Qu'y-a-t-il pour votre service ?

Table ronde autour des problèmes posés par le service public en bibliothèques municipales et universitaires : connaissance du public, détection des besoins, acquisitions et place de la paralittérature, délais de prêt, horaires d'ouverture politique et moyens d'information

Round table about problems raised by the public service in municipal and academic libraries : understanding of the public, detection of the needs, acquisitions and marginal literature, loan periods, opening hours, information policy and means

« Pensons y toujours, n'en parlons jamais ! » ou « Parlons en toujours, n'en voyons jamais ! ». C'est entre ces deux pôles qu'ont longtemps oscillé les discours bibliothéconomiques dominants autour du service public. On pourrait même dire à ce niveau-là qu'il s'agissait de « non-discours », l'absence de formulation du problème évacuant élégamment toute possibilité de remise en cause, tout comme l'absence d'évaluation directe a permis de mettre en avant le service public sur le mode de l'incantation et de l'allusion. Le public rêvé et non le public vécu...

Dieu merci ! De tels discours ne sont plus de mise et il est possible de rencontrer des praticiens qui acceptent, non seulement, de voir du public, mais aussi, d'en parler sans vouloir masquer leurs hésitations et leurs incertitudes. Le BBF en a réuni quelques-uns de tous horizons.

BBF. L'idée de service s'inscrit généralement dans la déontologie du bibliothécaire. Comment s'exerce-t-il dans la pratique ? Comment servir au mieux le public ?

Josiane Beltran. L'expression « service public » est assez ambiguë.

Un service au service...

Gérald Grunberg. Elle présente en effet deux types d'acceptions selon l'objectif considéré : soit que l'on parle du service rendu au public qui vient à la bibliothèque, soit que l'on fasse allusion à la bibliothèque dans sa fonction de service public destiné à l'ensemble de la collectivité. Selon que l'on considère l'un ou l'autre cas, les problèmes se posent différemment : si les critiques des usagers peuvent contribuer à améliorer le fonctionnement interne de la bibliothèque, elles ne permettront pas pour autant, ou très peu, de mettre en oeuvre les mesures qui feraient venir à la bibliothèque ceux qui s'en tiennent éloignés. Cela dit, le bibliothécaire doit naturellement avoir présent à l'esprit les deux types de préoccupations.

JB. J'aimerais quant à moi, définir notre action comme étant « un service au service du public », à distinguer de la notion très générale de « service public » communément admise dans l'administration. Notons que cette confusion dans les termes est souvent entretenue par la profession elle-même : quand le personnel d'une bibliothèque va faire de la permanence dans les salles réservées au public, il est fréquent de l'entendre dire qu'il « est de service public », oubliant sans doute que tout le travail effectué dans une bibliothèque, en présence ou non du public, est orienté vers lui, en sa faveur.

Tû-Tâm Parret. Même distinction révélatrice dans la terminologie des cours de bibliothéconomie : quand j'étais étudiante, on établissait une différence entre les services « internes » de la bibliothèque et les services dits « publics », où le personnel se trouve en présence du lecteur, alors que l'unique but d'une bibliothèque, même s'il existe des détours imparables tels que la conservation, est, à terme, le service au public, c'est-à-dire la communication des documents et l'information. Le service public est pour moi une notion très large, très exhaustive, indiquant la finalité même de notre existence en tant que bibliothèque.

Qui es-tu, public ?

BBF. Pour offrir un bon service, il faut connaître le public et pouvoir évaluer ses besoins...

Franck Caputo. Ses besoins ? Nous ne les connaîtrons jamais ! Bien sûr, en ce qui concerne le public usager, nous pouvons faire des statistiques, établir des corrélations : âge, sexe, catégorie socio-professionnelle, nombre d'ouvrages empruntés, genre des ouvrages, etc., qui fournissent des éléments... c'est-à-dire, qu'à un moment donné, nous pouvons avoir une image de notre public, nous en faire une idée. Mais connaître vraiment ses besoins ? Impossible. Nous travaillons sur du mouvant, de l'écriture et du savoir en perpétuel devenir...

Il m'est arrivé de vouloir dresser un genre de menu et d'essayer de connaître les désirs des lecteurs. Je n'y suis pas arrivé. En effet, comment savoir si, dans une liste, ils choisiront les carottes ou les salades ? Et comment savoir ce qu'ils voudront manger les jours pairs et ce qu'ils préféreront les jours impairs ?

Bien sûr, nous connaissons grosso modo nos publics. La bibliothèque municipale où je travaille en a essentiellement trois : un public lecteur qui lit également chez lui, une petite frange qui ne lit qu'à la bibliothèque ou ailleurs exceptionnellement, enfin des étudiants lycéens qui, eux, savent exactement ce qu'ils veulent et dont on cerne forcément mieux les besoins. De fait, la seule connaissance que nous ayons est une connaissance empirique tirée de l'expérience sur le tas.

TTP. Côté bibliothèque universitaire, l'évaluation est plus aisée à faire car la bibliothèque se voudrait une réponse donnée par une institution ou un système institutionnel aux besoins présumés d'une population plutôt captive. Peut-être d'ailleurs le hiatus entre bibliothèque universitaire et bibliothèque municipale n'est-il pas si grand ? La bibliothèque municipale n'est-elle pas la solution donnée par une municipalité à un besoin culturel qu'elle estime devoir prendre en compte ? Enfin, en ce qui nous concerne, nous, les bibliothèques universitaires, le public est bien circonscrit; aussi, nous est-il plus facile de mener des enquêtes, tant au niveau recherche qu'enseignement, par le biais de questionnaires sollicitant chaque responsable pédagogique quant à ses besoins propres et à ceux des étudiants de sa discipline.

JB. Nous avons adopté, quant à nous, le système des commissions d'achat spécialisées : la bibliothèque universitaire réunit plusieurs fois par an les chercheurs, ou représentants des divers laboratoires, et essaie d'acheter sur leurs propositions, moyennant une répartition budgétaire équitable entre les différentes disciplines.

TTP. Nous pouvons également susciter les réactions individuelles en proposant un cahier de suggestions et en adoptant une politique d'accueil adéquate.

En fait, plus on cherche à améliorer l'évaluation des besoins et plus on affine la « réponse bibliothèque ». Mais il est également souhaitable d'essayer de dépasser ces besoins que nous croyons uniques et d'aller au-devant des lecteurs potentiels en élargissant la réponse. En un mot, rester bien conscient qu'il y a des besoins qui s'expriment et d'autres qu'il faut susciter.

BBF. Que faites-vous pour le public potentiel qui ne vient pas ?

MT. A la bibliothèque municipale d'Angers, nous travaillons quotidiennement en fonction du public connu (enseignants, chercheurs, étudiants d'une part, public plus largement diversifié d'autre part), et c'est seulement par des actions ponctuelles, type animation ou contrat passé avec une association, par exemple en faveur du Quart-Monde, que nous tentons de joindre un nouveau public. Mais nous avons bien du mal à le cerner.

FC. Il est très difficile à connaître ! Il y a, bien sûr, possibilité de lancer des enquêtes, de faire des études de quartiers, mais je doute fort que les gens expriment leurs besoins et leurs intérêts réels.

Un choix difficile

BBF. Au niveau des acquisitions, comment s'articulent les choix entre les différents publics d'une bibliothèque ? Essayez-vous de diversifier au maximum toutes les formes d'écrits ou établissez-vous des priorités ?

FC. Nous essayons de jouer sur les deux tableaux. Quand il s'agit d'ouvrages scientifiques, les achats sont toujours orientés par une demande précise : un lycéen ou un étudiant en mathématiques, par exemple, n'auront pas le même genre de besoins. Pour ce qui est de la littérature, en revanche, il faut couvrir toute la production. Nous aimerions, bien sûr, n'acheter que des ouvrages de qualité, encore que la qualité soit une notion toute subjective, mais nous devons également acquérir des ouvrages moins intéressants liés à une certaine loi du marché. De quel droit d'ailleurs dirions-nous : « Ce type d'ouvrage n'entre pas dans mon fonds » ?

