Le mille-feuilles
Petite anthologie littéraire et subjective sur les bibliothèques et leurs lecteurs
Martine Poulain
Anthologie littéraire de la lecture et des bibliothèques. A travers quelques textes, ce sont des usages multiples et contradictoires qui sont mis en lumière.
Literary anthology of libraries and readers. Numerous and contradictory uses are brought out through several texts
Une anthologie littéraire de la lecture en bibliothèque, des portraits de lecteurs et de bibliothécaires est encore à faire.
Nous proposons ici quelques textes qui ne prétendent évidemment à nulle exhaustivité et dont on a écarté par exemple deux auteurs justement célèbres, abondamment cités ces derniers temps, Jorge Luis Borgès et Umberto Eco *, pensant que leurs écrits seraient les plus familiers à nos lecteurs. On notera tout l'intérêt que présenterait une étude systématique de ces représentations, de ces mises en scène, des valeurs et conceptions dont elles sont porteuses ainsi que de leurs évolutions au cours des siècles.
Une lecture de ces quelques textes laisse apparaître déjà une grande diversité des savoir-faire et sentiments mis à l'épreuve dans l'usage des bibliothèques : la boulimie irrespectueuse de Cavanna, la systématicité désespérée de l'Autodidacte de Sartre, la soif documentaire de Simone de Beauvoir, la ruse séductrice de la belle Hortense, la dérision affectueuse de Georges Pérec... Preuve, s'il en était encore besoin, qu'une organisation spatiale du sa voir n'est pas un amas mort, mais un enjeu tellement vivant qu'il met en œuvre, chez ceux qui y ont recours ou qui le conçoivent, toute la diversité des passions humaines.
MP
La lecture, les chemins de la liberté
(...) Il remarqua presque au même instant un cabinet littéraire, dont on allumait les quinquets; il renvoya son cheval et entra dans cette boutique pour essayer de changer d'idées et de se dépiquer un peu. Le lendemain, à sept heures du matin, le colonel Malher le fit appeler.
- Monsieur, lui dit ce chef d'un air important, il peut y avoir des républicains, c'est un malheur pour la France; mais j'aimerais autant qu'ils ne fussent pas dans le régiment que le roi m'a confié.
Et, comme Lucien le regardait d'un air étonné :
- Il est inutile de le nier, monsieur ; vous passez votre vie au cabinet littéraire de Schmidt, rue de la Pompe, vis-à-vis de l'hôtel de Pontlevé. Ce lieu m'est signalé comme l'antre de l'anarchie, fréquenté par les plus effrontés jacobins de Nancy. Vous n'avez pas eu honte de vous lier avec les va-nu-pieds qui s'y donnent rendez-vous chaque soir. Sans cesse on vous voit passer devant cette boutique, et vous échangez des signes avec ces gens-là. On pourrait aller jusqu'à croire que c'est vous qui êtes le souscripteur anonyme de Nancy, signalé par le ministre à monsieur le général baron Thérance, comme ayant envoyé quatre-vingts francs pour la souscription à l'amende du National. (...)
- Je suis entré hier pour la première fois de ma vie dans ce cabinet littéraire, s'écria-t-il enfin, et je donnerai cinquante louis à qui pourra prouver le contraire.
- Il ne s'agit pas ici d'argent, répliqua le colonel avec amertume ; on sait assez que vous en avez beaucoup, et il paraît que vous le savez mieux que personne. Hier, monsieur, dans le cabinet de Schmidt, vous avez lu le National, et vous n'avez pris ni le Journal de Paris ni les Débats, qui tenaient le milieu de la table.
« Il y avait là un observateur exact », pensa Lucien. Il se mit ensuite à raconter tout ce qu'il avait fait dans ce lieu-là, et, à force de petits détails terre à terre, il força le colonel à ne pas pouvoir disconvenir :
1/ Que réellement la veille, lui, Lucien, avait lu un journal, pour la première fois, dans un lieu public, depuis son arrivée au régiment;
2/ Qu'il n'avait passé que quarante minutes au cabinet littéraire de Schmidt;
3/ Qu'il y avait été retenu tout ce temps uniquement par un grand feuilleton de six colonnes, sur le Don Juan de Mozart, ce qu'il offrit de prouver, en répétant les principales idées du feuilleton.
