De la cendrée aux fichiers

ou l'apprentissage du sport au service des bibliothèques

Yannick Valin

Une analyse de l'organisation des tâches en bibliothèque centrale de prêt. Améliorer la rentabilité du service public, en abaissant le prix de revient du livre prêté, passe par le suivi d'un certain nombre d'indicateurs-clé et par une expérimentation, refonte des tournées, modification de la chaîne de traitement, contrôlée en permanence.

Sharing out the tasks in a central lending library : an analysis. To improve the profitability of the public service by a reduction of the cost price for each book on loan means also the following of some key indicators and a rounds recasting, a change in the processing chain, with a continuous control.

La démarche de qui a charge d'une bibliothèque vise à l'amélioration de la performance (performance = services rendus aux utilisateurs + rationalisation des coûts), à charge de travail égale voire minorée. Autodidacte en matière d'organisation et de planification, mon propos se bornera à l'exposé de fragments éclatés d'une expérience assise sur la prévision et le contrôle par le suivi d'indicateurs privilégiés. Cette approche par le quotidien des choses peut, à certains égards, apporter des ouvertures non théorisantes dans un débat actuel.

Ayant dû, à ma sortie de l'Ecole nationale supérieure de bibliothécaires, créer la bibliothèque centrale de prêt de l'Orne, je ne possédais pas les connaissances nécessaires à la mise en place d'un programme à moyen terme. L'enseignement reçu à l'école, s'il préparait aux tâches scientifiques de haut niveau, ne prévoyait pas, semble-t-il, la gestion d'une bibliothèque et, a fortiori, sa création, par un néophyte. En revanche, la fréquentation durant plusieurs années de l'Institut national des sports m'avait appris le bénéfice que tire l'athlète de plans d'entraînement. Individualisés mais procédant d'une analyse globale, ils procurent des résultats supérieurs à ceux obtenus par un entraînement non programmé, et ce pour une dépense d'énergie moindre. Faute d'autre viatique, j'adaptai les acquis de la recherche sportive à un contexte sans rapport apparent qui se révéla, heureusement, obéir à des principes organiques voisins. Cette forme d'innocence pouvait exister en 1972 chez un apprenti gestionnaire ; aujourd'hui elle étonnerait.

Traduit pour une adaptation administrative, le scénario repose sur un schéma de type classique :

analyse du milieu → définition d'objectifs → analyse de processus → expérimentation-contrôle/ → évolution-adaptation → deuxième analyse → modifications → contrôle →

Pour connaître le milieu (ce raccourci désigne en fait la recherche du taux moyen actuel d'évolution de « l'espèce BCP » observée dans son milieu naturel et, avec un intérêt accru, de celui atteint à des moments x, x1, x2... par les plus jeunes membres, références obligées avant de se lancer soi-même dans la compétition vitale) et déterminer un projet adapté (définition d'objectifs), pas d'autre source que les statistiques annuelles. Exprimant par nature un point de vue immobile, elles permettent, certes, de fixer des objectifs, mais ne livrent aucune indication quant aux moyens de les atteindre. Plus, elles risquent de fourvoyer le non-initié, par l'occultation de particularismes sur lesquels nous reviendrons et qui conditionnent terriblement les performances. En somme, ce remarquable outil de perception statique peut se révéler difficile à manipuler hors de son objet primitif. Toutefois, l'analyse sur plusieurs années fit émerger des indicateurs-clés, dont le relevé aboutit à la création de courbes. La mise en rapport de ces courbes dégageait des indicateurs pondérés établissant des moyennes théoriques, poste à poste, sur lesquelles une intention personnelle, au stade intuitif, pouvait s'appuyer. Ainsi un projet triennal fut lancé quelques mois après la création de l'établissement.

Que l'expérimentation ait vérifié la théorie peut tenir du hasard, de la nécessité ou de l'exactitude des hypothèses de travail. J'ai tendance à croire que le mérite essentiel en revient au personnel, le facteur humain primant tout.

