Socio-économie du livre : des effets à Lang terme
Martine Darrobers
Le prix du livre, enjeu d'un conflit aux multiples péripéties, a enfin vu son sort tranché de manière catégorique, sinon définitive à la fin de l'année 86 : confirmation de la loi Lang sur le prix unique, avec possibilité de réduction limitée à 5 % pour les ouvrages récents ; seuls y échappent les ouvrages destinés aux collectivités (et les bibliothèques) ou respectant les obligations de délai (6 mois pour les ouvrages réédités dans le cadre de clubs, deux ans pour ceux conservés en stock par les librairies).
La loi Lang, intervenue en 1981, traduisait la mise en oeuvre d' une politique volontariste visant des objectifs culturels, le soutien à la création littéraire, soutien qui implique la sauvegarde et le renforcement d'un « réseau dense de librairies de qualité ». L'objectif a-t-il été rempli ? Le prix unique a-t-il permis une réelle promotion du livre et de la lecture ? Toutes les controverses agitées depuis 1981 ont longuement débattu de ces questions sans pouvoir apporter de véritable réponse, l'argumentation se situant plus fréquemment sur le terrain de l'idéologie que de l'économie.
Le chiffre et la lettre
Au demeurant, l'approche économique s'attache à l'analyse de l'opportunité des moyens adoptés ; le régime du prix imposé, s'il peut constituer une mesure de soutien à la librairie - le seul réseau assurant la diffusion d'ouvrages de vente lente non substituables -, n'en introduit pas moins des effets pervers dus à la distorsion des prix ; d'où un certain nombre de critiques quant à l'efficacité d'un système d'aide indirecte et de transferts croisés sans véritables effets redistributifs, un système qui, globalement, pénaliserait le petit et moyen consommateur (assuré de payer ses livres plus cher et, qu'on le veuille ou non, fort peu intéressé aux objectifs culturels de la loi Lang, aussi estimables soient-ils) et profiterait aux élites socio-culturelles, grosses consommatrices de livres et déjà clientes privilégiées de la librairie...
Contrepartie de cette argumentation, la création d'un Observatoire de l'économie du livre, répond à un double souci : évaluer en termes économiques et en termes culturels l'efficacité de la loi, se donner un instrument de suivi et d'analyse permettant d'asseoir les discours autour du livre sur une base objective de faits et de chiffres. La journée d'étude du 27 janvier a représenté une première étape. Carrefour organisé par le département des Etudes et de la Prospective (ministère de la Culture) et l'ADDEC (Association pour le développement et la diffusion de l'économie de la culture), réunissant professionnels et universitaires, son but était de présenter une première mise au point sur les études en cours. En dépit d'une démarche résolument économétrique (on pourrait presque parler de bibliométrie), le livre et ses métiers - on a pu, une fois de plus, le constater - prêtent d'autant plus à une approche passionnelle qu'ils sont peu appréhendés comme objet de mesures, d'études et résistent aux définitions et à l'analyse. Qu'il s'agisse des éditeurs ou des libraires, la plupart des intervenants ont déploré l'opacité, sinon la vacuité, des informations générées et disponibles, l'inadéquation des cadres statistiques actuels à des flux d'activités qui ne peuvent être approchés qu'en termes globaux ; nul ne pourra contester le bien fondé d'une définition classant comme librairie tout commerce tirant plus de 50 % de son chiffre d'affaires de la vente de livres neufs, mais il faut se rappeler que les rayons livres de la FNAC et de certaines grandes surfaces en seront exclus, tout comme pourront l'être certaines librairies-journaux-papeterie qui constituent souvent le seul point d'accès au livre en milieu rural. Toute la question, en fait, est de savoir si on pense librairie ou accès au livre, les deux éléments étant fort souvent confondus à travers polémiques et débats...
La librairie en danger ?
C'est donc l'évolution de la librairie qui a été inscrite au premier rang des études commanditées par le département des Etudes et de la Prospective. Les premiers travaux présentés par Paul Claval d'une part, par Edith Archambault et Jérôme Lallement de l'autre 1,témoignent abondamment des difficultés rencontrées par l'évaluation géographique et économique appliquée au réseau de la librairie. Cartes, diagrammes et schémas visualisent l'objet-librairie mesuré de façon aussi exhaustive que possible dans un échantillon d'une douzaine de départements. Mais l'éternelle question « Qu'est ce qu'une librairie, combien en existe-t-il ? » ne reçoit pas de réponse précise : sur 10 000 points de vente de livres, on en dénombrerait 1900 offrant un choix minimum, auxquels s'ajouteraient 850 établissements de taille moyenne ou importante ; soit, au total, environ 2 700 librairies, une évaluation que confirme le nombre d'abonnés à Livres Hebdo. Des librairies dont le réseau apparaît plus dense à Paris qu'en banlieue, plus dense en banlieue qu'en province et qui reflète très largement les inégalités devant le livre et la lecture : c'est dans la région Nord-Pas-de-Calais, la plus faiblement scolarisée, que le réseau de librairies s'avère le plus lâche... Quant aux effets de la réglementation, si l'ensemble des libraires dresse un bilan favorable du régime du prix unique, ce régime ne paraît pas avoir eu tous les effets qu'on pouvait attendre.