Harlequin circule parallèlement

TTP. Vous arrive-t-il pourtant d'opposer un refus à une demande ? Sur quels critères ?

FC. Pour la « littérature de gare » au sens large, oui : certaines collections de poche, des livres qu'on achète mais qu'on ne garde pas, le style Harlequin... Pour répondre à ce genre de besoins, nous essayons de trouver un livre équivalent, qui ne sera pas forcément d'un niveau littéraire supérieur, mais qui ne sortira pas non plus de cette chaîne d'ouvrages débités tous les quinze jours sur le même canevas et sans auteur réel.

JB. C'est un peu dommage. Grâce à ces livres faciles où rien ne heurte la lecture, les lecteurs débutants pourraient s'entraîner, et même acquérir une certaine vitesse en lisant beaucoup. Peut-être seraient-ils ensuite tentés par d'autres collections ? ne pensez-vous pas qu'il serait intéressant d'avoir un fonds d'entraînement à la lecture ?

FC. Ce fonds existe, de toute façon, dans un circuit parallèle. Les gens qui viennent chercher ces livres à la bibliothèque les achètent en effet quand ils ne les trouvent pas; et comme ce sont des ouvrages qui s'abîment vite et qu'on ne garde pas, ils nous les donnent une fois qu'ils ont fini de les lire.

JB. Et vous les prenez ?

FC. Nous biaisons. Nous en récoltons par caisses entières dans lesquelles nous procédons à de vastes tris, jetant en priorité tout ce qui est sale ou abîmé. Bien sûr, nous pourrions ne pas les prendre du tout...

JB. Vous assimilez livres au format de poche et « littérature de gare » ?

FC. En aucune façon. Le critère « sous-littérature » n'est pas de l'ordre du coût. D'ailleurs le livre de poche a évolué et s'il permettait, dans ses débuts, de lire des classiques à peu de frais, il va jusqu'à présenter maintenant des inédits ! Notre démarche évolue dans le même sens. Nous ne disons pas : « Allez en face, vous trouverez des livres pas chers au Supermarché »... Il peut y avoir une série noire à quinze francs tout à fait remarquable. Mais, plutôt que d'acheter nous-mêmes des livres dont nous ne voulons pas, nous préférons les laisser aller au Supermarché, où ils les obtiendront à peu de frais. Quand on effectue un travail sur la pensée, on ne peut pas être objectif. Si l'on offre la même chose qu'au Supermarché où est l'intérêt ?

Une demande inexprimée

BBF. N'est-ce pas courir le risque de reproduire uniquement ce qui correspond à vos propres pratiques culturelles ?

GG. D'autant que le problème ne se pose jamais, ou très rarement, et alors de manière non significative. En effet, pour ce genre d'ouvrages, ce n'est jamais à partir d'une demande exprimée du public que nous nous posons la question : soit que le public ne se rende pas à la bibliothèque (et c'est souvent le cas), soit qu'il y vienne mais qu'il s'auto-censure, sachant que sa demande n'est pas légitime culturellement, alors que la bibliothèque est au contraire perçue comme une institution culturelle qui diffuse d'abord la culture légitime.

J'en ai fait personnellement l'expérience, il y a quelques années, quand j'étais bibliothécaire à Argenteuil. Nous avions décidé de lancer un travail sur SAS. A l'époque, avant les années 1977, le roman policier n'était pas encore à la mode; il était donc rare de le trouver dans les bibliothèques, hormis dans les circuits que vous indiquiez tout à l'heure, où il faisait l'objet d'une circulation parallèle et spontanée, sur laquelle le bibliothécaire fermait les yeux et dont il préférait ignorer l'existence. Autrement dit, un total inintérêt pour le genre. Maintenant, il est de bon ton d'avoir des séries noires, et peut-être trouvera-t-on bientôt d'excellents auteurs au Fleuve noir. Comme quoi la légitimité est aussi affaire de mode et d'époque.

... Pour en revenir au sujet qui nous préoccupe, nous avions questionné des élèves de LEP sur leurs lectures en matière de romans policiers. Le résultat fut extraordinaire ! Tous lisaient Agatha Christie, aucun ne lisait SAS... magnifique. Nous avons ensuite commencé un travail avec le critique littéraire Jean Thibaudeau et avec Jean-Patrick Manchette, devenu plus tard ce célèbre auteur de romans policiers que nous connaissons. Or, peu à peu, avec le temps, et au fur et à mesure que le travail avançait, que les manifestations se succédaient (exposition, rencontres, etc.) et que le dialogue s'instaurait, nous nous sommes rendu compte qu'ils lisaient tous SAS ! Ils avaient donc censuré leurs premières déclarations par crainte de nos réactions, le bibliothécaire étant a priori vécu du côté du professeur, instance par excellence de légitimation culturelle dans la tête de l'adolescent.

Dès qu'il leur fut possible d'avouer leurs lectures et le plaisir qu'ils en tiraient, une étape fut franchie qui permit immédiatement de faciliter notre travail, et le dialogue en général. Le critique et Jean-Pierre Manchette purent démonter les mécanismes des ouvrages en question et faire prendre conscience à ces adolescents qu'ils étaient bernés par une littérature totalement vide.

Ce genre d'expérience peut se reproduire, y compris auprès du public lecteur d'Harlequin qui ne vient pas spontanément à la bibliothèque demander ce type d'ouvrage.

Prisonniers des médias

Une chose me frappe beaucoup en lecture publique : la rencontre fréquente entre la formidable pression exercée par la majorité du public usager, disons les couches moyennes, et les choix culturels des bibliothécaires eux-mêmes. Autrement dit, je remarque qu'il existe plus ou moins un consensus autour d'ouvrages d'un niveau moyen : les livres présentés à « Apostrophes » par exemple. Ceux qu'on retrouve sur toutes les tables des « Nouveautés » le samedi matin. A de rares exceptions près, nous ne trouvons, en revanche, ni la littérature de gare, considérée comme sous-littérature, ni la littérature contemporaine (romans ou poésies) qui sort des sentiers reconnus et que publie, avec beaucoup d'exigence, une frange méritante de petits éditeurs.

Aussi ai-je bien souvent l'impression d'une confusion entre la neutralité demandée au service public et la recherche du plus grand dénominateur commun en ce qui concerne la catégorie massive des utilisateurs. Il s'agit là d'un réel problème.

MT. A côté de cette quantité impressionnante de « moyenne qualité », je constate, quant à moi, que d'une part nous faisons des efforts vers un public défavorisé avec des ouvrages plus abordables qui peuvent être qualifiés de « sous-littérature » et que, d'autre part, nous faisons l'effort inverse (ou nous nous faisons plaisir !) en achetant chez ces petits éditeurs.

FC. Dans le cas précis des livres prônés par les médias, puisque vous avez évoqué « Apostrophes », le bibliothécaire n'est pas très libre car, même s'il sait pertinement que son choix est guidé par la mode et la facilité, la publicité que la radio, la télévision et les journaux font de certains livres est telle que, pendant des semaines, les gens n'entendent plus parler que des mêmes auteurs. De mois en mois, on cherche le chef-d'oeuvre de la semaine... Avouez qu'il est difficile alors d'ignorer le phénomène et d'avoir, en la matières, des critères de choix personnels !

A ce sujet, je voudrais insister sur le rôle primordial des médias, et, plus généralement sur la présentation qu'on fait du livre, car ce qui intéresse les gens, ce sont, avant tout, les livres dont on parle, les livres qui sont mis en avant. Les prix littéraires à la rentrée par exemple... Il arrive souvent qu'une bibliothèque possède le livre bien avant qu'on lui attribue un prix, et qu'il ne sorte jamais... Or, sitôt la proclamation, c'est la ruée. Peu importe le contenu... ce qu'ils veulent, c'est le volume avec bandeau rouge « prix machin ».

Il nous est arrivé ainsi, pendant les vacances, d'« aérer » certains livres qui ne sortaient jamais, et de les présenter au lecteur. Eh bien, mis en évidence avec un peu de ruban autour... ils se mettent à sortir !