Améliorer le rapport qualité/prix

La confrontation permanente de l'exercice en cours et de la prévision annuelle n'a rien de mécaniste. Il va de soi qu'un projet d'achat annuel de 10 000 livres ne s'appréhende pas en 10 séquences de 1000. Les besoins conjoncturels, la disponibilité de l'effectif, les parutions éditoriales, d'autres facteurs encore interviennent dans une démarche qui prend en compte, à tout moment, les différentes composantes du système.

Le suivi, pour être efficace, suppose, à tout le moins, 6 graphiques de base : budget, acquisitions, traitement des ouvrages, couverture, dépôts en service et prêts (par bibliobus). La périodicité de tenue varie selon les circonstances ou les besoins. Il va de soi que les prises de repères s'effectueront à intervalles d'autant plus rapprochés que la situation sera mal connue ou en mouvance rapide.

Ces graphiques de suivi ont l'avantage de permettre d'infléchir les priorités avant que ne soit atteint un seuil critique, ou a contrario, de maximaliser, en hypothèse favorable, les résultats. Leur dynamisme interactif les oppose en cela à la vision figée des statistiques annuelles. Ils se prêtent mieux à la recherche d'une rentabilité optimale du service public, par la diminution (théorique) du prix de revient du livre prêté, qui paraît raisonnablement un objectif prioritaire. En d'autres termes, ce suivi graphique se propose d'améliorer le rapport qualité/prix en jouant tour à tour, et selon les contingences, sur l'un ou l'autre des facteurs. Nous sommes encore éloignés d'une approche scientifique de notre travail (= performances). En l'absence de sanctions patentes (coefficients valides de satisfaction des lecteurs, nombre de lectures effectives, etc.), ce rapport dialectique se perçoit sensiblement. C'est assez dire l'importance de l'intuition, là même où l'effort porte sur l'objectivisation. Force est de reconnaître l'ambivalence de notre attitude.

Les objectifs tels qu'ils peuvent être définis au stade actuel de la réflexion découlent d'une analyse valorisant deux facteurs primordiaux : l'effectif et le budget. L'impact du premier élément ressort d'une étude particulière et ne sera pas évoqué ici, sa complexité ne supportant pas la brutalité d'un survol 1.

Le suivi de l'exercice en cours, tel qu'il vient d'être évoqué, éclaire la gestion budgétaire - et ses conséquences sur le quotidien sous un jour quelquefois inattendu. Il semble que les crédits ne soient pas seulement le carburant qui fait tourner la machine, mais un élément protéiforme, multifonctionnel, dépassant le rôle de moyen auquel on l'assimile volontiers.

Le budget facteur d'évolution

La BCP de Seine-Maritime, dont l'exemple illustre les prochains chapitres, a connu entre 1982 et 1986 une phase de croissance budgétaire remarquable, succédant à une période de récession. Dès 1983, cet avatar montra qu'un accroissement des crédits ne fonctionne pas comme un agent naturel d'expansion, ergonomiquement neutre. Au-delà d'un seuil imprévisible (pour l'auteur de ces lignes), il se mue en agresseur de l'éco-système (avec les répercussions psychologiques inhérentes) et engendre la nécessité d'une adaptation, voire provoque une mutation (que l'on peut espérer positive) de l'organisme. Il serait intéressant de posséder des éléments d'analyse au niveau national, pour saisir, au-delà des adaptations individuelles, une éventuelle réaction commune, qui confirmerait, ou infirmerait cet énoncé 2.

