Bibliothèques et informatique
Journée d'étude ADBS
Martine Darrobers
Les « bibliothèques saisies par l'informatique ». Un tel thème est plutôt inhabituel pour une journée d'étude de l'Association des documentalistes et bibliothécaires spécialisés, d'autant plus inhabituel que ce sont les bibliothèques du secteur public qui étaient inscrites à l'affiche de la journée SICOB du mois d'octobre 1986. Intérêt pour l'exotisme, ou signe d'un rapprochement plus durable ? Cette journée était en tout cas placée sous le signe de la formation : une présentation des bibliothèques, de leur organisation administrative et de leurs réalisations informatiques (Pierre Le Loarer), une analyse des différentes fonctions à informatiser et des différents niveaux de traitement de l'information (Francine Masson).
Coopération d'abord
On ne saurait parler de bilan au terme d'une telle journée ; toutefois le but des organisateurs aura été atteint puisqu'il s'agissait de présenter, sinon un état complet de la question, du moins un état de la problématique de l'informatisation des bibliothèques. C'est dans cette perspective que se situaient les différents comptes rendus d'expérience présentés tout au long de l'après-midi (Caen, La Villette, Nîmes, Institut du monde arabe, INSEE, Centre de documentation de l'EDF). Plutôt que de s'en tenir à la description de systèmes dont on pouvait voir la démonstration quelques pas plus loin, les intervenants ont insisté sur les services rendus au niveau gestion et, surtout, au niveau coopération. Car c'est cette dernière donnée qui constitue désormais l'alpha et l'oméga d'une politique d'informatisation alors qu'aux débuts des années 70, la décision d'informatiser tenait, essentiellement, à des considérations internes : il s'agissait, au premier chef, d'améliorer l'efficacité de certains services, et, tout d'abord, la gestion des prêts. L' analyse diachronique de l'informatisation fait apparaître, au fil des ans, des évolutions insidieuses à l'intérieur de ce champ ; déplacement des activités : du prêt au catalogue ; déplacement des priorités : de la gestion en local à la mise en commun de données ; déplacement de l'offre : pénétration de constructeurs américains ou canadiens sur un marché jusque là dominé par des produits maison ou par des marques européennes - voire même françaises !
Toute cette évolution s'inscrit naturellement dans un cadre plus complexe, celui des bibliothèques - et les fluctuations informatiques reflètent directement celles de leur organisation administrative : ainsi des projets nationaux tels que le CANAC (Catalogue national centralisé) et le CAPAR (Catalogue partagé) lancés au début des années 70 ont-ils reflué au fur et à mesure que s'élaboraient, du côté des Universités avec la DICA (Division de la coopération et de l'automatisation), du côté de la Culture avec la Direction du livre, des politiques informatiques fondées sur la notion de systèmes en réseau, et que la Bibliothèque nationale redéfinissait son rôle et ses moyens d'action vis-à-vis des autres établissements.
Où en est-on aujourd'hui ? A la mise au point d'instruments collectifs ; le CCN (Catalogue collectif national des publications en série), issu de trois autres catalogues, est déjà sur orbite ; la base bibliographique de la Bibliothèque nationale, celle du réseau LIBRA, celle du Cercle de la librairie se mettent en place, proposant qui la fourniture de notices, qui la possibilité de catalogage partagé, qui la consultation en ligne. Un point commun à tous ces services : ils portent essentiellement sur l'information bibliographique et catalographique. Rien d'étonnant à tout cela faisait remarquer Hubert Villard, de la Bibliothèque universitaire et cantonale de Lausanne ; la plupart des réseaux ont été au départ conçus comme des systèmes intégrés pouvant assumer la totalité des fonctions des bibliothèques et on aurait pu les schématiser sous la forme du mille-feuilles superposant le prêt, les commandes, le catalogue, la gestion des acquisitions, des périodiques, la recherche documentaire, etc. En fait, avec le recul, on s'aperçoit que le cornet de glace reste la friandise la plus répandue, la fonction catalogue restant prédominante. Pour poursuivre la métaphore, on pourrait - presque ! - prétendre que le catalogue a fait boule de neige et que l'avalanche a submergé les réseaux et asphyxié leurs adhérents... Il est clair que l'informatisation devra trouver une solution dialectique, dépassant le dilemme tout réseau/tout local pour aboutir à un partage des tâches ; les fonctions locales (prêt, acquisitions, gestion financière et comptable, bulletinage, etc.), pour lesquelles il existe déjà des solutions commerciales, devront trouver un point d'articulation avec les services réseaux (contrôle d'autorité, notices, prêt-inter...). C'est à ce but que tend le réseau REBUS qui regroupe l'ensemble des utilisateurs de SIBIL.
Des réseaux pluralistes
Maître-mot ou notion magique, le réseau a sans cesse été évoqué, décrit, décortiqué, car il est autant de réseaux que de réalisations concrètes, leur caractéristique première étant, précisément, leur caractère multi-dimensionnel. Système local intégrant annexes et centres d'information municipaux analysé à Caen, système bilingue permettant l'interface entre caractères latins et caractères arabes (Institut du monde arabe), système gestionnaire intégrant la multiplicité des utilisateurs et des payeurs de la nébuleuse EDF, tous les réseaux articulent des éléments complexes et hétérogènes. Souplesse d'utilisation, adaptation aux besoins de l'utilisateur - professionnel et final -, toutes ces contraintes ont été dites et redites à satiété, tout comme il a été sans cesse réaffirmé que l'informatisation avait pour conséquence première la réorganisation des tâches, qu'elle devait déboucher sur un allègement, voire une disparition, du catalogage, que le catalogue-papier était voué à la disparition, condamné par les systèmes en ligne d'une part, le CD-ROM de l'autre.