BBF. Donc pas de « littérature de gare » pour un public naissant, mais une littérature moyenne encensée par médias pour satisfaire le plus grand nombre ?

FC. Donnez-nous les moyens d'être le dépôt légal et nous prendrons tout !

Choisir encore, choisir toujours

GG. Il y a un choix à faire sur toute la gamme, mais il faut que toute la gamme soit représentée, au moins dans le domaine littéraire, car il paraît, en revanche, justifié, en lecture publique, de se fixer des limites de niveau pour les documentaires de type universitaire.

FC. Précisément. Nous avons reçu une formation pour cela et choisir fait partie de notre travail. Nous le faisons d'ailleurs continuellement : il y a quelque temps, nous avons récupéré dans la cave de la bibliothèque, de vieux livres tout cartonnés de noir, datant de l'entre-deux-guerres; une fois de plus, il a fallu trier, le premier tri se faisant en fonction de l'état de l'ouvrage. Ce ne fut pas facile, car les goûts et le marché ont changé et ne correspondent plus. Des auteurs très remarqués hier sont totalement ignorés aujourd'hui. Mais je répète que, quand je peux choisir, j'évite personnellement le bas de gamme, et que, même si les gens veulent lire quelques pages faciles, le soir, pour s'endormir après le film de la télévision, les leur offrir me gêne.

Ceci dit, je tiens quand même à préciser que nous ne sommes absolument pas catégoriques et que nous refusons toute attitude de blocage. Aussi, examinons-nous scrupuleusement chaque demande, y compris celles qui concernent des livres que nous avions préalablement décidé de ne pas acheter, et si elle s'avère justifiée... si le lecteur se roule par terre...

L'ouverture documentaire

BBF. Comment procédez-vous dans les bibliothèques universitaires ?

TTP. Il y a aussi différents publics en bibliothèque universitaire et il n'est pas toujours facile de trancher non plus. Comment choisir, par exemple, entre les étudiants de première année, qui sont très nombreux et les étudiants avancés dont le nombre est bien plus réduit ? Opter pour le grand nombre en achetant peu de titres mais beaucoup d'exemplaires ? Ou pour le petit nombre en privilégiant le choix d'ouvrages très pointus ? La pratique n'évite pas les contradictions.

Autre dilemme aussi, entre l'enseignement et la recherche. Par contre, si les ouvrages ou revues ont le défaut d'être fort coûteux, ils nous obligent - par là même - à sortir de notre tour d'ivoire et à prendre en considération toutes les ressources documentaires existantes, en dehors des murs de notre seule bibliothèque, à réfléchir en termes de communauté documentaire, à promouvoir une politique de coopération avec les autres partenaires du réseau (bibliothèques d'UFR, de services hospitaliers par exemple) pour, en l'occurrence, tenter de rationaliser les acquisitions. Responsable d'une section de médecine, j'aimerais aussi insister sur l'usage très utilitariste de la documentation médicale en faculté. Le cursus des études est un véritable parcours d'obstacles et, pour le lecteur étudiant, il s'agit bien plus souvent d'être docteur que médecin, c'est-à-dire d'obtenir avant tout le diplôme professionnel qui lui permettra d'exercer. Dans ce but, il cherche essentiellement à se procurer les ouvrages qui sont la réplique fidèle de ses cours et rien d'autre. Aussi, à la mission de veille documentaire qui nous incombe, il faudrait adjoindre une mission d'éveil documentaire qui élargirait l'offre documentaire et les inciterait à lire d'autres auteurs que leurs enseignants.

BBF. Que faites-vous pour cela dans la pratique ?

TTP. Nous essayons d'être à l'écoute de l'actualité dans toutes les directions. De nouvelles préoccupations, de nouvelles pratiques se font jour; on s'interroge par exemple sur l'éthique bio-médicale et les différents problèmes posés par les manipulations génétiques et la fécondation in vitro... Or, les bibliothèques ont très peu d'ouvrages d'éthique, de sciences sociales de la médecine ou d'anthropologie. C'est une chance à saisir pour devancer le besoin des lecteurs en ces domaines !

Les médecines douces ont actuellement beaucoup d'écho aussi. L'UFR de médecine de Bobigny a même offert aux tenants des médecines naturelles d'avoir pignon sur université. Nous nous devons donc de répondre à ces demandes, même si nous sommes personnellement réservés comme vous l'êtes vis-à-vis d'Harlequin ou de SAS.

Les faiblesses du système

JB. Achetez-vous des ouvrages de vulgarisation médicale ?

TTP. Non, certainement pas !

Ceux que l'on a « ratés »

JB. Ils pourraient pourtant toucher un public extérieur éventuel. Songez aux malades qui « s'échappent » de l'hôpital pour venir à la bibliothèque consulter des livres sur leur cas ! Faut-il les recevoir ou les renvoyer à la bibliothèque municipale ?

TTP. Au fond, nous abordons toujours les mêmes problèmes. Nous avons la tentation constante d'être exhaustifs sans jamais y parvenir, étant donné le contexte de pénurie dans lequel nous travaillons; qui restera, d'ailleurs, un contexte de pénurie criante, tant que chaque étudiant de première année, qui doit présenter un concours, n'aura pas son outil de travail propre pour le préparer.

Ce genre de problème à résoudre est inhérent à la profession et traduit toujours un peu la même situation: choisir entre un public existant et un public à conquérir; répondre aux questions en en suscitant d'autres.

JB. On constate en effet souvent au moment des soutenances de thèses, en médecine et en pharmacie, combien nous avons raté de lecteurs, ou combien d'entre eux nous ont ratés, car les étudiants sont alors obligés de venir à la bibliothèque et en ignorent complètement le fonctionnement. Certains avaient les moyens d'acheter leurs livres et ne sont pas venus nous voir; les autres ont constaté très vite que nous n'offrions pas un exemplaire par étudiant et se sont donc résolus, après coup, à les acheter eux-mêmes sans chercher à savoir s'il était possible de consulter des ouvrages équivalents, puis se sont abstenus de revenir.

Une réponse parmi d'autres

TTP. Quand j'étais à l'ENSB, Gérard Thirion avait mentionné dans son cours sur les bibliothèques universitaires le cas de certains pays, comme l'URSS par exemple, où le premier cycle des études supérieures est très secondarisé. C'est un peu la suite du lycée. Et pour les premières années des études supérieures, il n'existe pas véritablement de bibliothèque; parce que chaque étudiant se voit attribuer, un peu comme au lycée, un lot de livres constituant ses outils de travail nécessaires. Ça m'a paru très intéressant; je me suis dit : la bibliothèque telle que nous la connaissons n'est pas la réponse, c'est une réponse possible. Il faut toujours avoir à l'esprit la finalité ultime de notre mission - à quoi on sert - et être aussi conscient de la relativité de ce mode de fonctionnement, que nous vivons un peu comme un fait donné et immuable et qu'on ne pense pas toujours à remettre en cause. Si, en fait, chaque étudiant se voyait attribuer son exemplaire, il n'irait pas voler celui du voisin. J'essaye toujours d'avoir en tête que tout notre mode de fontionnement est relatif, historique, et que les limites qu'on rencontre sont dues à une certaine réponse qu'on a voulu adopter au départ et qui n'était pas forcément ni la meilleure, ni la seule.

FC. Comment choisissez-vous les livres ?

TTP. Grâce aux bibliographies courantes, et en fonction des programmes. Nous essayons d'impliquer le plus possible les responsables pédagogiques, discipline par discipline, et leur demandons d'indiquer les ouvrages absolument indispensables aux étudiants dont il ont la charge, ainsi qu'à leurs propres recherches. Nous nous tenons bien sûr au courant, de notre côté, de la production éditoriale médicale, paramédicale et universitaire et sommes d'ailleurs souvent heureusement étonnés d'avoir couvert leurs suggestions avant même qu'ils ne les aient exprimées.

Constatons en passant qu'ils ont aussi un mode de fonctionnement assez fermé et qu'ils ne sont pas toujours ni très bien ni très rapidement informés de ce qui paraît dans leur discipline, la documentation étant, dans nos systèmes latins, tout à fait distincte de l'activité pédagogique elle-même et de la recherche, et ne représentant qu'un axe de diffusion des connaissances très secondaire.