En trois ans, le budget de fonctionnement de la BCP (Etat + conseil général + collectivités locales) a quasiment triplé (tableau 1). Ces données, mises en parallèle, montrent l'acuité du problème, que révélera mieux un zoom arrière. La modicité des crédits alloués entre 1977 et 1981 avait eu pour conséquence matérielle le vieillissement des ouvrages et la constitution d'une liste d'attente de 77 demandes d'ouverture de dépôts, certaines depuis près de 5 ans. Atteindre l'objectif immédiatement prioritaire (satisfaire les demandes d'ouverture et fourniture aux lecteurs de livres récents) impliquait l'achat d'au moins 15 000 ouvrages par an, la « capacité » en dépôts répondant, très schématiquement, à la formule :
fonds actif + acquisitions courantes/stock moyen d'un dépôt = nombre de dépôts

En fait, la vitesse de rotation conditionne ce rapport. Accélérée, elle permet une meilleure circulation des nouveautés (avec un moindre nombre d'exemplaires) et une desserte plus active. En contrepartie, elle exige des achats réguliers et le traitement quasi immédiat des ouvrages, ce qui pourrait expliquer le faible taux de rotation des BCP anciennes, les effectifs étant autrefois plus que mesurés.

Cette capacité théorique n'est pas, non plus, temporellement stable : les achats la modifient en cours d'année. Si la création des dépôts est linéaire (cas de l'Orne entre 1972 et 1975), les nouveautés alimentent à mesure les bibliobus (absence totale de stock) ; par contre, dans l'hypothèse de créations regroupées sur un trimestre (cas de la Seine-Maritime), le stock constitué sur 3 trimestres est brutalement résorbé. On imagine aisément que cette distribution temporelle, loin d'être anecdotique, détermine dans une large mesure l'organisation interne du service, autant qu'elle signifie une image du rôle que chacun joue, ou croit jouer, sur la scène de l'action culturelle.

Il s'agit là d'un exemple parmi d'autres, mais le plus significatif peut-être à l'imagination du lecteur non averti des éléments de l'analyse, tâche par tâche, qu'il convenait d'effectuer. L'insuffisance relative au personnel (effectif demeuré stable) commandait une analyse privilégiant la rationalisation du circuit du livre et celle des tournées, par la minoration des facteurs parasites ou par l'élaboration complète d'un nouveau processus opératoire.

Quatre décisions résultèrent de l'étude, menée sur un semestre :
- refonte des tournées
- acquisitions des ouvrages en multiples exemplaires
- modification de la chaîne de traitement
- utilisation de technologies nouvelles

Refonte des tournées

L'implantation de la centrale, l'état du réseau routier, le climat, le relief, la densité démographique, autant d'éléments qui particularisent une bibliothèque centrale de prêt. Le « coût » d'une tournée (coût réel et en temps-personne) varie selon les départements. Mais, partout, une constante primordiale : limiter au minimum les déplacements (kilométrages à parcourir). Ainsi, en 1982-1983, le seul établissement de circuits rationnels permit un gain approchant les cinquante dépôts. L'exemple de deux tournées récentes affirme l'importance des facteurs physiques, non appréhendés par les statistiques générales, qui, par fonction, gomment les particularismes locaux. Le tableau 2 illustre la variation de l'efficacité relative en fonction de l'importance des dépôts. La recherche de dépositaires capables de susciter l'engouement du public représente la marge de manaeuvre personnelle du bibliothécaire. Après avoir établi au préalable des circuits fonctionnels, il peut ainsi majorer le rendement des dépôts et déplacer son action du quantitatif vers le qualitatif. De fait tenter de maximaliser à la fois ces deux facteurs antithétiques relève dans la généralité des cas d'une certaine forme d'illusion : il appartient à chacun de choisir l'un ou l'autre, ou un point quelconque dans l'espace intermédiaire.

A ce propos, il convient d'insister sur l'atypisme foncier d'une BCP : la « salle de lecture » mobile coûte cher à l'achat, en fonctionnement et en entretien. De plus, l'activité de prêt « sort » de la centrale deux personnes par bibliobus en tournée : de 7 à 11, heures selon les cas pour une intervention auprès de l'usager ne dépassant pas 6 heures 30, dans le cas étudié (moyenne : 4 heures 45). La recherche de son utilisation maximale - en un temps donné - guide l'action de ceux qui ont choisi de porter leur effort sur la diffusion du livre. A ce niveau, le nombre de dépôts par tournée dégage un indicateur significatif ; couplé avec le nombre de livres distribués, il permet d'établir un calendrier prévisionnel de développement. Le tableau 3 pointe la dévolution au bibliobus « 2 » de dépôts « lourds » se traduisant vers 1985 par un fléchissement apparent, significatif au contraire du renforcement des dépôts, c'est-à-dire d'une meilleure implantation dans le tissu communal.

