Le livre, consommation ou acquisition ?
Bernard de Fréminville
L'auteur, éditeur et distributeur, brosse à larges traits un tableau de l'économie du livre : les différents cercles de l'édition, qui vont des grandes entreprises à la nébuleuse des petits éditeurs, une production de titres importante pour un tirage moyen faible, des tâches difficilement industrialisables et un circuit de distribution complexe. Les contraintes économiques qui pèsent sur le livre paraissent lourdes. Face à la concurrence des autres moyens de communication, la seule voie pour le livre n'est-elle pas de conserver son identité et d'assumer le poids du passé ?
The author, who is a publisher and a distributor, draws up a picture of book economy: the various publishing circles, from the big companies to the nebula of the small publishers; too many titles for light printing, tasks which cannot be part of an industrial chain, and a complicated distribution system. Heavy economic constraints are on the book. In front of the competition of the other communication means, the only way for the book is to keep its own identity and accept the weight of the past.
Et le livre ? C'est un secteur économique qui garde, en dépit d'une très forte concentration de grandes entreprises, un aspect disparate et protéiforme. Bernard de Fréminville, homme d'édition, démontre par l'absurde la difficulté de rationaliser la production et la distribution du livre : quelques paradoxes économiques qui font du livre un objet à part.
L'univers du livre comporte un étrange contraste entre ses deux faces : l'industrielle et l'artisanale. Curieux objet de consommation que celui-là, qui cherche comme tous les autres à se vendre le plus possible, tout en sachant qu'il ne se vendra jamais deux fois de suite au même client... De l'auteur, généralement solitaire et la plume à la main, jusqu'au lecteur, lui aussi réfugié dans l'intimité de son tête-à-tête avec le texte, il a bien fallu passer par l'industrie, produisant en série pour abaisser les coûts.
Vu du haut, assurément, l'économie du livre n'est pas une petite affaire. Il s'est publié en France en 1985 environ 30 000 titres, dont à peu près 13 000 nouveautés. Cela représente 365 millions de volumes, et presque 10 milliards de francs de chiffre d'affaires. Plus de 12 000 personnes employées. Encore ces chiffres ne représentent-ils que ceux des plus grandes maisons (383 entreprises) telles qu'elles sont recensées dans les enquêtes économiques du Syndicat national de l'édition. Mais de tels chiffres rendent mal compte de la réalité économique du livre : au-delà des apparences, en effet, il n'y a pas un objet-livre unique dans son trajet, il y a bien des façons de faire vivre des livres pour les faire parvenir jusqu'à leurs lecteurs. Autant de façons pratiquement que de livres publiés quotidiennement, soit actuellement en France une centaine par jour ouvrable.
Quatre cercles d'éditeurs
Combien y a-t-il d'éditeurs dans notre pays ? Les 383 maisons citées plus haut font certainement l'essentiel de la production éditoriale, en nombre de titres comme en chiffres d'affaires. Mais l'expérience prouve ici que l'importance culturelle d'une entreprise ne dépend pas forcément de son poids économique, et qu'il faut souvent de très nombreuses années pour qu'un ouvrage mal vendu devienne un classique (parfois chez un autre éditeur, le premier ayant fait faillite entre-temps...). Aussi faut-il considérer que l'édition française se compose de plusieurs cercles, selon l'ampleur du regard qu'on lui accorde :
- premier cercle : les 383 principales maisons, les vrais poids lourds (bien que 70 d'entre elles n'aient publié que 4 titres ou moins en un an) ;
- deuxième cercle : environ 500 maisons de plus, qui figurent chaque année dans un numéro spécial de Livres-Hebdo, ce sont celles qui « ont une production régulière » ;
- troisième cercle : ajoutez-en 4 000, qui forment le répertoire de l'édition, publication annuelle du Cercle de la librairie ;
- quatrième cercle : environ 10 000 « entités éditrices » figurant sur les fichiers des organismes exportateurs du livre. Si l'étranger veut leurs ouvrages, c'est que ceux-ci existent, quoi que les acheteurs français en pensent !
Ainsi, de cercle en cercle, l'on peut aller des géants de la profession groupant, tel Hachette, une même économie sous de multiples labels, jusqu'au curé de Haute-Savoie qui fait imprimer en ville un ouvrage sur ses chapiteaux. Mais il arrive que ce dernier réalise des scores que lui envieraient bien des grandes maisons. Car le tirage moyen des livres est faible : environ 10 000 exemplaires par titre, le double pour les poches. Pourtant c'est encore trop : il n'y a pas, dans notre pays, un titre sur dix, toutes catégories confondues, qui ait la moindre chance de vendre 3 000 exemplaires. Or le seuil de rentabilité d'un ouvrage se situe généralement, dans une grande maison, vers six ou sept mille exemplaires vendus. Bien sûr un « cent mille » c'est un pactole. Mais il est bien rare, et se fait souvent trop attendre. D'où l'importance croissante des droits dérivés. Faire un livre, dans une économie bien comprise, ce n'est plus seulement imprimer des mots, c'est aussi prévoir la chaîne des objets culturels que ces mots peuvent entraîner.