Après une séance de deux heures et de contre-examen le plus vétilleux de la part du colonel, Lucien sortit enfin, pâle de colère; car la mauvaise foi du colonel était évidente : mais notre sous-lieutenant éprouvait le vif plaisir de l'avoir réduit au silence sur tous les points de l'accusation.(...)
Stendhal
(...)Cabinet de lecture. - Si je rayais cet article, ce ne serait pas seulement trois francs, ce serait quatre francs cinquante que j'économiserais, puisque je compte trente sous de chandelle pour pouvoir lire, en rentrant chez moi, les ouvrages de location. Mais non ! C'est là le plus clair de ma joie, le plus beau de ma liberté, sauter sur les volumes défendus au collège, romans d'amour, poésies du peuple, histoires de la Révolution ! Je préférerais ne boire que de l'eau et m'abonner chez Bardebor ou chez Blosse. (...)
Jules Vallès
La joie par les livres
(...) En dehors de mes études la lecture restait la grande affaire de ma vie. Maman se fournissait à présent à la bibliothèque Cardinale, place Saint-Sulpice. Une table chargée de revues et de magazines occupait le milieu d'une grande salle d'où rayonnaient des corridors tapissés de livres : les clients avaient le droit de s'y promener. J'éprouvai une des plus grandes joies de mon enfance le jour où ma mère m'annonça qu'elle m'offrait un abonnement personnel. Je me plantai devant le panneau réservé aux « Ouvrages pour la jeunesse », et où s'alignaient des centaines de volumes : « Tout cela est à moi ? » me dis-je, éperdue. La réalité dépassait les plus ambitieux de mes rêves : devant moi s'ouvrait le paradis, jusqu'alors inconnu, de l'abondance. Je rapportai à la maison un catalogue; aidée par mes parents, je fis un choix parmi les ouvrages marqués J et je dressai des listes; chaque semaine, j'hésitai délicieusement entre de multiples convoitises. En outre, ma mère m'emmenait quelquefois dans un petit magasin proche du cours, acheter des romans anglais : ils faisaient de l'usage car je les déchiffrais lentement. Je prenais grand plaisir à soulever, à l'aide d'un dictionnaire, le voile opaque des mots : descriptions et récits retenaient un peu de leur mystère; je leur trouvais plus de charme et de profondeur que si je les avais lus en français 1. (...)
Simone de Beauvoir
(...)Dès mes quinze ans je fis mon entrée à la section adultes de la bibliothèque. Un an après je m'inscrivis à la bibliothèque cantonale et universitaire. A la municipale j'allais en tout cas une fois par semaine, je lus durant mon gymnase un livre par jour en moyenne. Je ne faisais que lire et discuter avec des copains.. Je lisais surtout des romans et presque exclusivement des romans en traduction, anglo-saxons, espagnols, sud-américains, et de tous les pays (peu de russes et peu de français) : H. Miller, L. Durrell, Gheorghiu, Koestler, Buzzati, Coccioli, Mailer, Lowry, Cela, Fabricius, Grass, A. Schmidt, Dürrenmatt, Frisch, Laxness.(...)
Pierre-Yves Lador
(...) En plus du tir historique aux armes de musée, M. Champion fait beaucoup pour l'instruction publique et les belles-lettres. Par exemple, la bibliothèque municipale.
La bibliothèque municipale de Nogent, pour un dévorant d'imprimé comme moi, c'est la caverne d'Ali-Baba, c'est le grenier de la grand-mère que j'ai jamais eue, c'est les yeux plus grands que le ventre, c'est l'extase et le paradis.
Tout le premier étage d'une espèce de château, dans la Grande-rue, juste en face du restaurant Cavanna. Au rez-de-chaussée, il y a le commissariat. Il faut passer devant tous ces flics pour aller chercher des livres, j'aime pas tellement, je serre les fesses, mais enfin, bon.
