Le désherbage
élimination et renouvellement des collections en bibliothèque
Paris : Bibliothèque publique d'information, 1986. - 62 f.; 30 cm. - (Dossier technique; n° 5).
ISSN 0-298-1564
Ce dossier se présente en cinq parties :
1. Une revue sommaire de la littérature américaine et anglaise sur les éliminations, par F. Gaudet (13 pages).
2. Un rapport d'enquête sur la pratique de cinq grandes bibliothèques publiques de l'Est des Etats-Unis par F. Gaudet (12 pages).
3. Un manuel pratique d'élimination publié en 1980 par l'American library association et adapté au réalités françaises par F. Gaudet et C. Lieber (15 pages).
4. Le fac-similé d'une directive diffusée en 1979 par la Queens Borough public library dans son réseau d'annexes (5 pages).
5. Un rapport sur la pratique de la BPI par F. Gaudet et C. Lieber (11 pages).
Les idées foisonnent dans ce dossier composite et informel. Mais le praticien expérimenté comme le néophyte (nous pensons ici aux étudiants en bibliothéconomie et aux cadres subalternes des bibliothèques publiques formés sur le terrain) seront déconcertés par le décousu de la publication. Aux uns et aux autres nous conseillerons d'inverser l'ouvrage et d'en commencer la lecture par le 5 et le 3 du sommaire donné ci-dessus. Le néophyte s'en tiendra là. Le praticien pourra s'instruire et satisfaire sa curiosité professionnelle en faisant une lecture critique et prudente des autres chapitres.
Il y a en effet une rupture sensible entre les 26 pages qui traitent de la réalité française et le reste du dossier. Celui-ci donne une image parfaitement contrastée de ce qui peut advenir à la réflexion professionnelle lorsqu'elle cherche une leçon dans des modèles construits à partir d'un environnement qui n'est pas celui où l'on veut appliquer la leçon. Les deux premières parties du dossier apparaîtront à beaucoup comme un exercice universitaire sans portée. Pour notre part, nous y avons vu une contribution peu heureuse à la colonisation culturelle des bibliothèques françaises. Nous écrivons ces mots avec tristesse, et sans la moindre volonté polémique. Nous voulons dire que l'auteur a perdu sa mémoire et son identité et qu'elle n'a pas toujours usé des mots de sa langue avec le respect dû à celle-ci.
Histoire
Françoise Gaudet ouvre le dossier par une revue de l'abondante littérature anglo-saxonne, qu'elle oppose à la « pauvreté » de la production en france où le sujet, nous dit-elle, est « tabou » et la pratique de l'élimination « honteuse ». Nos collègues américains ont découvert le problème en 1902 et l'ont posé d'abord en termes théoriques. C'est en 1940 seulement qu'ils l'ont porté sur le terrain avec la publication d'un manuel pratique à l'intention des « petites » bibliothèques énumérant une série de critères de sélection des ouvrages éliminables pour chacune des classes de la Dewey. Les anglais n'auraient pris conscience de la nécessité de l'élimination qu'en 1960, et les français en 1975.
Qu'en est-il réellement ? Au siècle des Lumières et sous la Révolution, le vieillissement des connaissances fixées par le livre préoccupe des hommes tels que Sébastien Mercier, Pierre-Louis de Lacretelle, Talleyrand, Cabanis. Soucieux de progrès, ils préconisent la sélection des livres utiles et l'épuration des bibliothèques de tous les textes périmés. La pratique apparaît un siècle plus tard. En 1904, la bibliothèque de prêt du Musée pédagogique renouvelle ses collections et élimine non seulement les textes obsolètes, mais aussi les livres « qui n'avaient jamais été demandés ». Partant de cette première expérience volontariste, l'inspecteur d'académie Maurice Pellisson théorise et définit les critères de l'« expurgation ». En 1909, Salomon Reinach fait la même démarche pour les bibliothèques savantes. Eugène Morel en 1908 et Ernest Coyecque en 1915 plaident vigoureusement pour l'actualisation des collections destinées au grand public et le pilonnage des ouvrages vieillis. Les bibliothèques scolaires et les bibliothèques populaires, dont les services de prêt des bibliothèques municipales et départementales ne sont que des avatars, ont toujours pratiqué l'élimination, et celle-ci a été réglementée par un texte officiel en 1915. La réflexion française sur la gestion du capital documentaire est donc très ancienne. Sa transposition en termes bibliothéconomiques s'est opérée en même temps qu'aux Etats-Unis, c'est-à-dire à l'époque où l'alphabétisation généralisée, l'accélération du progrès et la spécialisation des connaissances engendraient une crise générale des bibliothèques dans tout l'Occident. Dans les perspectives dégagées par l'histoire culturelle, il n'est pas plausible que les Britanniques n'aient découvert le problème qu'en 1960.