L'alourdissement des dépôts - à court ou moyen terme - doit être pris en compte dans l'hypothèse de travail en phase d'analyse prévisionnelle. En effet la capacité d'une tournée se lit :
(Sn + An1) + Scn1 et non Sn + Scnl
Sn = moyenne de la tournée année n
An1 = accroissement à prévoir pour l'année n + 1 (anciens dépôts)
Scnl = stock à créer en n + 1 (nouveaux dépôts)

La mise en service, à chaque rentrée scolaire, de nouveaux dépôts (de 40 à 60 par an entre 1982 et 1985) exige pour le maintien du coefficient de rentabiblité (meilleur usage estimé du bibliobus) la mise à plat de l'ensemble des circuits en juillet. En cela il n'est pas exagéré d'écrire qu'une bibliothèque centrale de prêt s'apparente plus à une société de transport qu'à une bibliothèque de type traditionnel.

Acquisitions des ouvrages en multiples exemplaires

Sous l'angle de la rentabiblité du stock de livres (le fonds) et, plus particulièrement, de cette fraction privilégiée que constituent les nouveautés, l'efficience maximale est atteinte par une rotation rapide, nous l'avons dit ; deux passages par trimestre en prêt-dépôts et deux par mois en prêt direct représentant une sorte d'idéal. Hypothèse séduisante, qui impose la multiplication des tournées. Les effectifs ne permettant pas, en Seine-Maritime, d'aller plus avant, un système compensatoire dut être mis en place pour maintenir le degré de satisfaction, supposé, du lecteur. L'achat des ouvrages en multiples exemplaires, dans une période faste, parut un palliatif acceptable. Au lieu de jouer sur les tournées, l'intervention portait sur le nombre d'exemplaires en circulation. Avec un taux de rotation de 3 passages par an, le résultat est acceptable (pour le lecteur et pour le financier). Mais dans l'hypothèse, et c'est encore le cas dans bien des BCP, de deux passages par an, le nombre d'exemplaires à acquérir est tel que la recherche de satisfaction du lecteur passe certainement par d'autres voies.

Ce choix, qui transfère du mécanique (bibliobus) au budgétaire (crédits) le développement du service, présente l'avantage d'être peu dispendieux en temps-personne, les fiches d'équipement étant plus légères que les fiches catalographiques. Le poste personnel est, à l'évidence, l'une des composantes originelles de la décision, mais, l'étant pour toutes, il est inutile d'approfondir l'évidence. Néanmoins, dans l'analyse pragmatique il convient, me semble-t-il, de ne pas établir de corrélation directe entre le nombre de livres acquis et l'effectif du personnel technique, mais plutôt un rapport : acquisitions globales : nombre de titres / effectif technique

Le problème à résoudre se déplace en aval pour atteindre le poste couverture. A moins que la décision soit prise et, dans certains cas, elle paraît inévitable, de mettre en circulation des livres non couverts. Leur usure plus rapide entraîne leur remplacement accéléré : la boucle se referme sur l'analyse budgétaire.

Modification de la chaîne de traitement

Le processus opératoire amenant le livre de chez le libraire au bibliobus constitue la chaîne de traitement. Elle situe le noeud des compromis à résoudre dans l'économie d'une bibliothèque, pouvant prendre dans certains cas extrêmes l'allure d'un « roi de rats ». Même hors de ces monstruosités aussi rares que spectaculaires, le maillon faible de cette chaîne se situe, communément, au stade indexation/catalogage. Une étude quantitative en déterminerait les causes et pourrait amener à revenir sur des principes (quelle réalité la « norme » 1,5 bibliothécaire-adjoint par bibliobus recouvre-t-elle ?). A titre personnel, j'estime que le processus doit être périodiquement revu, les solutions adoptées étant dépendantes d'effecteurs évolutifs. Sachant qu'elle se propose d'accroître l'efficacité par la diminution des tâches répétitives, parasites, ou d'une utilité douteuse, la remise en question de la chaîne devrait être chose ordinaire. Pourtant, j'ai constaté, à plusieurs reprises, la crainte d'un alourdissement du travail par ce biais, alors qu'une volonté inverse guide la démarche 3.