En face de cette marée montante de livres, à laquelle personne ne peut faire face (cent titres par jour...), quelques milliers de lecteurs forment le noyau dur des acheteurs de livres. Dix à vingt mille personnes, toujours les mêmes, ajoutant rayon après rayon à leur bibliothèque ou les empilant dans le moindre recoin. Mais ces lecteurs là, eux aussi, deviennent plus difficiles à atteindre : le bruit court qu'ils auraient commencé à lever le nez au-dessus de leurs pages, et qu'ils passeraient un nombre croissant de soirées devant leurs écrans. Et la rumeur dit de plus en plus que même eux trouveraient maintenant que le livre est cher.
Une chaîne complexe de métiers
En fait, avant de parvenir à son lecteur, chaque ouvrage aura dû parcourir une chaîne complexe de métiers : plus encore que bien d'autres objets manufacturés, le livre passe de main en main, chacune d'entre elles effectuant des gestes souvent centenaires, pour quelques centimes à l'unité. Or il s'agit de tâches souvent difficilement industrialisables, puisque l'échelle à ce niveau n'est pas assez grande : multiplier la production serait absurde, faute d'acheteurs en quantité suffisante. Ce que toute industrie peut faire, c'est-à-dire remplacer plusieurs produits de courte série par un produit unique en série longue, est impensable dans le livre: imagine-t-on de remplacer tous les tirages des auteurs latino-américains en France (quelques centaines d'exemplaires en moyenne chacun) par une seule édition à bon marché de Borgès ?
La nature même du livre débouche donc sur cette contradiction économique: pour cher qu'il puisse paraître aux yeux de son acheteur, chaque ouvrage est vendu en dessous de son prix réel, car le prix de vente est fixé par l'éditeur en fonction d'un espoir très rarement atteint... S'il fallait, dans ce domaine, respecter la vérité des prix à l'unité, sans effectuer de péréquation entre les différents titres, le marché du livre deviendrait pire qu'un marché d'antiquaires, puisqu'un ouvrage revenant à environ 50 000 F et vendu à une centaine d'exemplaires seulement devrait être vendu environ 500 F pièce...
Coûts de production et de diffusion
Comment, dans l'état actuel des choses, le prix d'un livre se décompose-t-il ? L'échelle moyenne généralement admise est la suivante, pour 100 francs en prix public : 7 F de TVA; 33 F pour le libraire; 20 F pour la diffusion-distribution ; 10 F pour l'auteur; 15 F pour la fabrication; 15 F pour l'éditeur.
Ces coûts, en fait, se répartissent en coûts fixes et en coûts proportionnels : les coûts fixes sont ceux de l'imprimeur et en partie ceux de l'éditeur (frais généraux, publicité), tandis que les droits d'auteurs, la TVA, la marge des libraires, par exemple, dépendent du nombre d'exemplaires vendus. Et tout le problème pour l'éditeur est de savoir à partir de quel chiffre de vente il sera remboursé de ses frais fixes, l'espoir de bénéfice ne pouvant venir qu'ensuite.
Comme on l'a souvent remarqué, les frais de l'ensemble diffusion-distribution, en incluant le libraire, s'élèvent à plus de la moitié du prix du livre (53 % dans la présente échelle, ce qui est un strict minimum, cet ensemble tendant maintenant à plutôt s'établir entre 55 et 60 %). D'où la tentation de nombreux producteurs de livres de passer par d'autres circuits que celui des libraires, où le nombre des intermédiaires est le plus grand. C'est ainsi que l'on assiste, depuis quelques années, à un développement important des circuits directs de ventes du livre, tels les clubs, la vente par correspondance ou par courtage, ou bien encore la vente directe aux collectivités et administrations par les éditeurs.
Il peut apparaître raisonnable, pour un acheteur de livres, de réduire le nombre des intermédiaires dans une profession, de façon à ne pas surcharger le coût final de l'objet en question. Mais, une fois de plus, il n'en va pas dans le monde du livre comme dans le monde en général du produit de consommation : rationaliser un circuit de distribution c'est le plus souvent diminuer le nombre des produits à proposer, uniformiser les méthodes de fabricaton et de présentation, réduire le nombre des fournisseurs. C'est donner la préférence, voire même l'exclusivité, à ce qui se fabrique facilement et se vend bien, une vitesse de rotation accélérée permettant seule de supporter les frais fixes de mise en vente. Ce n'est pas le lieu de revenir sur la querelle du prix du livre, où les mêmes arguments cent fois répétés ne semblent pas convaincre le public qu'il serait très vite le premier perdant d'une guerre des prix dans l'univers des livres. On peut simplement souligner l'évidence : il est tout à fait possible de considérablement diminuer le prix des livres. Il suffit pour cela de se contenter de quelques auteurs confirmés, dont les ouvrages auront été fabriqués en grande série par des machines parfaitement efficaces (la Cameron par exemple), et mis en vente par deux ou trois chaînes de magasins: chacun aurait ainsi, pour pas cher, sa culture classique de base. Pour le reste on laisserait quelques producteurs marginaux proposer, dans certains lieux de vente peu fréquentés, des livres forcément rares et chers à des amateurs éclairés.
