprendre les autres et à changer notre manière de voir » (communiqué de presse de la Direction du livre et de la lecture, janvier 1985).
L'accent est surtout mis sur l'enrichissement personnel que peut apporter la lecture. Elle est considérée comme une expérience affective qui atteint l'individu au plus profond de lui-même. Plusieurs témoins soulignent que lire c'est aussi ressentir des émotions. Ils expliquent qu'ils ont presque une relation personnelle avec les livres qu'ils aiment, qu'ils sont attachés à eux: « Je le dévorais, en même temps j'étais triste, parce que je sentais que j'allais le terminer bientôt; j'ai eu un grand coup de cœur pour ce livre » (Marie-Josée Nat).
D'autre part, l'objectif étant de mettre en valeur le livre et de le présenter comme un objet différent, son aspect - c'est un objet qui s'achète et se vend - a été totalement évacué : « Il faut mettre en évidence le caractère essentiel des livres non comme des objets de consommation, mais comme des objets de rencontres-clés ou de prise de conscience », (extrait du projet de Vif argent présenté au ministère de la Culture).
Ce n'est donc pas n'importe quel livre qui est promu. Le livre est considéré comme un objet noble que l'on doit traiter avec respect : « Je suis contre la désacralisation de la lecture, un livre est un objet sacré, c'est quelque chose qui fait quelque chose en vous, les autres livres ne m'intéressent pas, c'est de la consommation » (Lise Mercadé).
Si l'on poussait cette logique jusqu'au bout, des livres ne présentant aucun intérêt littéraire reconnu devaient être exclus de la campagne. Et, de fait, ils l'ont été puisque les vedettes témoins, qui se sentaient investies d'une mission par rapport au public ont généralement choisi des livres d'une certaine qualité. Cependant, cet aspect n'apparaît pas dans les discours de la Direction du livre et de la lecture et de Vif argent sur la campagne. En effet, pour être en accord avec leur propre refus de l'élitisme, la Direction du livre et l'agence de publicité ne pouvaient que passer sous silence le problème de la valeur des livres à promouvoir.
De même, le livre étant présenté comme un objet sérieux et noble, il était difficile d'affirmer dans le même temps qu'on peut y accéder facilement : la campagne ne pouvait donc pas faire l'impasse sur l'effort que demande parfois la lecture, d'autant qu'elle avait pour but de démocratiser l'accès au livre. « Comment voulez-vous convaincre des gens qui pensent que la lecture c'est cruel, (allusion à l'interview d'un jeune travailleur par Nicole Robine), que lire c'est facile et amusant ? » (Lise Mercadé). Cet aspect est également mis en évidence par la Direction du livre et de la lecture dans le communiqué de presse de janvier 85: « Cette campagne s'adresse à tous ceux que l'effort de lire a rebutés ».
On remarque qu'il existe un certain décalage entre ce que les témoins ont dit et ce que la Direction du livre aurait aimé qu'ils disent. Reconnaître la difficulté de l'acte de lire entre en contradiction avec les discours tenus par les vedettes sur la compréhension d'un livre et le plaisir de lire.
D'autre part, le livre est présenté à travers la campagne comme un bien précieux. Le livre est tenu serré sur le cœur « comme un enfant » d'après Lise Mercadé. Contrairement aux campagnes précédentes, Un livre et tu vis plus fort ne cherche pas à banaliser le livre mais à persuader de sa valeur et à encourager les lecteurs de faire l'effort nécessaire pour atteindre le plaisir de lire. Pour faire lire les non-lecteurs, il suffirait donc de les convaincre du bien fondé de la lecture.
... et du rire
En Espagne, la stratégie est tout autre : la lecture y est présentée comme une activité drôle, ludique, facile. Sur les affiches, plusieurs personnages s'amusent avec le livre, font du surf dessus ou du cheval avec, etc. Le ministère de la Culture espagnol s'est attaché également à montrer que le livre est un objet banal, utilisable par tous : « Notre but était de donner à voir le livre sous son aspect familier » (Javier Abasolo, sous-directeur du livre).
Effectivement, on voit sur les affiches des personnes qui se servent du livre à tout moment et dans toutes circonstances: en marchant, à la campagne, en bateau, sous la pluie, au coin du feu, etc. Mais la banalisation de la lecture a été réalisée avant tout grâce à l'humour. L'attention était attirée sur le livre par un gag et, en même temps, le fait que l'objet de ce gag soit un livre en donnait une représentation insolite, inhabituelle. Les gens se mettaient alors à le regarder de façon moins respectueuse, comme quelque chose de proche et de sympathique.
