Touchez pas au grisbi !

Abel Guggenheim

L'auteur analyse, avec humour, les relations entre les universitaires et l'argent. Comment faire prendre conscience de la valeur de l'information à des étudiants qui bien souvent sous-estiment celle de la documentation papier et sur-estiment celle de la documentation automatisée, alors même que les enseignants sont loin d'être clairs sur cette question ?

With some sense of humour, the author examines the relations between university teachers and money. How to make students be aware of the real value of information, knowing that they underestimate traditional documents and overvalue automated information ? Teachers themselves are not really explicit about that matter.

C'est au cours d'une étude * menée en 1985-1986 dans plusieurs universités que j'ai été amené à constater le rapport étonnant que le monde universitaire entretient avec l'argent.

Tout part d'un axiome fondamental : l'Université est pauvre et les universitaires manquent de moyens. Jusque-là, rien que de très banal: de nombreuses catégories sociales, en France, entonnent volontiers le même refrain. Mais ce qui distingue l'Université de ces autres catégories, c'est la constance et la vigueur qu'elle y met : un laboratoire, un département, qui estimeraient avoir des moyens financiers importants, ou même simplement suffisants, peuvent difficilement se permettre de le dire, et doivent continuer à se plaindre, à réclamer, à vivre chichement. Et si une bonne fée - ou un ministre prodigue - décuplait ses subventions, il en serait sans doute encore de même. Le « voeu de pauvreté », que semble ainsi prononcer implicitement tout universitaire dès qu'il rentre dans l'institution, induit des comportements paradoxaux : puisqu'il pense vivre aux limites de la pauvreté, il considère qu'il a juste assez d'argent pour acheter ce qui lui est absolument indispensable, c'est-à-dire bien sûr les objets matériels qui lui permettent de travailler.

Ce faisant, il est amené à rogner sur les dépenses immatérielles, en particulier les biens de connaissance, semblant oublier que sa compétence, son enseignement, sont de même nature. Voir un enseignant refuser d'acheter un livre parce qu'il est trop cher (en même temps qu'il se plaindra de ce que celui qu'il écrit se vend mal) est un spectacle insolite pour qui a de l'humour, affligeant pour qui n'en a pas !

Comment s'étonner, dès lors, du comportement des étudiants face à la valeur et au coût de l'information ? L'une des constatations les plus déroutantes que j'ai pu faire au cours de mon voyage en Université, c'est la place centrale prise, dans les bibliothèques, par les photocopieurs. On peut voir des étudiants photocopier, page après page, des livres entiers, et y dépenser quasiment la même somme que s'ils les achetaient.

Le savoir et l'argent

Je laisse aux psychologues le soin d'analyser si l'argent semble disparaître moins vite sous forme de pièces de 50 centimes, et si le rapport à la machine peut être plus facile que celui au libraire. Je laisse aux juristes le soin de commenter le glissement progressif de la loi du 11 mars 1957 et la difficulté de son application aux techniques modernes de reproduction (est-il né celui qui définira l'« usage privé du copiste » ?). Je laisse aux économistes le soin de calculer les sommes ainsi détournées de la poche des auteurs et éditeurs scientifiques vers la caisse des multinationales de la reprographie, Xerox ou autres Nashua. Je laisse enfin aux moralistes le soin de réfléchir aux conséquences socio-politiques de ce transfert. Pour ma part, je m'intéresse seulement au rapport entre l'argent et l'acquisition des connaissances que ce comportement révèle : entre l'achat d'un livre - qui coûte cher et n'enseigne rien immédiatement - et la prise de notes à un cours - qui ne coûte rien sur le moment mais demande un important investissement intellectuel -, la photocopie serait en quelque sorte une position intermédiaire, dans laquelle l'étudiant paierait un peu pour apprendre partiellement.

Qu'on le déplore ou qu'on s'en félicite, la tarification des différents canaux par lesquels passe l'accès à la connaissance n'est pas du tout sans importance. La place prise, dans le récent mouvement étudiant (novembre-décembre 1986), par la question du montant des droits d'inscription à l'Université, le prouverait s'il en était besoin. Une analyse plus détaillée de la « tarification » des services de la bibliothèque universitaire peut ainsi réserver quelques surprises.

Lorsque l'étudiant pénètre dans la bibliothèque, s'y installe pour travailler, consulte des usuels, demande des ouvrages en consultation ou en prêt, il le fait sans rien débourser. En fait, il a payé au début de l'année des frais d'inscription à la bibliothèque, frais souvent minimes, mais obligatoires, qu'il ne distingue pas des droits d'inscription à l'Université. L'usage de la bibliothèque lui apparaît donc comme gratuit.