A travers l'analyse des statistiques INSEE, à travers des questionnaires et entretiens directs, se dessinent de nouvelles lignes de force scindant l'évolution du commerce de détail en général, et du livre en particulier. Tout d'abord, la pénétration des grandes surfaces (selon la terminologie en vigueur, hypermarchés, supermarchés et rayons des grands magasins) sur le marché du livre est désormais chose faite ; plus de 700 d'entre elles disposent désormais d'un « rayon livres » compétitif d'une véritable librairie. Mais, en fait, la compétition semble moins toucher les librairies que les grandes surfaces entre elles, qui, si elles ont vocation à drainer une clientèle infiniment plus large que celle du livre, ne méconnaissent pas le rôle de ce dernier comme produit d'appel. Tout dépendra de la politique qu'elles choisiront au cours des prochaines années, de leur choix d'un service-livre à part entière (plusieurs ont déjà franchi le pas), la concurrence se faisant au niveau du service.
De ce réajustement qui devrait être parachevé à la fin des années quatre-vingt, ce sont les « petits commerces », les équipements de proximité, alliant livres, journaux et articles divers, qui devraient le plus souffrir. Déjà, les analyses présentées le montrent clairement, les évolutions du commerce du livre se différencient en fonction de la taille des librairies (mesurée en fonction des effectifs employés). Les grandes (20 salariés et plus) ont vu croître leur chiffre d'affaires depuis 1981 et se sont multipliées, les petites connaissant une évolution inverse. Une concentration qui va de pair avec une professionnalisation (les effectifs non-salariés décroissent), un professionnalisme (la formation au métier de libraire se répand de plus en plus), une spécialisation.
Dulcissima lex, sed lex
Cette évolution vers une consolidation des moyens et gros commerces n'a, en soi, rien de surprenant (faut-il rappeler que c'est sous l'impulsion de professionnels actifs et bien implantés que la Fédération des libraires avait réclamé le prix net en 1978 ?) et semble bien participer du phénomène général de la restructuration du commerce de détail. Alors quels seraient les effets spécifiques imputables à la loi Lang ? Ils pourraient bien, en définitive, se mesurer en creux : les libraires interviewés se disent tous favorables à cette mesure, mais ce sont les quelques privilégiés disposant d'une position de monopole (dans des villes moyennes isolées) qui s'en déclarent les plus satisfaits... Pour les non-bénéficiaires de telles rentes de situation, la loi favorise l'achat d'impulsion, fondamental dans le domaine des biens culturels, et qui permet de transférer la concurrence sur le plan de la qualité du service rendu. En d'autres termes, le régime du prix unique permettrait à ses commerçants de garder les mains propres..., d'autant plus propres que les indices établis depuis 1981 - sous réserve de facteurs particuliers (réajustement par rapport au prix net en 1982, puis hausse du prix du papier en 1985) - apparaissent, grosso modo, correspondre à la hausse générale des prix. Quant à l'évolution de l'édition, elle témoignerait, non pas de la récession brutale annoncée par certains détracteurs du prix unique, mais d'une reprise, marquée cependant par une baisse de tirage des nouveaux titres.
Ce dernier trait pourrait, peut-être, représenter une caractéristique durable, marquant un raccourcissement de la vie du livre - ce que semblerait confirmer l'accélération des taux de rotation des stocks qui s'effectue, en moyenne sur trois mois : les libraires gèrent-ils mieux leur stock, en s'adaptant mieux aux goûts de leur clientèle, ou bien concentrent-ils leurs ventes sur des ouvrages à taux de rotation rapide ? Il n'est guère possible de répondre ; ces évolutions ne plaident toutefois guère en faveur d'un redressement de la diffusion du livre de vente difficile, l'enjeu même de la loi Lang. Mais qu'est-ce qu'un livre « difficile » ? Là aussi il n'est guère facile d'apporter une réponse tranchée ; tout ce qu'on peut, pour le moment, affirmer, c'est que les libraires gèrent plus : modernisation, regroupement de chaînes, informatisation sont de plus en plus à l'ordre du jour. On peut aussi dire qu'ils apparaissent plus autonomes, plus exigeants, plus critiques vis-à-vis des offices.