Un parcours d'obstacles

BBF. Vous essayez donc de faire au mieux pour le service de l'usager. Ceci étant, le lecteur rencontre-t-il encore des obstacles dans son accès au livre ?

FC. Les escaliers...

Trop d'espace ?

MT. La taille du bâtiment. Pour les lecteurs non familiarisés avec notre bibliothèque, c'est le principal obstacle, et nous entendons souvent, au hasard des visites de groupes que nous organisons pour les comités d'entreprise ou autres : « Je n'ai jamais osé entrer. C'est trop grand, trop impressionnant ».

Mais la grandeur est aussi un obstacle pour l'utilisateur lui-même, car savoir se repérer dans un lieu immense et une masse documentaire importante et en libre accès, où un même rayonnage peut réunir côte à côte des ouvrages de vulgarisation très généraux et des ouvrages très spécialisés, n'est pas évident. La classification s'en trouve d'ailleurs énormément compliquée, car nous sommes obligés de pousser très loin l'indexation. Comment le lecteur peut-il choisir dans tous ça ? Comment comprend-il ces codes à neuf chiffres et plus ? Les titres ne le renseignent pas davantage sur la teneur du contenu; et quant au nombre de personnes pouvant les aider, il n'est pas proportionnel à cette masse documentaire.

FC. C'est évidemment un obstacle que nous ignorons dans les établissements plus petits, les annexes par exemple, où les habitués peuvent immédiatement se diriger vers les rayons.

BBF. Et les autres que font-ils ?

FC. Nous avons une politique d'accueil au bureau des inscriptions et nous prenons les nouveaux inscrits en main dès leur arrivée en leur donnant toutes les explications nécessaires. Aussi, une fois qu'ils ont à peu près compris le fonctionnement, même si la cote 144 n'est pas très claire, le système est assez facile à visualiser pour qu'ils s'y retrouvent.

Mais quel que soit le lieu, force est de constater que ce sont toujours les mêmes qui s'en tirent. Le problème véritable, ce sont les gens qui butent sur un fichier, parce qu'ils butent déjà sur l'annuaire. Et quand la bibliothèque sera informatisée (prévision pour l'année prochaine), ce seront encore les mêmes qui auront des difficultés : ceux qui n'ont pas l'habitude de passer des fiches en revue, de pianoter sur un clavier, ou encore les personnes âgées... Ni les jeunes, ni les adultes familiarisés avec ce genre d'appareil ne rencontreront de problèmes.

Evidemment nous essayons d'aplanir ces difficultés, en répétant, par exemple, sur chaque étagère d'un même rayon, le genre du rayon: « Moyen-âge », « Cuisine », etc., pour qu'il y ait constamment des repères autres que ceux des cotes numériques.

BBF. Toutefois, les niveaux ne sont pas indiqués... Un ouvrage facile peut côtoyer un ouvrage très ardu...

MT. Il est vrai que ces rapprochements existent et sont inévitables. Et nous pouvons parfois hésiter, nous, bibliothécaires à acheter des livres très spécialisés, sachant qu'ils risquent ensuite de « se perdre » avec les autres dans la masse documentaire.

Plus d'espaces

GG. Michel Melot, directeur de la BPI, souligne très justement ce point dans la brochure sur l'illettrisme éditée par la Direction du livre et de la lecture. Et pour aider leur public, les responsables de la BPI songent à réintroduire le système vieux comme le monde de la pastille de couleur. De son côté, Nicole Robine remarque que certains jeunes travailleurs préfèrent acheter des livres au bureau de tabac où le choix est restreint, plutôt que d'aller emprunter à la bibliothèque où ils sont confrontés à une quantité de volumes qui peut être paniquante. N'en tirons pas pour autant la conclusion d'un retour nécessaire à la bibliothèque de petite taille, mais revoyons plutôt notre conception de l'aménagement spatial. Il y a sûrement quelque chose à faire de ce côté-là pour que chacun puisse se sentir à l'aise. Bien sûr, il faut des bibliothèques qui correspondent à la taille des villes et aux besoins des populations à desservir, mais imaginons des architectures d'intérieur avec des coins, multiplions les espaces à l'intérieur des grands espaces, comme les kiosques d'actualité, les salles de référence...

MT. Nous sommes actuellement en train d'étudier la possibilité d'aménager une salle d'étude dans nos locaux. Nous espérons, par ce biais, écrémer le public et les rayonnages, et permettre ainsi aux autres de trouver plus facilement ce qu'ils cherchent.

FC. Tout ceci repose sur une série de nouveaux problèmes. Quand on a 500 ou 600 mètres carrés, il faut, bien sûr, les meubler. On met des rayonnages au milieu de la salle, des rayonnages beaucoup plus hauts contre les murs, des livres rangés trop haut ou trop bas qu'on ne voit pas... Mais quand on essaie d'améliorer l'espace en multipliant les points, ne serait-ce qu'introduire un coin « Périodiques » par exemple, interviennent alors un problème de place et un problème de personnel, car il faut là aussi accueillir le public.

Les horaires d'ouverture

TTP. Vous parlez beaucoup d'obstacles in situ, une fois les gens dans la bibliothèque. Ils y ont en effet affaire à un dédale, à une désorganisation ou une organisation peu ou mal perçue. Mais il faudrait aussi insister sur les obstacles préalables qui empêchent les lecteurs de venir à la bibliothèque. Les horaires en particulier. Certains ont l'impression que la bibliothèque est toujours fermée aux heures où eux peuvent se dégager. Fondée sur des a priori, notre image de marque est souvent négative. Aussi devons-nous nous employer à faire un travail de publicité extra muros en cherchant à prouver que si, pour des raisons de personnel, nous n'ouvrons pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept comme certaines bibliothèques anglo-saxonnes (ça existe !), ils sont toutefois assurés de trouver, aux horaires relatifs et limités auxquels ils ont droit, une structure accueillante et compétente. Quand un lecteur est content du service rendu, il le fait savoir autour de lui et le bouche à oreille fonctionne très bien.

On dit qu'il est très mauvais pour une bibliothèque d'être éloignée du lieu de passage des gens. Et, en ce qui concerne les bibliothèques universitaires médicales, nous avons implanté de manière tout à fait volontariste, des antennes dans les hôpitaux, afin de faire partie intégrante des centres hospitaliers universitaires. Nous sommes sortis du domaine universitaire pour aller vers le domaine hospitalier à la rencontre des gens sur leur terrain, à l'endroit où ils soignent et où ils travaillent, et pas seulement là où ils enseignent ou font de la recherche. Nous avons eu la volonté de nous rapprocher d'eux géographiquement. Il faut leur démontrer cette présence et son efficacité.

Une légende

BBF. Pour les étudiants des premières années médicales, les horaires d'ouverture de la bibliothèque coïncideraient effectivement, selon eux, à leurs heures de cours.

TTP. Les médecins hospitaliers font la même réflexion : la bibliothèque ouvre, en général, quand ils sont retenus dans les services, et ferme quand ils sont disponibles, le soir. En fait, ce sont de faux prétextes et nous devons démonter cette critique selon laquelle nous fermons quand ils peuvent venir car, dès qu'ils font l'effort de se rendre disponibles une fois et qu'ils obtiennent satisfaction, ils trouvent toujours le moyen ensuite de revenir aux heures d'ouverture.

JB. Ces problèmes d'horaires sont en effet une légende. Quand la bibliothèque est ouverte de neuf heures du matin à dix-neuf heures le soir, il y a toujours possibilité de trouver un créneau. A Dijon, nous ouvrons jusqu'à dix-neuf heures, et également le samedi matin. Mais certains professeurs ont intérêt à entretenir cette légende pour conserver leur petite bibliothèque de section, avoir des crédits et acheter des livres à leur usage personnel. Et comme il s'agit, bien souvent, d'un placard dont eux seuls ont la clef, il leur est facile de dire qu'elle est ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! Seuls les étudiants du niveau recherche ne s'y trompent pas et se rendent compte que les bibliothèques d'UFR sont, en fait, peu ouvertes et très irrégulièrement.