Un fait demeure : la réflexion française a été plus discrète que l'anglo-saxonne. Plus tôt que nous, les Américains ont fait la synthèse des éléments du problème : usure matérielle, obsolescence et réactualisation, profil du lecteur et usage du document, saturation de l'espace, gestion optimale des moyens. Ils ont lié l'élimination et les acquisitions et les ont intégrées à une politique documentaire globale dans un cadre local ou dans un réseau coopératif. L'analyse de Françoise Gaudet distingue une « approche scientifique » du problème, visant à éliminer la subjectivité du bibliothécaire désherbeur, et dégage deux modalités de cette approche : celle qui privilégie l'usage du document, et celle qui prend d'abord en compte l'âge de l'information portée par ce document. Les combinaisons de ces deux critères primordiaux ont produit de nombreux développements, « du manuel pratique en dix leçons aux études sophistiquées avec modèles mathématiques ».
Science ou savoir-faire ?
Le message serait assurément traumatisant pour les bibliothécaires français, si la seconde partie du dossier ne nous révélait une pratique bien différente et ne nous ramenait à des réalités plus familières. La structure des bibliothèques visitées est la même que celle de nos grandes bibliothèques municipales : une bibliothèque d'étude et de recherche, une bibliothèque générale ou centrale de prêt, un réseau d'annexes. La pratique de l'élimination se module sur cette structure : la bibliothèque savante n'élimine pas et joue parfois le rôle de conservatoire des ouvrages rejetés par les annexes, qui éliminent selon des directives élaborées par la centrale. C'est à celle-ci que se posent les vrais problèmes. Or Françoise Gaudet nous montre que l'élimination n'y relève pas du tout d'un modèle mathématique, que « plus la collection est importante, plus l'opération se complique » et « les directives deviennent plus floues ». Dans chaque département spécialisé, la décision est laissée à l'appréciation des responsables des collections, dont certains semblent bien ne prendre en compte qu'un élément isolé (état matériel, textes littéraires passés de mode). Le tri des éliminables n'est d'ailleurs pas toujours assuré par le responsable des acquisitions et du traitement, et parfois pas même par un professionnel. Tout se passe à la bonne franquette, et le glaiseux que nous sommes s'émerveille et s'écrie avec un joyeux soulagement : « C'est comme chez nous, dis ! ». L'approche scientifique ne serait qu'un exercice d'école. Le sarclage des collections en est demeuré à un empirisme raisonnable, qui tend à une optimisation de la gestion documentaire dans le meilleur des cas.
Françoise Gaudet n'a pas clairement perçu cette contradiction flagrante entre le dire et le faire, et n'en tire pas de conclusion. Pour notre part, nous prononcerons le non-lieu. La politique et l'organisation ne sont pas des sciences, mais des savoir-faire. L'approche pseudo-scientifique des acquisitions et des éliminations est illusoire. Il est certes possible, dans un ample réseau coopératif développé au niveau d'un état ou d'une région, de mettre en œuvre une politique rationnelle appuyée sur des analyses techniques complexes. Or cette dimension coopérative n'est pas sensible dans les expériences décrites, qui se situent à un niveau microbibliothéconomique. Nous savons tous très bien qu'à ce niveau la rationalité des projets se heurte à des réalités complexes, contradictoires, mouvantes et totalement incontournables. Contraint de louvoyer entre les traditions et les mentalités locales, la pression des médias, les parti-pris des administrateurs, les comportements du public, les résistances du personnel et la limitation des moyens, le gestionnaire a meilleur jeu à se fier au bon sens que de chercher un modèle rationnel, auquel la réalité refusera toujours de se plier. Et c'est bien ce qui se passe dans les bibliothèques visitées par Françoise Gaudet, où règne un pragmatisme raisonné de bon ton.