Là, faute de formation initiale, tout est affaire de mesure et d'information. L'analyse, pour déboucher sur une pratique efficace procède poste à poste et développe par simulation un essai de projection à deux ans (la première année étant considérée comme transitoire) : une telle étude sera d'autant plus pertinente qu'une concertation active direction-personnel la soutiendra. Elle atteint son efficience optimale par la prise en charge du problème par les agents concernés qui dégagent des solutions à leur mesure. Dans la plupart des cas, le manque de pratique motive les réticences. L'habitude est de parler de « travail fait », de « retard », de « surcharges », de « trous » ou de « temps morts », toutes choses qui ne signifient rien si elles ne sont pas définies et quantifiées. Pour réguler les flux par une distribution différente de la chaîne, il est capital de connaître la capacité horaire de catalogage, de couverture ou de mise à l'inventaire, etc., en somme de pouvoir mesurer les paramètres du travail. Il me paraît utile de préciser que certaines fonctions sont inquantifiables par nature : aide au lecteur, recherches, indexation ou catalogage de documents particuliers, etc. L'étude repose alors sur une analyse de masse différente, propre à chaque cas et dont la concertation dégage les éléments propres. Là aussi une prévision doit être envisagée : de son suivi découleront les aménagements nécessaires et l'optimisation progressive du processus. Au terme de cet échange permanent entre l'hypothèse et l'expérimentation, le service public en sera mieux rendu.

Dans l'exemple choisi, les effets bénéfiques de la rationalisation couplée à l'utilisation de technologies actuelles se concrétisent par le nombre de livres distribués par agent (sur l'ensemble du personnel), donnée aussi abstraite que révélatrice (tableau 4).

Les effets positifs croissent avec les années, pour atteindre un plafond en 1986. A ce stade, la progression ne peut résulter que de créations de postes. Les graphiques de suivi révèlent, en effet, que les charges connexes aux tournées, dont il est rarement fait état, croissent en proportion. La connaissance de cette composante (accumulation des tâches en aval: classement de fiches, recherches, bibliographies, acquisitions, préparation) évite l'apparition brusque de surcharges inattendues et impossibles à cerner. Surcharges génératrices de stress pour le personnel confronté au sentiment de non-maîtrise d'une marée sans fin de livres à traiter 4. Exemple révélateur de ce travail en aval : le classement des fiches de prêt. 300 fiches étant classées à l'heure, il a fallu, en 1981, 260 heures de classement et 566 en 1985, soit une progression en temps-personne de 2 mois.

On voit tout l'avantage d'une collaboration étroite entre les membres de l'équipe pour l'analyse méthodique des postes secondaires non estimables par le directeur. Un suivi régulier permet, dans la plupart des cas, d'intervenir à propos, soit par des modifications ponctuelles du travail, soit par l'infléchissement de la courbe théorique de progression. A défaut, ces postes secondaires réagiront, en phase d'expansion, de manière violente et imprévisible sur la marche du service ; en phase « plateau » par une distension du rapport temps/travail (application de la loi de Mariotte !) en engendrant une baisse de qualité, couplée au sentiment diffus d'insatisfaction. Parmi les tâches connexes à considérer se situe le secrétariat. Doubler un nombre de dépôts (cas de la Seine-Maritime entre 1981 et 1985), c'est doubler la correspondance, le nombre d'avis de passage, les réclamations, etc. Par contre, le triplement des crédits ne justifie pas le triplement des activités comptables. Par le jeu de commandes plus importantes ou mieux distribuées, une minoration est envisageable. Dans notre cas, les opérations comptables n'ont été multipliées que par 1,3. Exemple précis de la nécessité d'une analyse fine avant toute synthèse procédant aux définitions d'objectifs.