BBF. Les horaires seraient donc un des éléments clés dans l'organisation de la bibliothèque pour améliorer le service public ?

JB. Ça n'est pas si évident. Nous avons fait des statistiques de fréquentation, à la section médicale de Dijon : eh bien, quand il reste trois ou quatre personnes, le soir, entre dix-huit et dix-neuf heures, c'est le bout du monde. Il y a autant d'employés que de lecteurs ! Alors, est-ce bien rentable de bloquer du personnel pour si peu de gens ?

Augmenter ?

TTP. Pour permettre aux bibliothèques universitaires d'avoir une ouverture prolongée par rapport à la situation actuelle, il faudrait faire des roulements grâce à une mise en commun du potentiel personnel. A Paris, où il existe de nombreuses bibliothèques médicales, on pourrait imaginer qu'à tour de rôle l'une d'elles soit de garde. Et ce serait particulièrement souhaitable pendant les vacances d'été, car il y a un vide énorme et un besoin tout à fait réel à combler. Or, nous fonctionnons de façon cloisonnée, en établissement autonome, avec une direction et un personnel propres.

JB. Le personnel, pendant les vacances, est en effet trop peu nombreux pour pouvoir effectuer un roulement dans des conditions de sécurité suffisantes. De toute façon, je ne pense pas que les horaires soient en général un réel obstacle.

Réduire ?

TTP. Il faut, à mon avis, davantage insister sur la qualité du service rendu que sur le nombre d'heures d'ouverture.

BBF. Il est quand même des bibliothèques américaines qui ouvrent le dimanche et, le soir, jusqu'à minuit, grâce à une centaine d'étudiants qui prennent le relais du personnel quand il s'en va...

FC. Je connais aussi une annexe, à Londres, qui a la taille de nos bibliothèques principales et qui ouvre jusqu'à vingt-deux heures, avec trois équipes qui tournent à mi-temps. En France, nous avons la BPI...

GG. D'une manière générale, il faut bien convenir que nos bibliothèques publiques sont peu ouvertes par rapport à celles des pays anglo-saxons. Cela tient aux habitudes, mais aussi, bien entendu, au manque de personnel. Nos effectifs ne sont pas comparables. Ceci étant, puisqu'il y a problème, chez nous, j'estime qu'il vaut mieux opter pour un service plus performant avec une moindre ouverture, que pour un service dilué, parce qu'on veut à tout prix augmenter la durée d'ouverture.

Arrivant dans une ville où la bibliothèque était très largement ouverte, y compris le dimanche, j'ai personnellement réduit les horaires et fermé le dimanche. Malgré cela, le nombre de lecteurs a augmenté. Il est vrai qu'une bibliothèque peut ouvrir quarante-cinq heures avec passivité mais qu'elle peut aussi, comme nous le faisions, aller au-devant du lecteur et profiter de la fermeture pour accomplir d'autres tâches.

La durée du prêt

Je voudrais maintenant mentionner un obstacle plus sérieux: celui de la durée du prêt, qui représente souvent une forte contrainte par ses limites. Pour toute une catégorie de gens, lire trois livres en trois semaines est, en effet, impossible et, même s'ils savent qu'il y a, en fait, une certaine souplesse et qu'il ne leur arrivera rien s'ils les gardent un peu plus, ils peuvent être rebutés par ces délais. Nous évoquons toujours le sacro-saint prétexte du peu de livres et du profit que tous doivent pouvoir en tirer pour restreindre le nombre de prêts et leur durée. Je pense que c'est trop de rigidité.

Dans d'autres pays, au Danemark, par exemple, le nombre d'emprunts n'est pas limité, ni la durée, et nous voyons des gens sortir avec des piles de quinze ou vingt livres. La régulation s'installe pourtant d'elle-même et il n'y a pas de problèmes de retour.

TTP. Il faut pourtant convenir que s'il y a détention trop longue d'un document, s'il n'effectue pas une rotation générale, c'est qu'il y a appropriation individuelle abusive, confiscation, par un groupe ou un sous-groupe, d'un fonds normalement destiné à desservir l'ensemble des lecteurs. En bibiothèque universitaire, c'est un problème difficile...

JB. ... Qui nous oblige même parfois, à la demande des professeurs, à interdire le prêt de certains livres pour permettre à tous les étudiants de les consulter au moins un peu chacun sur place. Car même s'il y a dix exemplaires, c'est encore trop insuffisant pour cent étudiants !

FC. En lecture publique, pour multiplier leurs prêts, ils peuvent toujours inscrire leur femme, leur fils, leur fille...

GG. Si nous voulons que chacun profite vraiment de la bibliothèque, qu'il ait le sentiment de s'approprier un peu ce bien collectif, je maintiens qu'il serait souhaitable d'assouplir un peu les modalités de fonctionnement : Il faut voir la joie des gens quand nous leur disons, au moment des vacances qu'ils peuvent emporter dix à quinze livres !

FC. Ça peut se faire pour les habitués, mais nous sommes toujours un peu effrayés quand ceux que nous voyons pour la première fois sortent avec des paquets de livres. Bien sûr, s'ils viennent régulièrement depuis trois mois sans poser de problème particulier, il n'y a pas de raison.

GG. J'agissais de la même façon avec tout le monde.

TTP. Evidemment en lecture publique, il y a incitation par l'abondance et par la facilité à acquérir et à conserver le document chez soi. En bibliothèque universitaire, nous vivons une situation déchirante parce que nous nous sentons les garants de l'intérêt général et qu'exiger le retour rapide d'un livre pour accélérer sa circulation est une nécessité incontournable. La meilleure bibliothèque serait-elle une bibliothèque vide ?

Information et formation

BBF. En ce qui concerne l'aide aux usagers, avez-vous une politique d'information et de formation ? Avez-vous un service de référence ?

L'initiative de chacun

TTP. Hélas non. Créées très tardivement, les sections de médecine des BU parisiennes n'ont pas pu être suffisamment dotées en personnel. Aussi n'avons nous guère la possibilité d'avoir un service de référence en tant que tel, mais autant que faire se peut, nous tâchons d'orienter le lecteur vers l'ensemble des moyens dont dispose la bibliothèque pour répondre à une demande d'information. Tout se passe de manière très empirique et nous faisons de la prose sans le savoir. Quand un lecteur se présente dans le hall d'entrée en bredouillant quelque chose, nous lui répondons, si sa demande le nécessite: « Allez dans la salle des périodiques »; là il peut s'entendre dire : « Pour ça, il faut voir untel ». Et untel fera alors ce qui est en son pouvoir pour lui venir en aide. Nous essayons d'avoir une attitude permanente d'explications, de tutorat, qui consiste à accueillir chacun selon son niveau et ses besoins, que ce soit un clinicien désirant préciser une conduite thérapeutique, un thésard qui commence à travailler sa bibliographie de thèse ou un chercheur qui poursuit son sujet.

Bien entendu, il serait préférable de pouvoir organiser une structure spécialisée dans l'accueil et l'orientation du lecteur où l'on accompagnerait la demande depuis sa formulation (les termes sont toujours plus ou moins inhibés et plus ou moins précis), jusqu'à l'obtention d'une réponse. C'est une aspiration très aigüe. Le service de référence, qui n'existe pas en tant que tel chez nous, se traduit en fait par une pratique individuelle du personnel au niveau de ses tâches spécifiques : communication des documents, recherches bibliographiques, prêt interbibliothèques. C'est l'ensemble de la chaîne des services offerts par la bibliothèque, depuis ses collections locales aux accès qu'elle offre sur l'extérieur pour l'obtention de la référence ou du document, qui incarne globalement ce service.

Pour ce qui est de la formation des utilisateurs, il y a aussi, bien sûr, les initiatives ponctuelles, comme la fabrication d'un vidéogramme 1, qui indiquera les différents moyens de rechercher l'information dans la bibliothèque ou l'organisation d'une journée « portes ouvertes » avec rencontres entre les professionnels et leurs publics.