Ecologie du livre
Faut-il y voir l'esquisse d'une redistribution des rapports de force au sein du système de distribution du livre ou la reprise d'une vieille rengaine ? Ce qui paraît clair, en tout cas, c'est, sinon l'émergence, du moins la redéfinition et la légitimation d'un système de relations interprofessionnelles diversifié, un système qui dépasse le binôme traditionnel éditeur-libraire, pour intégrer l'ensemble des intervenants de la chaîne du livre, remontant jusqu'à l'auteur sans oublier l'imprimeur, le diffuseur, le spécialiste de logiciels d'impression et de traitement de texte, et le bibliothécaire.
Pour nombre de tenants de l'innovation (technique, gestionnaire, éditoriale...), l'interprofession est désormais une carte utilisable pour redéfinir leur positionnement au sein du système de production ; il ne s'agit pas de renversement des alliances mais, plutôt, de conquête de territoire, comme le montre bien l'analyse de comportement des « jeunes éditeurs », un des milieux où cette stratégie apparaît le plus clairement. Jean-Marie Bouvaist et Guy Boin qui se sont spécialisés dans l'observation de cette espèce nouvelle 2, proposent - toujours avec les flous et les incertitudes inhérents à l'incompatibilité d'humeur entre le chiffre et l'édition - un certain nombre d'éléments.
Trois petits tours et puis s'en vont
Depuis 1973, l'INSEE a enregistré plus de 2 200 créations d'entreprises (où on retrouve des éditeurs dans l'acception actuelle du terme, mais aussi des associations, des auteurs auto-édités) ; les annuaires de Livres Hebdo, plus « professionnels », en recensent près de 700, l'apogée de la vague de créations se situant en 1979 (75), le rythme se tassant après cette date pour revenir en 1986 à son niveau de départ (25). Reflux inévitable après une mode éphémère ? Le phénomène semble, en fait, procéder de la concentration de l'édition en grands groupes à partir de la fin des années soixante, ainsi que de l'émergence au même moment de la « nouvelle bourgeoisie moyenne » désireuse de rentabiliser son capital culturel.
Ce sont donc d'anciens cadres de l'édition, des transfuges de professions libérales et intellectuelles qui sont venus tenter leur chance sur le marché de l'édition ; disons qu'ils se sont souvent contentés d'y passer : le taux d'extinction a toujours été particulièrement élevé, la moitié dès la première année, un tiers à partir de la troisième, si bien qu'à peine plus de 10 % arrivent au bout de leur dixième année. Ces survivants ont dû se professionnaliser et, du fait de leur petitesse, « réinventer l'édition ». C'est généralement une seule et même personne qui assure l'ensemble des différentes opérations de la chaîne éditoriale. Ils ont aussi, éventuellement, grandi... Si la majorité d'entre eux restent ce qu'il est convenu d'appeler de « petits » éditeurs, un tiers publie plus de 12 livres par an et même plus de 60 dans 5 % des cas. Ils ont aussi misé sur l'organisation, se retrouvant au travers de structures de diffusion et de distribution à leur pointure, et la spécialisation, se maintenant surtout sur les créneaux de l'économie, du régionalisme, de l'histoire et des sciences humaines. Les « jeunes éditeurs » force vive de l'édition, porteurs de créativité et de qualité par opposition aux groupes industrialisés. Le cliché serait forcé à tous points de vue, car il est indéniable que des cellules de recherche et d'innovation ont également servi de vivier à l'intérieur de grands groupes d'édition, tout comme on a peut-être assimilé un peu vite « nouveaux éditeurs » et qualité éditoriale, une équation qu'il reste à vérifier de plus près, tout comme l'incidence de la loi Lang et des procédures d'aide au livre mises en place depuis 1981. Ni l'une ni les autres ne semblent avoir eu d'effet sur le mouvement de décélération des nouveaux éditeurs enregistré depuis 1979 - tout au plus ont-elles pu la rendre moins brutale...
Vérifier, évaluer, ces missions qui sont celles de l'Observatoire économique du livre ont été évoquées avec insistance, les premiers éléments d'information posant plus de questions qu'ils n'apportent de véritables réponses. Le programme de travail pour les prochaines années devrait enrichir le débat, comprenant des études sur l'articulation offre/demande, les comparaisons internationales (notamment la Grande-Bretagne), la démographie professionnelle, les canaux de distribution. Il reste à espérer un bon retour de la part des professions concernées, unanimes à souhaiter le maintien de la loi Lang. Si, à l'heure actuelle, il paraît difficile d'analyser la portée véritable de cette mesure en matière de diffusion culturelle, on ne pourra nier son rôle de « sensibilisateur » et de catalyseur en matière d'évaluation culturelle : cela, assurément, ne constituera pas le moindre de ses mérites !