Ces constats expérimentaux rencontrent des observations faites dans l'industrie, notamment en ce qui concerne le traitement par lots, irrationnel de mon point de vue. En simplifiant, on peut écrire que les bibliothécaires travaillent généralement par chariot (lot). Le chariot passe par les différentes étapes du processus de traitement. Une immobilisation, génératrice de perte de temps, en découle. Shingeo Shingo 5 démontre astucieusement les effets négatifs de cette conception. Soit un lot de 3000 pièces passant par trois opérations. Le temps de fabrication est de 5 heures par opération, soit un délai de production de 15 heures, égal au temps de fabrication totale. Si une pièce est transférée à l'étape suivante aussitôt faite une opération, le temps (t) est alors de 6 secondes. Le délai total de production tombe à 5 heures 12 secondes pour la dernière pièce. Le temps global est ramené au tiers.

En se rapportant aux bibliothèques, on peut souscrire à l'idée que le traitement fluide des documents implique un gain considérable de productivité sans augmentation des cadences. Dans une BCP, cependant, les tournées complexifient le problème. Supposons un bibliothécaire tournant deux fois par semaine et consacrant 1,5 jour au travail-aval des tournées et à l'information professionnelle. Le temps d'indexation et de catalogage d'un chariot est arbitrairement fixé à 1,5 jour. Le tableau montre que la localisation temporelle des tournées influe sur la date de mise en place des nouveautés (tableau 5).

Ici, la désindividualisation du traitement permet de minorer le temps de stockage et abaisse la durée du processus, non pas de 4,5 à 3, mais à 1,5 jour. La programmation ne repose plus alors sur des disponibilités individuelles, mais sur la disponibilité collective, appréhendée comme somme organisée des disponibilités individuelles.

Utilisation de technologies nouvelles

L'augmentation des crédits en 1982 permettait de tripler les achats de livres. Mais un retard existait, déjà, au niveau du catalogage. Si la rationalisation dégageait un gain appréciable de temps, elle excluait la possibilité d'achats (en nombre d'exemplaires) en rapport avec les crédits alloués. L'économie nécessaire en temps-personne passait par la recherche de moyens susceptibles d'abaisser considérablement la charge du poste. Deux choix s'offraient: le photocopieur spécialisé et la machine à écrire à mémoire.

Si le photocopieur impliquait un traitement par lots qui maximalisait les erreurs dans l'équipement des livres, la machine à écrire à mémoire offrait la souplesse d'utilisation, supprimait le risque d'erreur et apportait un meilleur confort au personnel (diminution de la fatigue liée aux tâches répétitives). De plus, deux machines pouvaient être achetées pour le prix d'un photocopieur. Plus ergonomique, cette solution l'emporta. Un sous-emploi évident a été intégré à la prise de décision d'achat. Le coût d'une machine étant rapidement amorti, son sous-emploi est moins onéreux qu'un sur-effectif, même ponctuel. On voit, là encore, l'impérieuse nécessité d'une quantification de la charge de travail par poste et du suivi régulier du temps d'utilisation effective des machines 6.

En pratique, les machines à écrire à mémoire ont multiplié par 1,8 à 2,8 le rendement du catalogage. Le gain de temps fluctue selon le nombre de fiches catalographiques et le nombre d'exemplaires à traiter. Je tiens à préciser que le choix fait ne signifie pas une supériorité décisive de la machine à écrire sur le photocopieur. Si supériorité il y a, elle est particulière et conjoncturelle. Pour conclure, l'étude du poste « couverture de livres » montrera les implications du budget sur la vie interne, et la façon de résoudre les problèmes que pose la croissance brutale des crédits de fonctionnement.