Enfin, notre grande ambition serait d'obtenir l'intégration d'une formation bibliographique dans le cursus des études médicales. Depuis deux ans, lors du premier cours en amphithéâtre des étudiants de cinquième année, les enseignants et moi-même avons collaboré à une présentation méthodologique de la recherche d'information en santé publique. Cette année, nous nous sommes également adressés aux étudiants de deuxième année ayant réussi le concours : explication du fonctionnement de la bibliothèque et des techniques documentaires élémentaires. L'objectif étant d'insérer vraiment la bibliothèque dans la vie de la faculté, en tant qu'outil de travail indispensable aux étudiants comme aux enseignants. Nous avons d'ailleurs plus ou moins déjà réalisé cela hors institution par des visites commentées de la bibliothèque, avec des groupes d'étudiants réunis à l'initiative d'associations syndicales.

Une information mobile

MT. Chez nous, l'information se fait à la banque de prêt. La bibliothèque est répartie aux deux niveaux et classée en Dewey (les romans étant, bien sûr, « sortis » de la classe 800). Il y a un poste complet à chaque étage, autrement dit deux postes, pour répondre aux lecteurs sur tout le temps d'ouverture. Ça n'est donc pas non plus à l'accueil, à la porte d'entrée, qu'a lieu l'information. Là nous disons aussi : « Allez plus loin, vous trouverez quelqu'un pour vous renseigner » et il faudra que le lecteur franchisse la distance entre ces deux personnes ; mais une fois qu'il l'aura franchie, nous lui expliquerons le fonctionnement, nous lui montrerons les rayonnages, nous l'aiderons à consulter les fichiers ou à faire une recherche bibiographique...

Je reprendrai pourtant la distinction habituelle entre fiction et documentation: étant donné la taille de la bibliothèque, l'aide à la recherche fonctionne bien, en ce qui concerne la documentation, mais, en revanche, nous passons complètement à côté du conseil de lecture pour le choix d'un roman ou d'une oeuvre littéraire. Cette démarche n'est possible qu'en annexe. Elle y est même essentielle, en dehors du prêt, car ' le bibliothécaire connaît vraiment bien ses lecteurs.

FC. Ils sont effectivement très localisés géographiquement, la fréquentation se limitant la plupart du temps au voisinage immédiat de la bibliothèque. Deux rues plus loin, personne ne vient. Nous, nous essayons surtout d'obtenir que chaque personne susceptible de faire le prêt puisse répondre à toutes les demandes. Par ailleurs, et dans la mesure du possible, nous distribuons assez régulièrement des bibliographies commentées sur les nouveautés ou sur un thème quelconque, littérature de fiction ou mathématiques par exemple. Nous éditons également un catalogue annuel. Ces bulletins occasionnent des frais et du travail supplémentaires, mais font très plaisir aux lecteurs.

JB. En bibliothèque universitaire, le service de référence est plus systématiquement installé dans les sections littéraires que dans les sections scientifiques. Toutefois, quand le personnel est en nombre insuffisant, il existe toujours des solutions de remplacement : un accueil matériel du public, par exemple, grâce à des vitrines exposant les dernières acquisitions ou un thème d'étude particulier. Le prêt des vitrines marche bien aussi chez nous, et elles se vident rapidement.

BBF. Arrive-t-il aussi aux bibliothèques universitaires d'établir des listes thématiques destinées, par exemple, à un laboratoire particulier ?

Des BD salutaires

JB. Pas à Dijon; mais elles existeront automatiquement dans chaque domaine quand il sera possible d'interroger par minitel la banque de données de l'université consacrée aux nouvelles acquisitions. Et il ne s'agira pas uniquement des collections de la bibliothèque universitaire, mais de toutes celles des unités documentaires de l'université. Ayant ainsi pris connaissance des nouveautés, les usagers auront sans doute alors davantage d'assurance pour demander ces ouvrages.

BBF. Quand intervient, pour vous, l'information au lecteur ?

JB. Pas à l'accueil, en tout cas, où elle mériterait d'avoir lieu. Le poste dont nous disposons se trouve, ou près du terminal, ou au service de prêt interbibliothèques, situé au niveau recherche, à l'étage, non loin des périodiques. La réponse n'est donc pas immédiate et le lecteur n'est informé qu'en second lieu.

Je voudrais faire remarquer, à propos de l'interrogation des banques de données, qu'elle a amené les gens à mieux formuler leurs demandes et que, bien loin de déshumaniser l'information, elle a permis, au contraire, un rapprochement entre le personnel et le public. Celui-ci est en effet fort de son droit à l'information, car il paie. Il n'a donc plus peur de demander. C'est aussi souvent le moment que choisit le bibliothécaire pour procéder à ce qui aurait dû être la première démarche, s'il y avait eu accueil au premier niveau. Il refait le circuit avec l'usager, en retournant aux fichiers avec lui, etc.

BBF. Pour que l'information parvienne au public, il lui faut donc souvent franchir bien des étapes. Il y a sûrement, en ce cas, des gens qui fréquentent la bibliothèque sans savoir qu'ils peuvent y faire de la recherche documentaire informatisée... ?

JB. Une ouverture doit se faire précisément de ce côté-ci. Dans le programme d'équipement en petites banques de données accessibles à tous que prépare l'université de Bourgogne, on trouvera un annuaire qui indiquera, entre autres, les services rendus par chaque bibliothèque.

Le public appréciera

BBF. De façon générale, les étudiants recourent-ils beaucoup aux fichiers ?

JB. Pas quand les collections sont en libre accès. Ils préfèrent butiner dans les rayons. Au niveau étudiant, nous mettons presque tout en libre accès. Au niveau recherche, étant donné que toutes les acquisitions se font à partir des demandes des enseignants et des chercheurs, nous prévenons personnellement les intéressés quand les livres arrivent et essayons de les exposer en vitrine avant de les ranger en magasin, tentant, par là, de compenser les listes de nouveautés que nous n'avons encore jamais pris le temps de produire en Section sciences.

TTP. Notre libre accès est quasiment intégral. C'est, à mon avis, une réponse immédiate aux besoins des lecteurs, qui préfèrent se diriger librement vers les rayons plutôt que de passer par l'intermédiaire fastidieux d'un fichier. Celui-ci est, en fait, davantage un outil de travail pour le bibliothécaire.

BBF. C'est donc un service offert qui n'atteint pas son but ! Est-il en général possible de mesurer l'impact d'un service sur le public ?

MT. C'est difficile, mis à part le succès remporté par les bibliographies et les expositions, qui est évident.

FC. Il y a en effet souvent décalage entre ce qu'on pensait offrir et l'accueil auprès du public ou l'usage qu'il en fait, et ce à tous les niveaux. Nous nous rendons surtout compte de la déception des gens quand le roman qu'ils ont demandé n'est pas arrivé ou qu'il est sorti. Evidemment, nous nous devons de servir la première demande. Alors, pour tenter de satisfaire tout le monde, nous tentons d'instaurer un système de réservation plus ou moins compliqué.

MT. Qui n'est pas toujours possible et qui dépend encore une fois des dimensions de l'établissement et de son système de prêt.

FC. Nous avons pu noter un réel succès auprès des populations lycéennes à l'occasion de compilations d'ouvrages accompagnées de bibliographies, que nous avions faites sur un thème donné : cuisine, philosophie ou autre domaine. Nous avons alors constaté combien ces ouvrages sortaient vite et avons même découvert que notre petit travail de dépoussiérage avait servi de base à des exposés.

Le clerc et l'obscur

GG. Vous parlez d'actions promotionnelles du fonds à l'intérieur de l'organisation déjà constituée de la bibliothèque. Mais on peut aussi agir sur l'organisation elle-même en direction du public, car il arrive non seulement qu'il n'utilise pas les outils offerts mais encore qu'il en imagine d'autres. Dans un fascicule intitulé Le Clair et l'obscur 2 publié par la BPI, Anne Dujol nous conte avec humour que si le « clair » est bien dans la tête du bibliothécaire quand il conçoit un système ou décide d'attribuer une cote, « l'obscur » s'installe très vite dans celle du lecteur qui met au point un tout autre système de recherche pour essayer de s'y retrouver et qui, de cette façon, finit par trouver, au bout du compte, que le classement de la bibliothèque est remarquable...