Le manuel d'élimination de Joseph Ségal, dont Françoise Gaudet et Claudine Lieber nous proposent une adaptation à l'usage des bibliothèques françaises, conforte cette impression. La méthode ne vaut que pour les petites et moyennes bibliothèques. Elle laisse de côté le problème des circuits d'évacuation, essentiel pour une politique documentaire nationale. Avec ses limites, c'est la partie la mieux venue du dossier, la seule qui puisse être utile aux praticiens de la lecture publique. Une brève introduction pose l'élimination comme un « élément vital de la bonne marche d'une bibliothèque », l'intègre à l'ensemble de la gestion du stock, depuis la décision d'achat jusqu'à la relégation, et définit à grands traits les finalités et les avantages de l'opération : économie de gestion, facilité pour l'usager, actualisation du fonds. Sous une forme plaisante et enjouée, le texte analyse les dix étapes de l'organisation du travail. On note avec intérêt que celui-ci inclut toutes les opérations de l'inventaire annuel ou du récolement complet de la pratique bibliothéconomique traditionnelle. Le manuel énumère ensuite des critères d'élimination pour les classes et quelques divisions de Dewey, pour les romans, les périodiques, les dossiers de presse, les publications officielles, les annuaires des universités et les documents audio-visuels. Ce sont d'abord les deux facteurs de l'« approche scientifique » définie plus haut. c'est-à-dire l'âge de l'information (années comptées à partir du dépôt légal) et l'utilisation (nombre d'années passées sans prêt sur les rayons). Pour chacune des séries de documents une formule simple, écrite sous la forme 10/3 (livre publié il y a 10 ans et non utilisé depuis 3), suffit à signaler un candidat à l'élimination. Des critères secondaires interviendront dans la décision : médiocrité intellectuelle (ici, l'élitisme pointe l'oreille, mais nos auteurs ne commentent pas), inadaptation au public, obsolescence, état matériel. Des notes d'application explicitent les procédures.
Le retraitement
La dernière partie de l'ouvrage décrit la pratique de la BPI. On y saisit avec précision la mise en œuvre des principes exposés en préalable dans un environnement concret, celui d'une bibliothèque d'actualité de développement moyen (360 000 volumes) qui s'accroît de 12 000 volumes par an (+ 3,33 %) et qui entend s'auto-renouveler, c'est-à-dire éliminer autant de documents qu'elle en entrera lorsqu'elle aura atteint sa vitesse de croisière. Créé en 1983, le service du retraitement a commencé par une révision critique des différents secteurs documentaires et procédé à des éliminations drastiques, qui ont privilégié les critères intellectuels : 33% en médecine, 20 % à 30 % dans les sciences, les techniques et les sciences sociales, 10 % dans les autres secteurs. Le récolement, préliminaire obligatoire de la procédure, a dégagé un concept original, celui du « taux de casse », c'est-à-dire des lacérations et du pillage interne des livres. Relativement faible (5 %o = 2 000 volumes par an) si on le compare à la fréquentation, elle sévit surtout dans les secteurs du cinéma, de la photographie, du tourisme. La casse a détruit le rayon des B.D., qui ont dû être retirées.
Contrairement au reste du dossier, le manuel d'élimination et le rapport sur la BPI sont enracinés dans une pratique concrète. Le service du retraitement est une innovation originale dans la bibliothéconomie française. C'est, à notre connaissance, le premier service de révision critique permanente des collections existant en France. Il y a là un modèle à imiter. Les auteurs nous proposent des procédures simples, souples, dénuées de tout a priori et de toute vue étroite. Ces deux textes aimables sauvent le dossier et en justifient la publication. Nous avons plaisir à l'écrire et nous conseillons vivement à Françoise Gaudet et à Claudine Lieber de les remettre en chantier, de les étoffer en précisant et en modulant les procédures, et de les proposer à un éditeur de manuels bibliothéconomiques. Si elles le font, elles contribueront à l'amélioration des bibliothèques françaises de lecture publique. Enfermé dans un dossier doté d'un titre ambigu qui ne peut retenir l'attention des professionnels, leur message n'aura, dans sa forme actuelle, aucune diffusion utile. Le dossier, qui reproduit en offset 56 pages d'un texte dactylographié, est en effet vendu à un prix prohibitif: 215 francs, c'est-à-dire près de 4 francs la page. Si l'on en croit une information donnée par le BBF (1985, p. 421), ce prix s'explique par le faible tirage des dossiers techniques de la BPI (200 exemplaires). Un tel malthusianisme éditorial est un obstacle majeur à la diffusion de l'information et de l'innovation. Lorsqu'il traite un sujet d'intérêt commun aussi important que l'élimination, un établissement public national ne peut se permettre une édition confidentielle et injustifiable sur le plan économique. C'est là une invitation permanente au photocopiage et à la contrefaçon. L'image de marque de la BPI gagnerait à une révision de sa politique éditoriale, qui doit être mise au service de l'ensemble de la communauté professionnelle.