Le catalogue-papier, non le support-papier. Contrairement à certaines prophéties qui ont pu être exprimées, François Reiner (Médiathèque de la Villette) ne croit guère à la primauté absolue de l'électronique : papier, supports magnétique, optique et autres trouveront chacun sa place pour diffuser une information qui sera disponible sur l'un ou l'autre média en fonction de logiques d'économie et d'usage. Ce qui, par contre, tendra vers une uniformisation progressive, ce sont les voies d'accès, les moyens de stockage de cette information, qui, appelés à une banalisation, se feront de plus en plus courants, de plus en plus transparents pour l'utilisateur. Déjà le réseau canadien INET (Intelligent network) permet à ses utilisateurs d'accéder à plus de 150 serveurs, tout comme le vidéotex ouvre directement sur une foule de services.
Dernière séquelle de l'informatique, c'est, comme son nom l'indique, l'information, une information nouvelle sur toutes les zones d'ombre du traitement de l'information, sur les coûts masqués, sur les prestations objectives et tout ce qu'il est convenu de regrouper sous les termes de rapport coût-efficacité. En bref, l'information sur l'information, l'information impossible qui devient désormais possible avec toutes les conséquences de cette accessibilité : lorsqu'on peut connaître le coût de stockage d'un ouvrage jamais consulté, la finalité et les objectifs du service peuvent être aisément « révoqués en doute ». Retour aux sources, l'informatisation aide à la gestion, mais une gestion cartésienne où les activités d'un service sont conçues comme un moyen et non plus comme une fin en soi.
On peut s'interroger sur les vicissitudes de l'informatisation des bibliothèques (et de maintes autres institutions) lorsqu'on voit rappelés, après plus de quinze ans, des impératifs aussi fondamentaux et évidents que ceux qui ont pu être affichés. L'histoire de l'informatisation des bibliothèques, ou, plus exactement, l'analyse, au travers des discours, de l'utopie informatique, serait à établir. La journée de l'ADBS aura, quant à elle, donné lieu à un discours à mi-chemin entre les deux extrêmes,l'utopie et la désillusion. Réalisme et prudence étaient de rigueur : pas de solution miracle et, surtout, adaptation aux situations locales. La démarche de la Commission des communautés européennes, présentée par Christian Lupovici, était de ce point de vue exemplaire.
Vers de nouveaux espaces
Certes l'objectif poursuivi est bien la création « d'un espace européen des bibliothèques », mais c'est un objectif à long terme, et la démarche de la DG XIII (télécommunications, industrie de l'information et innovation) se veut à la fois pragmatique et prudente, conformément à la résolution du conseil des ministres de la communauté : « la coopération doit venir des bibliothèques dans les Etats membres eux-mêmes ». Les journées d'étude de Luxembourg sur « l'impact des nouvelles technologies de l'information sur la gestion des bibliothèques, leurs ressources et leur coopération » (novembre 1984), la création d'ELAG (European library automation group), la mise en place de la Fondation européenne pour la coopération des bibliothèques ont frappé les trois coups avant le lever de rideau marqué par la résolution du conseil (septembre 1985). La DG XIII a donc lancé un vaste programme d'études analysant la situation des bibliothèques en Europe ; tout d'abord, des études « transversales » à orientation bibliothéconomique (LIB 1) telles que « Statistiques et macro-économie des bibliothèques dans les pays membres », « L'interaction des bibliothèques avec le monde de l'édition, de la librairie et de l'industrie » . LIB 3, dans la même optique, privilégie les aspects plus techniques : « L'impact des télécommunications sur l'interconnexion des systèmes de bibliothèques » et « L'accès du public aux catalogues en ligne ». LIB 2 représente le dernier volet de cette série, intégrant des études verticales menées dans chacun des douze Etats-membres, sur « L'application des nouvelles technologies de l'information et leur impact sur les fonctions des bibliothèques » ; le champ d'étude concerne tous les types de bibliothèques en mettant l'accent sur les bibliothèques importantes, les grands ensembles, réseaux ou coopératives existants. L'analyse doit s'articuler autour de quatre points centraux : catalogues informatisés ; applications de gestion de bibliothèques informatisées ; services au public fondés sur l'informatique ; prêt interbibliothèques. Après remise des rapports par les contractants de chaque pays (pour la France l'étude a été confiée à l'Ecole nationale supérieure de bibliothécaires), la synthèse devrait faire ressortir les domaines où une coopération technique semble possible. Bilan chiffré à l'échelle européenne, LIB 2 doit être aussi un document de gestion permettant à la DG XIII de faire des évaluations pour des propositions précises qui pourraient être présentées au Conseil des communautés en 1987.
Des perspectives européennes, pour ne pas dire planétaires ; la distance séparant les premières réalisations informatiques des projets actuels se mesure en années-lumière... En fait même si la technique a connu une évolution considérable - rappelons que la micro-informatique n'était pas au programme de cette journée d'étude - cette évolution semble en définitive moins importante que celle de la philosophie même des systèmes d'information. Même s'il reste dominant sur le marché, le schéma de la bibliothèque autarcique, entièrement tournée vers son propre fonctionnement, appartient au passé. L'avenir appartient, sans aucun doute, aux réseaux, aux échanges nationaux et aux flux transfrontières de données. Y a-t-il - y aura-t-il - place, entre ces deux extrêmes, pour un espace intermédiaire et, notamment, celui de la région ? Le débat sur cette question n'a fait que s'esquisser ; il est, de toute évidence, appelé à connaître des rebondissements, mais sa conclusion tiendra davantage aux options politiques qu'aux évolutions techniques.