Faute de données antérieures, il était impossible, fin 1981, de connaître la répartition du travail dans le temps-personne affecté au poste « réparations-couverture ». Début 1982, les graphiques indiquèrent un déséquilibre croissant. La surcharge se situait entre 20% et 30%, c'est-à-dire entre 4 000 et 6 000 livres (sur prévisions d'achats annuels).

L'afflux de livres neufs rendant inutiles les réparations, elles furent déprogrammées au profit de la reliure (onéreuse, mais génératrice de plus-value du fonds) ou de l'élimination. Malgré tout, la surcharge demeurait forte. La sous-traitance permit de réguler le flux. Solution de recours, elle aurait pu être maintenue, car relativement peu onéreuse et d'une efficacité acceptable en dépit d'immobilisations contraignantes de nouveautés. Après enquête technique auprès de bibliothèques déjà équipées, il fut décidé d'acquérir une machine à plastifier. D'un rendement horaire dépendant de la dextérité de l'utilisateur, elle a multiplié par 2,5 à 2,8 la capacité de couverture.

Le tableau 6 montre que le triplement du budget acquisitions entre 1981 et 1983 n'a pas eu de répercussions sur l'effectif nécessaire à la couverture des livres. Ce résultat a été obtenu par la suppression des réparations, grosses consommatrices d'heures et par l'achat d'une machine, qui accroît la performance du service tout en améliorant la qualité de vie du personnel.

Une expérimentation sans cesse contrôlée

Cette approche analytique du travail accompli par une bibliothèque centrale de prêt livre un point de vue indécelable dans les statistiques générales de la DLL. Sa conduite sur le terrain repose sur des hypothèses de travail (prévisions élaborées d'après les résultats nationaux connus) débouchant sur une expérimentation en permanence contrôlée, le premier objectif, peut-être exagérément privilégié, étant la rentabilisation immédiate des crédits par l'intensification du prêt.

Ce choix traduit une approche personnelle du défi inhérent à toute bibliothèque centrale de prêt : tenter d'acquérir une importance stratégique locale avec des moyens plus réduits que ceux d'une bibliothèque municipale desservant une population égale. Les directeurs de BCP possédant une latitude certaine dans le choix de leurs objectifs, cette conception est sujette à controverse. Qu'elle le soit témoigne, à mon sens, du dynamisme inhérent à la conception française de la lecture publique.

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Tableau 1 - Évolution des moyens de fonctionnement

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Tableau 2 - Organisation des tournées

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Tableau 3 - Moyenne de dépôts par tournée

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Tableau 4 - Nombre de livres distribués par agent

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Tableau 5 - Calendrier hebdomadaire de rotation des tâches

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Tableau 6 - Évolution des facteurs intervenant sur le poste réparation couverture

  1. (retour)↑  H. BLASSEL, A. LAVILLE, C. TEIGER, « Conditions de travail et analyses économiques », Revue critique de l'économie politique, n° 23, janvier-mars 1976, p. 11-33.
  2. (retour)↑  Ce constat ordinaire pourrait s'englober dans un système plus complexe. Voir A. JACQUARD, L'héritage de la liberté, chapitre 10 : « La transmission de la culture et ses multiples voies », p. 138-165, Le Seuil, 1986 ; CAVALLI-SFORZA et H.W. FELDMAN, Cultural transmission and evolution, a quantitative approach, Princeton University press, 1981.
  3. (retour)↑  M. BARTOLI, L'Intensité du travail, Université des sciences sociales de Grenoble, 1980.
  4. (retour)↑  P. BUGARD, Stress, fatigue, dépression, Paris, Doin, 1974 ; Dossier fabgue, Stock, 1978.
  5. (retour)↑  Shingeo SHNGO, Maidise de la production et méthode Kanban, le cas Toyota, Ed. d'organisation, 1983.
  6. (retour)↑  Y. CHAIGNEAU, L'Ergonomie au service de l'homme au travail ?, Entreprise moderne d'édition, 1978.