Or, si le public de la BPI, qui est une population favorisée, plutôt aisée culturellement et majoritairement estudiantine, ne s'en sort pas avec les moyens d'accès proposés, que feront les publics défavorisés de certaines banlieues parisiennes comme Aubervilliers ou Argenteuil ?

C'est un problème important dont nous commençons à prendre conscience aujourd'hui. Aussi, avant de songer à former le lecteur, il serait peut-être bon de le mettre à l'aise pour qu'il ait envie de rester en bibliothèque. Commencer par vouloir initier l'usager à la classification Dewey comme je l'ai souvent vu faire est, à mon avis, un excellent moyen de le faire fuir. Les hypothèses les plus optimistes de la BPI évaluent à 20 % les utilisateurs du fichier. Les lecteurs ont, en effet, souvent des stratégies très personnelles de repérage en rayons, mais qui n'ont rien à voir avec l'indexation. C'est un problème qui demande réflexion. J'indique en passant que la Direction du livre va se joindre à la BPI pour entreprendre une étude destinée à approfondir et dépasser les travaux déjà menés par la BPI sur l'accès au document : la classification des ouvrages et leur signalisation matérielle, deux notions souvent confondues, la cote devenant l'instrument de signalisation.

Ceci n'exclut évidemment pas de continuer à mettre le fonds tel qu'il est en valeur et de faire des bibliographies, toutes choses très importantes et utiles, mais qui facilitent encore et surtout la tâche aux lecteurs déjà privilégiés.

Faciliter l'accès

MT. Nous considérons de plus en plus la liste des nouveautés et les différentes bibliographies éditées sur papier comme des facilités d'accès au document pour le public. Nous concevons, en effet, que la consultation du fichier soit un réel casse-tête pour le lecteur moyen quand le fonds documentaire est important. Les listes étant plus claires et correspondant davantage à son attente, elles sont aussi plus utilisées. Reste le problème du classement matériel. Un de nos collègues est actuellement en train de réfléchir sur la présentation par centres d'intérêt que propose Richard Roy 3. Nous songeons à la tester dans une annexe, le volume des ouvrages y étant moins important.

FC. Les gens ont plus l'habitude de visualiser les rayons qu'ils ne cherchent à comprendre le classement. Ils savent qu'après telle série d'ouvrages reliés, ils trouveront tel bouquin. Quand nous avons dû modifier la présentation de la salle des périodiques, nous en avons vus qui tendaient machinalement la main en direction d'un présentoir pour y trouver leur journal habituel et qui se rendaient alors seulement compte qu'il avait disparu.

MT. Nous constatons quand même une meilleure appréhension de la bibliothèque par ceux qui ont bénéficié d'une visite de groupes. Quelqu'un qui est d'abord venu encadré revient plus facilement. Autre constatation : les enfants s'adaptent mieux que les adultes. Ceci nous pousse parfois, au cours de certaines visites organisées et en fonction du public concerné, à réserver la partie « formation à la classification » à la Section jeunesse, où l'on passe facilement du fichier au rayonnage, où les « mots-matières » sont plus simples et les cotes moins longues (parce que la masse documentaire est moins importante).

FC. Les enfants, c'est sûr, ont plus de facilité. Chaque adulte a déjà un univers mental constitué qui le rend moins apte à saisir les nouveautés. Je m'en suis personnellement rendu compte, il y a quelques mois, au cours d'une démonstration de micro-ordinateur : les adolescents présents ont commencé tout naturellement à jouer pendant que je cherchais comment ça marchait et où placer les doigts. Les adultes, même favorisés culturellement, bloquent toujours quelque part. Ils ne comprennent pas toujours non plus l'intitulé des panneaux de présentation : « Vie quotidienne », « Histoires vécues »... Qu'est-ce-que « l'histoire vécue » ?

Surveiller son langage

GG. Il faut faire attention au vocabulaire que nous utilisons. Les bibliothécaires, comme tous les professionnels, s'enferment effectivement dans un jargon, l'ethnocentrisme évoqué par Bernadette Seibel, et nous n'en mesurons pas toujours l'effet. Ainsi, la Bibliothèque municipale de Chilly-Mazarin, dont les fichiers sont maintenant accessibles à tous par minitel, s'est étonnée du peu d'usage qui était fait du catalogue matières (ce catalogue étant le plus facile à manier et le premier en général à apporter des réponses). Or, en s'adressant directement aux lecteurs pour en connaître les raisons, ils ont compris que c'était le mot « matières » qui bloquait ! Les gens ignoraient sa signification. Sitôt, d'ailleurs, qu'il fut remplacé par « sujets », ils se sont mis à le consulter et le système a marché.

Le succès d'un certain nombre de librairies, c'est d'avoir inventé et mis au point, dans le sillage de la FNAC, des systèmes de signalisation des ouvrages à partir d'un thésaurus simple. La FNAC propose une centaine de mots. C'est beaucoup, mais c'est peu par rapport au nombre que nous utilisons. Et ils sont efficaces. De ce point de vue, c'est une réussite exemplaire, avec ses mots matières en bandeaux lumineux indiquant, au-dessus de chaque alvéole, ce qui s'y trouve. Ne me soupçonnez pas de vouloir supprimer la classification Dewey, qui me semble toujours indispensable aux bibliothécaires, mais plutôt de souhaiter une autre clé d'accès pour le public.

FC. Il y aura toujours des problèmes avec les mots matières, même en simplifiant les systèmes. Comment choisir, par exemple, un mot nouveau ? Il y a quelque temps, nous avons eu des articles de revues, puis des livres sur le phénomène du « trou noir ». « Trou noir » n'est pas prévu dans l'indexation. Faut-il alors choisir « Astronomie » ? « Planète » ? Pourtant la personne qui cherche à se renseigner sur le sujet va chercher à l'expression même et demander « trou noir ». Ce sont des cas où il faut prendre la décision de choisir l'expression telle quelle. Il y a aussi le problème des mots à la mode, des mots créés par les journalistes par exemple. Celui des mots « valise ». Que faire ? Comment choisir ? La Dewey mériterait d'être retravaillée. Et ce d'autant plus qu'on informatise à tout va et qu'un système informatique ne supporte pas la fantaisie des fiches manuelles, mais nécessite au contraire une rigueur implacable.

Le labyrinthe aux aveugles

GG. Certains instruments ne sont utiles qu'aux bibliothécaires eux-mêmes : encore une fois, distinguons en ce sens l'indexation (ou travail de classification du fonds) des moyens donnés au public pour y accéder et notons que certaines bibliothèques, toujours au Danemark, n'inscrivent pas la cote au dos du livre mais à l'intérieur; ce qui en limite l'usage aux seuls bibliothécaires.

JB. Autre genre de problème : quelqu'un prend la peine de consulter le fichier, trouve par miracle la trace du livre recherché, relève même la cote pour aller au rayon, et, parce que l'accès libre est plus souvent dérangement que rangement des ouvrages, il ne le trouve pas matériellement. Ce problème est un problème de « reclassement » par les lecteurs : soit qu'ils n'utilisent pas la cote pour ranger les livres et les redéposent au petit bonheur après consultation, soit que, tenant à les retrouver plus tard, ils les cachent en les plaçant dans un endroit complètement différent, empêchant ainsi les autres de mettre la main dessus. Nous avons affaire là à un détournement du classement.

BBF. Une cote mal déchiffrée peut être aussi une fausse piste qui égare le lecteur.

FC. Dans Le Nom de la rose 4 d'Umberto Eco, il y a bien un bibliothécaire aveugle... Lui n'a pas besoin de traces.

TTP. Nous avons utilisé une autre image d'Umberto Eco, en leitmotiv, dans notre vidéogramme 5 : l'image du labyrinthe.

