Courrier du lecteur

Annie Béthery

Le classement des ouvrages par centres d'intérêt a récemment fait l'objet d'un article plaidoyer par Richard Roy 1. Son argumentation s'appuie sur deux éléments principaux: une mise en cause de la classification décimale de Dewey, utilisée par la majorité des bibliothèques publiques d'une part, et, d'autre part, le souci de trouver un système adapté à la demande du public « non lettré », et susceptible de gagner à la lecture ce « non-public », composé essentiellement de travailleurs manuels.

En ce qui concerne le premier point, je me contenterai de renvoyer à l'article de Jean Bernon : « Chronique d'une mort annoncée ou l'increvable Melvil Dewey 2 ». Je tenterai donc plutôt ici d'analyser les caractéristiques, les conséquences, et les risques éventuels d'un classement par centre d'intérêt, qui suppose un regroupement, autour d'un thème, d'ouvrages documentaires et d'ouvrages de fiction.

Première question sur ce point : certes, on pourra avec profit préparer un voyage en Sicile en empruntant simultanément le Guide bleu et les oeuvres de Leonardo Sciascia, mais est-il utile pour autant que ces ouvrages soient rangés côte à côte sur les rayons d'une bibliothèque ? Les fidèles d'un romancier, Robert Merle par exemple, aimeront-ils avoir à rechercher Week-end à Zuydcoote avec les histoires de la Seconde Guerre mondiale, Derrière la vitre avec celles des événements de 1968, etc. ?

Et surtout quelle est la nature d'un centre d'intérêt ? N'est-ce pas une notion éminemment personnelle, qui varie avec le tempérament, la formation, les activités de chacun ? Et pour le même individu, les centres d'intérêt ne changent-ils pas au fil des temps ?

En outre, certains centres d'intérêt ne sont-ils pas éphémères, liés à l'actualité, aux modes ? Et qui va déterminer les centres d'intérêt dans une bibliothèque publique, organisme inscrit dans la durée, au service d'une collectivité dont les composantes sont très variées ? N'est-ce pas un pouvoir démesuré que va s'arroger celui qui déterminera les principes d'organisation et de classement des collections, même s'il a pris la précaution de prendre les avis qu'il juge compétents ? Mais aussi, n'y a t-il pas là un autre risque ? Celui de limiter les acquisitions aux ouvrages - et à eux seuls - qui entrent dans le classement prévu, en laissant de côté ceux qui « dérangent », dans tous les sens du terme.

Je connais bien sûr les reproches que l'on peut faire à une classification encyclopédique - celle de Dewey entre autres - au nom de son idéologie. Mais les classements des librairies France-Loisir ou du magasin Carrefour, que Richard Roy propose en annexe, ne peuvent-ils pas susciter également de virulentes critiques sur ce plan ? En reprenant le type de classement proposé pour les romans contemporains par exemple (« Destins captivants, passions et tourments, soifs d'amour et de pouvoir », etc...), ne risque-t-on pas de ne proposer que des lectures au rabais ?

Même si, comme le propose Richard Roy, il est tentant d'adopter « le classement de livres mis en œuvre par ceux qui réussissent là où nous échouons », une bibliothèque publique se doit-elle de reproduire l'organisation d'un point de vente dont le fonds se renouvelle sans cesse et dont le but est la réussite commerciale ?

Les bibliothécaires ont certes à apprendre chez les libraires, en ce qui concerne notamment la présentation et la signalisation du fonds. Cela dit, ils ont un autre rôle à jouer, plus ingrat sans doute, et les résultats - contrairement à ceux de la vente des livres - sont difficilement mesurables, du moins à court terme (je ne parle pas ici, bien sûr, des libraires qui servent le livre de création).

Mais admettons qu'un bibliothécaire novateur se lance dans cette entreprise : il devra donc, pour classer chaque livre « prévoir où le lecteur s'attendra à le trouver ». Mais n'y a-t-il pas plusieurs démarches possibles, même dans les cas les plus simples ? L'un cherche un livre sur les animaux d'Afrique au centre d'intérêt « animaux », un autre au centre d'intérêt « Afrique »... Cet exemple suffit à montrer, je pense, la difficulté de l'entreprise. Cette dernière ne peut être menée, me semble-t-il, que dans de très petites unités, fréquentées par un public restreint, très homogène, dont on connaît les besoins et les aspirations.

En fait, de longue date, cette pratique (les centres d'intérêt) est utilisée par les bibliothécaires, qui, au gré de l'actualité nationale ou régionale, d'une manifestation locale, d'un hommage à une personnalité, réunissent pour les mettre en valeur romans, essais, albums correspondant au thème retenu. Mais ces expositions thématiques ne durent qu'un temps, l'actualité change, un autre thème s'impose, de nouveaux livres sortent des rayons pour remplacer les précédents.

Mais venons-en à un autre point : la lutte contre l'illettrisme. Les bibliothèques sont partie prenante dans cette lutte, mais dans une politique d'ensemble, comme le note à juste titre Richard Roy. Il s'agit d'un rôle de soutien, qui ne saurait mettre en cause leur vocation fondamentale : être au service de tous les lecteurs, en leur offrant tous les types de documents, du « vécu » à l'oeuvre de création, en passant par tous les intermédiaires. Ne serait-il pas dangereux, au nom de cette lutte contre l'illettrisme, de continuer, en leur offrant un choix très limité de best-sellers - chose inévitable si l'on adopte un classement par centres d'intérêt -, à renfermer dans leur ghetto culturel les groupes sociaux que, au contraire, les bibliothécaires de lecture publique souhaitent amener à la lecture ? Et ce d'autant que ces ouvrages sont offerts par de multiples points de vente kiosques de gare, maisons de la presse, marchés, etc. N'y a t-il pas autre chose à proposer ? Que, par exemple, les bibliothèques municipales soient des partenaires privilégiés pour tous les groupes et associations qui combattent l'illettrisme, comme cela a été, par exemple, le cas à Bobigny 3.

  1. (retour)↑  Richard ROY, « Classer par centres d'intérêt », Bull. Bibl. France, t. 31, n° 3, 1986, p. 224-231. Cf. aussi Coopération, n° 1, Bibliothèques publiques et illettrisme, Direction du livre et de la lecture, 1986, p. 39 et Introduction à l'indexation documentaire, Presses de l'Université du Maine, 1985.
  2. (retour)↑  Cf. Coopération, n° 2.
  3. (retour)↑  Cf. Bibliothèques publiques et illettrisme, Direction du livre et de la lecture, 1986, p. 45 et suivantes.