La résistance aux systèmes d'information.
Anne-Marie Laulan
ISBN 2-7256-1139-3.
Dans le concert généralement harmonieux de l'« informatisation de la société » et de l'« informatique pour tous », Anne-Marie Laulan fait entendre une voix dissonante, qui se veut l'écho, l'amplification, d'une sourde rumeur. Chercheur, attentif aux réalités et aux pratiques sociales, l'auteur souhaite se faire le porte-parole d'une « résistance aux systèmes d'information » dûment constatée sur le terrain, puis analysée, interprétée, d'une manière qui se veut hostile aux oppositions tranchées, aux stéréotypes d'une logique binaire jugée par trop simpliste. Au dualisme réducteur du raisonnement et du langage informatiques, Anne-Marie Laulan oppose la résistance, « la réaction multiple, diverse, créatrice et toujours active que les citoyens, les utilisateurs, les publics apportent aux offres technologiques qui leur sont faites ».
Les différentes manifestations de la « résistance aux systèmes d'information » font l'objet de la première partie du livre. Anne-Marie Laulan, dans le prolongement de travaux divers, notamment ceux de Jean Baudrillard, prend acte de la « surinformation » caractéristique de la société contemporaine, où le mieux est, en l'occurence, ennemi du bien. Le thème est certes désormais très connu, mais il donne lieu, dans les analyses de l'auteur, à d'intéressantes variations, auxquelles les professionnels de la documentation, en particulier, pourrant prêter attention, d'autant plus que se trouvent généralement écartés de l'argumentation la télévision et les mass-media - objets, déjà, de tant d'études -au profit de développements consacrés, par exemple, à la micro-informatique domestique ou à la recherche documentaire informatisée.
Inadaptation des systèmes
Dans ces deux derniers domaines tout spécialement, se manifestent. non seulement l'hypertrophie, la disproportion de l'information, qui ne répond, selon l'auteur, à aucune demande véritable, mais aussi sa profonde inadaptation aux besoins des utilisateurs. L'offre et la demande ne coïncident en aucune manière; la première ne satisfait point la dernière. Il résulte de cette situation paradoxale un extraordinaire « gaspillage » d'information, lequel ne peut que creuser le fossé, accentuer le « divorce » entre le citoyen et l'information, notamment scientifique et technique. Et c'est, au bout du compte, la culture scientifique tout entière qui pâtit d'un système censé contribuer de façon efficace à son développement. Mais l'inadaptation ne se trouve pas seulement dans le contenu même de l'information: elle apparaît aussi dans la manière de l'obtenir. Anne-Marie Laulan examine ainsi les « nouveaux rituels d'accès à l'information », dont l'efficience recherchée nie le caractère souvent heuristique de modes d'approche et d'investigation pourtant moins rigoureux. « L'impitoyable et fastidieuse logique en arborescence bannit le raccourci, l'ellipse, la solution élégante, mais aussi les trouvailles de l'aléatoire, les rapprochements fortuits ».
Globalement inadaptés, les systèmes d'information suscitent une résistance qui tient, en outre, à tout un ensemble de facteurs à la fois économiques et sociaux. Ainsi, d'une part, ces nouveaux systèmes induisent un rapport à l'information de nature purement commerciale, « sans prendre en compte la dimension symbolique, la mémoire collective, la médiation sociale ». D'autre part, le passage souvent forcé, parfois brutal, d'un savoir et/ou d'un savoir-faire traditionnels aux technologies les plus récentes est fréquemment vécu, rapporte A.-M. Laulan, comme une perte de qualification, une dévalorisation des compétences acquises. Et l'on aurait tort, dit l'auteur, d'interpréter ce sentiment dans le sens d'un rejet pur et simple du modernisme, de n'y discerner qu'une défense crispée de l'archaïsme; il ne s'agirait point, en somme, qu'on y vît une résistance, certes, mais au sens que la psychanalyse a donné à ce terme. Point de rejet, donc, peu ou prou inconscient, mais bel et bien, selon A.-M. Laulan, une véritable révolte, qui est, au fond, le prix à payer pour le maintien, la préservation d'une « communication à visage humain ». Cette réaction aux systèmes d'information prend, bien entendu, divers aspects, plus ou moins marqués, selon les publics confrontés à la dépersonnalisation des messages.
Relation ambivalente
En tout état de cause, l'enjeu est tel que l'« imaginaire social » se trouve affecté par l'introduction massive, dans de nombreux secteurs, des nouvelles technologies de l'information. Et A.-M. Laulan s'efforce, dans la seconde partie de son ouvrage, d'analyser à la fois les mythes inédits et la « résurgence archaïque des grandes peurs de l'humanité ». La démonstration prend appui sur l'usage social du téléphone, vecteur de la communication impersonnelle, anonyme; de la télévision (parfois ressentie comme « menace professionnelle », par certains enseignants notamment); du câble qui, loin de rapprocher les personnes, accroît la solitude; du magnétoscope ou encore du micro-ordinateur (« machine salvatrice au travail, mais destructrice de la vie, de la liberté, de l'indépendance »). Autant de techniques qui, dans la dimension symbolique de leur utilisation, manifestent à la fois une peur de vivre (le téléphone comme « bulle », « cocon protecteur ») et des rêves d'autonomie.
Le caractère très nettement ambivalent de cette relation apparaît avec non moins de force dans ce que le sociologue appelle « la mise en scène de la résistance », que ce soit sur le grand écran, dans les fascicules de bande dessinée ou les romans de science-fiction, ou encore dans la publicité ou les commentaires journalistiques. A l'exception, bien entendu, de la rhétorique publicitaire, par définition positive, valorisante, les autres modes d'expression envisagés, et particulièrement la science-fiction, mettent en relief, dit A.-M. Laulan, un « effet pervers » des systèmes d'information. Cet effet peut être considéré, dans la littérature en question, comme un « élément apocalyptique », où « l'homme est battu par les armes qu'il a lui-même créées ».
Stimulant pour l'esprit, bien informé, l'ouvrage d'Anne-Marie Laulan a le mérite de baliser nombre de pistes et d'inviter, notamment les professionnels, à une réflexion critique. Mais ne serait-ce pas aussi son défaut que de s'engager sur tous les terrains, dans de multiples directions, au détriment, parfois, de l'unité profonde du travail, laquelle n'apparaît pas immédiatement ? A vouloir aborder trop d'aspects du problème en un nombre limité de pages, à solliciter à l'excès des domaines et des techniques très divers, le livre, aussi intéressant soit-il, perd peut-être un peu de sa force persuasive. Enfin, le point de vue uniformément négatif, ou peu s'en faut, adopté à l'égard des nouvelles technologies pourra paraître excessif. Même si, et on le comprend volontiers, cela n'était point le sujet de l'ouvrage, il n'eût cependant pas été inconcevable que l'auteur reconnût davantage l'existence de quelques mérites imputables, tout de même, aux « systèmes d'information ».