S'il demande des renseignements, même si ces renseignements réclament de la part du personnel de la bibliothèque des connaissances approfondies et/ou un travail important, on ne lui demandera bien sûr rien non plus ! Si maintenant il demande à ce qu'on effectue pour lui une recherche automatisée, on la lui fera payer ; plus précisément on lui demandera de rembourser le coût facturé d'interrogation. On ne lui demandera, là non plus, rien pour le travail du bibliothécaire spécialisé dans la documentation automatisée, ni pour l'amortissement du matériel, la formation du personnel, les outils d'aide à l'interrogation...

Une information sans valeur ?

La perception que les étudiants se font du coût de l'information en découle logiquement: puisque dans les deux cas, les locaux, le personnel, les coûts d'exploitation sont gratuits, c'est que le personnel des bibliothèques, les locaux dans lesquels il travaille, sa formation... sont sans valeur. D'autre part, la documentation sur papier n'a aucune valeur, et la documentation automatisée est un produit de luxe, puisque l'une est fournie gratuitement, alors que l'autre donne lieu à un paiement substantiel et individualisé.

Bien sûr, je grossis un peu le trait, mais il ne faut pas perdre de vue que, pour l'étudiant français, la bibliothèque est un « service », à classer dans la même catégorie que le restaurant universitaire et les installations sportives, plutôt que dans celle des locaux d'enseignement. Et parmi ces services, c'est le seul qui fournisse gratuitement la plupart de ses prestations. Sans doute convient-il de se réjouir de ce que l'accès à la connaissance soit libre et gratuit. Mais cette médaille a son revers, et c'est peut-être là que les étudiants apprennent à donner peu de valeur (y compris marchande) au savoir. Et comme c'est parmi les étudiants que se recrutent les futurs enseignants !

Bien sûr, je vous entends me demander si j'ai une solution à proposer pour remédier à cet état de fait. Je vous réponds tranquillement que je n'en ai pas et, qu'en particulier, je ne propose pas de mettre à l'entrée de la salle de lecture des bibliothèques universitaires un tourniquet qui fonctionnerait avec des pièces de monnaie, afin de faire prendre conscience aux étudiants de la valeur de l'information qu'ils y trouvent. Il m'apparaît par contre très important de lutter contre l'idée que la documentation automatisée est un produit de luxe. L'opération « ticket modérateur » mise en place par la DBMIST pour rendre moins chère l'interrogation des banques de données, les prix réduits accordés par certains serveurs, constituent un premier pas dans ce sens. Il convient sans doute d'aller plus loin et déjà, dans un premier temps, de calculer le coût réel des interrogations en ligne, qui n'est pas si élevé qu'on le dit souvent. A Besançon, par exemple, un enseignant de l'IUT-chimie fait faire à la bibliothèque universitaire une recherche (simple) sur Chemical abstracts pour chacun de ses étudiants de première année et paie à la BU le coût des interrogations : le prix de revient de cette séance de travaux dirigés n'est pas plus élevé que celui des autres séances qui nécessitent du matériel, des produits, de l'entretien... Certains étudiants avancés, à qui l'on demande 100 F ou 150 F pour une bonne bibliographie récente leur permettant de démarrer solidement leur thèse, hésitent beaucoup moins à les sortir de leur poche que des enseignants à les faire payer par leur département !

Un changement plus profond de mentalité se produira peut-être avec les nouvelles générations d'étudiants, beaucoup plus familiarisées que leurs aînés avec l'outil télématique. Ceux qui ont un minitel à la maison - dont le nombre croîtra rapidement - auront forcément acquis, généralement au travers de situations conflictuelles douloureuses avec leurs parents lors de l'arrivée de certaines factures téléphoniques, une perception aiguë, très pragmatique, du coût réel de l'information automatisée. Et lorsque ces générations, qui sauront jongler avec les trois minutes gratuites de l'annuaire électronique et calculer avec précision le coût d'une interrogation, suivant l'heure, sur le 36 13, le 36 14 ou le 36 15 (et les autres services futurs éventuels), auront remplacé les enseignants actuels, alors le savoir aura peut-être plus de valeur !?!

  1. (retour)↑  Il s'agissait d'une évaluation des résultats d'opérations de formation à l'IST dans les universités, effectuée par le CDST pour feu la MIDIST.