Une telle évolution n'est peut-être pas fatale mais il faut convenir qu'un bon nombre de signes inquiétants semblent déjà montrer les effets de quelques pesanteurs économiques et technologiques. Le prix du livre vient en premier lieu, où la divergence va croissant entre les collections de poche et les autres. Or le nombre de titres passant en poche est nécessairement restreint, puisque ce type d'ouvrages exige une vente bien supérieure à la moyenne pour être rentable. Encore chacun fait-il dans ce domaine un effort puisque, par exemple, les droits d'auteurs y sont réduits de plus de moitié. Le poche renforce donc les valeurs sûres, et ne peut que rarement se lancer dans l'indédit à risques.
D'autres moyens d'information, par ailleurs, viennent maintenant sérieusement concurrencer le livre en tant qu'outil de mémoire. Les dictionnaires pratiques, les encyclopédies de toutes sortes, seront très vite accessibles par les voies de la télématique : pourquoi acheter de la documentation dormante et pour la plus grande part inutilisée, alors qu'il suffira d'interroger son écran pour ne consulter que ce que l'on veut, que ce dont on a besoin !
En fait le livre n'a pas dit son dernier mot, loin de là. Jamais « les beaux livres », par exemple, n'ont été aussi beaux: la vérité des couleurs, les jeux de mise en page, l'intelligence des textes, tout cela permet vraiment à chacun de posséder chez soi son propre musée imaginaire. Et rien ne peut remplacer la manipulation physique d'un livre par son lecteur, surtout pas l'écran froid, dispensateur anonyme de flots d'images. Encore faut-il admettre pour cela que la lecture, et la fréquentation des livres en général, relève du plaisir, ce qui est loin d'être évident pour la plupart des habitants de ce pays, pour qui l'idée seule de livre ou de lecture ne représente guère qu'une image d'ennui...
De l'écrit, mais pas du livre
De nombreuses recherches sont actuellement développées pour transformer sensiblement le processus de fabrication des livres : au niveau de la composition, de nombreux progrès ont été enregistrés, génération après génération de photocomposeuses. Les expériences se multiplient, où l'auteur lui-même se fait l'artisan de son propre ouvrage, en donnant à l'imprimeur une disquette plutôt qu'un texte dactylographié. Malheureusement tout cela n'entraîne guère d'économies pour l'instant, chaque méthode traditionnelle ayant souvent atteint, à force d'usage, son maximum d'efficacité et de rentabilité : beaucoup de livres sont encore composés en typographie, avec du bon vieux plomb, dans des ateliers très semblables à ceux du XIXe siècle.
Tout ce qui relève de la reprographie, en revanche, évolue actuellement très vite. De nouvelles chaînes de fabrication apparaissent, qui composent, impriment, et assemblent plus vite qu'il ne faut pour le dire. Mais il s'agit bien de reprographie, c'est-à-dire d'une reproduction standard de documents standard, sorte de littérature que l'on est convenu d'appeler « grise » relevant du documentaire plutôt que de l'imaginaire. Bref c'est de l'écrit, mais ce n'est pas du livre. Et ce n'est pas près de l'être, en raison des contraintes traditionnelles dans ce domaine.
Un objet d'acquisition
Au total, les années qui viennent risquent d'être, sur le plan économique, assez difficiles pour le livre. Attaqué sur plusieurs fronts par la concurrence déjà grande, mais encore en plein développement des moyens de communication audiovisuels, il perd de son attrait. Séparé de la réalité sociologique d'une très grande partie de la jeunesse, il apparaît comme un objet du passé. Difficile et cher à fabriquer, il ne peut pas être vendu bon marché. Voilà beaucoup d'obstacles à surmonter ! Mais il y a peut être un bon endroit pour cette médaille à multiples revers : le livre reste un outil privilégié d'acquisition des connaissances, c'est la banque de données la plus facile à conserver et à consulter. Il sait trouver les formes de langage en harmonie avec chaque génération, tout en maintenant les précédentes à la disposition de tous : l'immense succès de la BD ne serait-il pas lui aussi pour quelque chose dans la renaissance du romanesque ?
Mais il faut peut-être, pour maintenir ses chances au livre, simplement ne pas se laisser emporter par de fausses assimilations dans l'air du temps. Le livre ne gagnerait rien à essayer de se faufiler, le plus discrètement possible, dans la cohorte des moyens nouveaux de communication. Il doit garder sa personnalité, assumer son aspect traditionnel, plutôt que de se parer des plumes de la modernité, ce qui ne tromperait d'ailleurs personne. Il n'est sans doute pas mauvais, au milieu de tant de circuits de consommation, que le livre reste un objet d'acquisition.