La campagne espagnole repose sur l'idée qu'il faut désacraliser la lecture pour que les non-lecteurs y accèdent. Il semble que le ministère de la Culture espagnol ait considéré que l'ensemble de la population avait la possibilité d'atteindre le livre, mais que certains groupes sociaux étaient persuadés que la lecture n'était pas faite pour eux parce que c'est une chose sérieuse, réservée à une élite. Pour démocratiser la lecture, il suffisait donc de changer son image.
Impossible mission
Dès le départ, Vive leyendo et Un livre et tu vis plus fort semblaient vouées à l'échec. Ce n'est pas avec des campagnes de publicité que l'on peut amener les gens à lire. Ce sont des actions superficielles qui n'agissent pas sur les causes profondes qui font qu'un certain pourcentage d'une population ne lit pas. Bien sûr, les concepteurs des deux campagnes se sont interrogés sur les raisons qui incitent une personne à ouvrir un livre, et sur ce qui, au contraire, amène certaines personnes à penser que la lecture n'est pas une activité envisageable pour elles. C'est parce que les concepteurs d'Un livre et tu vis plus fort savaient que la décision de lire tel ou tel livre est déterminée avant tout par l'entourage du lecteur, qu'ils ont choisi de travailler avec des vedettes connues de tous : « Denise Fabre, c'est leur copine, Patrick Sabatier, leur copain. Ils font partie de leur vie quotidienne » (Lise Mercadé).
Faire témoigner des vedettes n'était cependant pas forcément judicieux. Le fait que ce soit des personnalités qui parlaient du livre pouvait prêter à penser que seules des personnes exceptionnelles ont accès au livre.
En Espagne, c'est parce qu'il a été démontré que de nombreuses personnes étaient intimidées par le livre qu'une campagne jouant sur l'humour a été entreprise. Mais, c'était oublier que la lecture ne peut être drôle et facile que pour ceux qui la pratiquent déjà sans problème. A la limite, présenter la lecture comme quelque chose d'amusant ne conduit qu'à exclure un peu plus les non-lecteurs.
Il s'agirait donc de s'interroger sur l'appartenance sociale des non-lecteurs et de prendre en compte leurs propres pratiques culturelles plutôt que de vouloir leur imposer un modèle de consommation culturelle qui ne correspond pas à leur réalité. Il serait nécessaire également de comprendre quelle représentation de la lecture ont ces personnes-là. Il ne faut pas oublier non plus qu'inciter les gens à lire est important, mais que ce type d'action n'a de sens que si on donne également à l'ensemble de la population non seulement les moyens intellectuels, c'est-à-dire un niveau scolaire suffisant, mais aussi les moyens matériels d'accéder au livre. Pour cela, il est indispensable de créer des infrastructures qui permettent à la lecture de se développer et de mettre sur pied une politique de lecture publique cohérente. Une campagne publicitaire n'a donc finalement d'intérêt que si elle vient en complément d'autres actions, peut-être moins spectaculaires, mais qui agissent réellement sur la situation de la lecture. Il ne suffit pas de banaliser le livre ou de convaincre les gens de la valeur de la lecture pour obtenir des changements significatifs.
Les Directions du livre française et espagnole sont parfaitement conscientes de la portée forcément limitée des campagnes qu'elles ont mises en place et reconnaissent que si l'action médiatique en faveur de la lecture est importante, elle ne saurait être prioritaire. En 1986, la direction du livre espagnole continuait à distribuer les affiches de Vive leyendo aux institutions et aux organismes qui les demandaient, mais elle n'envisageait pas d'organiser de nouvelles campagnes. Elle considérait que ce type d'action était encore prématuré et qu'il était urgent de faire un travail plus en profondeur autour de la lecture. En France, la direction du livre ne dissociait pas Un livre et tu vis plus fort de l'ensemble des actions menées par le ministère de la Culture en faveur de la lecture. D'ailleurs, le livre témoin a été édité dans le but d'expliquer ce qui a été fait par la Direction du livre. C'est la première campagne à avoir fait directement le lien entre l'action médiatique et les autres actions du ministère.
Dans les deux cas, les campagnes ne devaient pas être considérées comme ayant une efficacité propre. Leur véritable rôle était en effet de valoriser avant tout la politique de la lecture entreprise par les ministères. Elles devaient donc prioritairement retenir l'attention et forcer l'administration. L'objectif n'était pas de faire des campagnes efficaces, mais de donner l'impression que les ministères le sont. Il est significatif qu'aucun des deux ministères n'ait tenté d'évaluer, après coup, l'impact des campagnes.
Ce qu'il s'agissait d'améliorer, c'était leur propre image de marque, et non la situation de la lecture. Or, par définition, une image de marque est très difficile à mesurer.