BBF. Des labyrinthes et des aveugles... Des aveugles qui errent dans des labyrinthes... Quelles innovations peut-on concevoir pour trouver une note un peu plus optimiste ? Nouveaux services ou nouveaux publics ?

La bonne attitude

TTP. Nous pouvons faire la liaison entre les deux et dire : nouvelle attitude. Pour reprendre l'exemple de la pédagogie médicale, il y a eu évolution des acquis cognitifs, du savoir, au savoir être, en passant par le savoir faire. On pourrait transposer en bibliothéconomie et aller du réservoir encyclopédique, ou érudition, à une attitude nouvelle de service public, grâce au nouveau savoir-faire offert par les nouvelles technologies. Ceci en gardant en tête la finalité de notre mission qui n'est pas reproduire pour elle-même sa propre institution, mais desservir le plus vaste public en diversifiant les offres, conquérir de nouvelles catégories de lecteurs et faire de son public un public nouveau, averti et formé. Cette nouvelle attitude, fondée sur la motivation professionnelle, l'enthousiasme, est décrite dans la littérature bibliothéconomique canadienne. Ce plaisir à délivrer l'information, cette attitude de service public ne sont pas suffisamment pris en compte dans les critères d'évaluation de notre carrière. Cette valeur subjective est pourtant fondamentale dans notre métier.

JB. Dénicher l'information inédite que cherchait le lecteur est, il est vrai, un réel plaisir.

Viser la fin...

Pour savoir la bonne attitude, il y a peut-être des choses toutes simples à faire. Un exemple banal : chez nous les personnes qui équipent les livres sont aussi souvent celles qui font le prêt. Là, elles entendent les demandes du public et apprennent à connaître ses besoins. Un moyen simple pour elles d'accentuer la relation « service public » - « service intérieur » est de bousculer un peu leur routine pour accélérer l'équipement des livres réclamés. Aussi, quand on leur apporte un livre en disant : « C'est urgent », il est prêt dans la demi-heure qui suit. Travailler dans une bibliothèque n'est pas seulement y être avec ennui en exécutant les tâches demandées, mais peut aussi avoir des facteurs de motivation et d'enthousiasme comme le contact avec le public.

Si nous n'avons plus le souci du bibliothécaire replié sur lui-même, mais celui du public, si nous savons pour quoi et pour qui nous travaillons, notre bibliothèque sera efficace.

JB. Les deux préoccupations n'en sont qu'une. Le bibliothécaire doit travailler isolément dans son fonds pour pouvoir jouer sérieusement son rôle d'informateur.

TTP. On y arrive en distinguant les moyens et la fin. Par le passé, il est arrivé que les moyens deviennent une fin en soi, et la bibliothèque tournait pour un petit nombre. Notre attitude s'est beaucoup ouverte. Elle est devenue conquérante. Et l'informatisation nous y a aidés en nous libérant des tâches lourdes et répétitives et en dégageant ainsi toute l'énergie que nous consacrions aux tâches techniques pour le service public.

... avec de bons moyens

JB. Nous pouvons en effet, et pourrons davantage encore, employer plus de temps à l'information quotidienne sans nous contenter des petites séances informatives du début d'année.

GG. L'introduction des nouvelles technologies pose différemment la question de l'information et de la formation. Jusqu'à présent, un édifice accumulait des documents et une personne gérait le stock en ayant à peu près la maîtrise totale de sa gestion. Rappelons encore Le Nom de la rose : le bibliothécaire pouvait soit essayer d'en faire profiter tout le monde, soit au contraire protéger et verrouiller. Cette situation n'est plus possible aujourd'hui : en effet, pour la lecture publique, par exemple, les collectivités locales sont chaque jour plus maîtresses de l'ensemble des institutions qu'elles gèrent ; par ailleurs, les nouvelles technologies font de la bibliothèque « un » lieu de ressources parmi d'autres, mais il y en a d'autres. Bientôt, le public pourra avoir accès à l'information à partir de chez lui ou de divers autres endroits publics ou privés. Comment, dans ces nouvelles conditions, la bibliothèque va-t-elle assurer son rôle de service public ? C'est une question à poser à la fois aux bibliothèques de lecture publique et aux bibliothèques universitaires. Toutes vont avoir une responsabilité et des possibilités nouvelles vis-à-vis des usagers. Vont-elles faire en sorte que les gens deviennent de véritables « citoyens des médias » ? Vont-elles agir pour que le coût de l'information, de plus en plus élevé, soit partagé par la collectivité, rendant ainsi l'information accessible à tous, même à ceux qui n'en ont pas les moyens, grâce à l'introduction d'un « ticket modérateur » ? Le problème de la formation se pose en tout cas dorénavant en d'autres termes qu'en termes d'une initiation à la classification Dewey.

FC. Dans le climat de bouleversement qui s'installe, les bibliothèques auront-elles encore les moyens de rester un service public ?

C'est une histoire d'hommes

TTP. J'aimerais citer une anecdote dont j'ai apprécié l'enseignement. Ça se passait au Congrès IDT 6 organisé par l'ADBS 7 et l'ANRT 8 en 1983 à Grenoble. Jean-Pierre Kahane, alors président de la MIDIST 9, ouvrit le Congrès par un discours très éclairé, situant immédiatement le problème de la documentation dans le contexte du mouvement général de la culture, de la science et des techniques actuelles, sans oublier d'évoquer les implications et les enjeux qu'auraient sur la démocratie les nouvelles technologies d'accès à l'information. Au bout de trois jours d'intelligence artificielle, de systèmes experts, d'aide à la traduction automatisée, de banques de données, le président de l'ANRT clôtura plus ou moins comme suit : « Tout ça, c'est très bien, ces moyens sont des moyens formidables; mais n'oublions pas que la documentation, comme la lecture, est une histoire d'hommes et, pour être même plus précis, une histoire de femmes » (donnant un coup de chapeau en passant à la féminité de notre profession). Et d'ajouter que, sans aller aussi loin que le Japon, où les bibliothécaires applaudissent le premier lecteur de la journée, il ne fallait jamais perdre de vue les deux bouts de la chaîne.

Illustration
Les aveugles demandent à voir !

  1. (retour)↑  Table ronde sur le service public organisée en juin 1986. Y participaient : Josiane Beltran (Bibliothèque de l'université de Dijon, section sciences), Franck Caputo (Bibliothèque municipale d'Aubervilliers), Gérald Grunberg (Direction du livre et de la lecture, Bureau du développement de la lecture), Tû-Tâm Parret (Bibliothèque de l'Université Paris VII, UER médicale Xavier-Bichat), Monique Treuil (Bibliothèque municipale d'Angers).
  2. (retour)↑  Table ronde sur le service public organisée en juin 1986. Y participaient : Josiane Beltran (Bibliothèque de l'université de Dijon, section sciences), Franck Caputo (Bibliothèque municipale d'Aubervilliers), Gérald Grunberg (Direction du livre et de la lecture, Bureau du développement de la lecture), Tû-Tâm Parret (Bibliothèque de l'Université Paris VII, UER médicale Xavier-Bichat), Monique Treuil (Bibliothèque municipale d'Angers).
  3. (retour)↑  Accès à la documentation médicale, vidéogramme réalisé en 1983 par le Département audio-visuel de l'Université Paris VII, disponible à la Bibliothèque Xavier-Bichat.
  4. (retour)↑  Anne DUJOL, Le Clair et l'obscur : perception et usages de la classification par le public de la BPI, Paris, BPI-Documentation française, 1985.
  5. (retour)↑  Richard ROY, « Classer par centres d'intérêt », Bull. Bibl. France, n° 3, p. 224-231.
  6. (retour)↑  Umberto ECO, Le Nom de la rose, Grasset, 1982.
  7. (retour)↑  Cf. note 1.
  8. (retour)↑  IDT : Information, documentation, transfert des connaissances.
  9. (retour)↑  ADBS : Association des documentalistes et bibliothécaires spécialisés.
  10. (retour)↑  ANRT : Association nationale de la recherche technique.
  11. (retour)↑  MIDIST : Mission interministérielle de l'information scientifique et technique.