J'ai découvert la bibliothèque avant le bordel, longtemps avant. Je devais avoir douze ans. Un peu plus tôt, j'avais connu la bibliothèque de la classe. Le père Bouillet nous avait sacrifié une armoire, vitrée et fermant à clef. « Faites cadeau à la classe des livres que vous avez en double », il avait dit. En double ! Il y avait des types qui avaient des livres en double ? Eh, oui... La bibliothèque compta bientôt une centaine de livres, soigneusement couverts par nous de papier bleu foncé, avec au dos une étiquette et un numéro. Le numéro correspondait à un titre porté en belle écriture ronde dans le Catalogue. J'eus dévoré l'armoire entière en trois mois, vitres et serrure comprises. C'était surtout des « Bibliothèque Verte », des Jules Verne, Molière-Corneille-Racine en petits fascicules Vaubourdolle avec notes explicatives au bas de la page, Le Livre de la jungle, Le Petit Prince, Croc blanc, La Mare au diable, Les Lettres de mon moulin, L'Iliade, l'Odyssée, La Fontaine, Shakespeare, hélas en anglais, Alice au pays des merveilles, en anglais aussi. J'ai même essayé « Alice », je connaissais pas un mot d'anglais mais je pensais que la bonne volonté devait y arriver, y avait pas de raison, je parvenais bien à déchiffrer - que je croyais ! - « La Buona Parola, bollelino mensile della missione cattolica italiana » envoyé d'office à papa, qui ne savait pas lire mais était très flatté qu'on fît comme si ça ne se voyait pas. (...)
(...)Tous les jeudis matin, jour sans classe, j'allais avec un cabas à la bibliothèque municipale. Les livres étaient vénérables pour la plupart, tous uniformément vêtus d'une grosse reliure de toile noire faite pour résister pendant des siècles aux poignes calleuses des ouvriers avides de culture, suivant l'idyllique vision julesferrique de l'instruction publique. On avait droit à deux livres à emporter par personne inscrite, alors j'avais inscrit papa et maman, ça me faisait, comptez avec moi, six bouquins à dévorer par semaine. Avec les illustrés que me passaient les copains et les journaux que maman rapportait de chez ses patronnes pour allumer le feu et garnir la poubelle, ça me faisait de quoi tenir, d'un jeudi à l'autre, mais bien juste.
On choisissait sur catalogue, mais les titres qui vous faisaient envie étaient toujours en main, il fallait faire une liste par ordre de préférence, la barbe, j'aimais mieux fouiner dans les rayons et me laisser séduire par la bizarrerie d'un titre ou les effilochures d'une très vieille reliure. J'aimais les livres énormes 2. (...)
François Cavanna (1)
(...) Il y a aussi les moments creux, largement suffisants pour essuyer, nettoyer, classer. (...) Alors Valentin a entrepris de lire. Mais quoi ? Et comment ? attendre le client le nez dans un journal, ça la fout mal. Le nez dans un livre, c'est encore plus étrange. Valentin adopte une solution connue : glisser l'ouvrage ou la publication dans une chemise portant écrit en belle ronde ce mot : Factures. Encore faut-il ne pas trop se laisser absorber par la lecture. A supposer qu'il y ait là une solution de la question du comment, reste encore la question du quoi. Valentin ne se sent attiré par rien de spécial. Il y a les livres nouveaux recommandés par les gazettes, mais ils coûtent des prix assez élevés allant jusqu'à des douze quinze francs. Il y a les auteurs anciens, ceux-là on peut facilement les trouver à la bibliothèque municipale, mais ils sont si nombreux. Par lesquels commencer ? Descendre les siècles ou remonter les générations ? Valentin adopte une méthode concrète : il choisit les plus proches, c'est-à-dire ceux qui ont une rue dans le douzième arrondissement : Charles Baudelaire, Taine, Diderot, Ledru-Rollin, par exemple. La bibliothèque municipale du douzième arrondissement ne possède malheureusement aucun ouvrage Ledru-Rollin; cet échec décourage Valentin. (...)
Raymond Queneau
Les désenchantés
(...) Il y a bien la bibliothèque, mais je suis arrivé à en avoir l'horreur, de cette grande pièce où j'ai passé enfant de si belles heures. Je croyais alors à ce que je lisais. Je n'y crois plus !
Les livres dont elle est riche sont des livres sévères ou vieux, qui me reparlent de ce qu'on me rabâchait au collège. Non ! non ! Je ne puis pas remettre mon nez là-dedans, retourner à ce vomissement de vers latins et de thèmes grecs !
Je me suis rejeté sur Chateaubriand, sur Casimir Delavigne, sur Alexandre Duval qui brillent en première ligne sur les rayons. Chateaubriand ! Il y a les Natchez, les Martyrs ! C'est ce que m'apporte et me conseille le bibliothécaire que je connais un peu. Il me gêne même, parce que je ne puis pas demander, ni même prendre sur les rayons des livres qui auraient l'air frivole ou trop libre.
Je dois être mal construit décidément ! J'ai tort d'accuser mes parents, c'est moi qui ne vaux rien. Etant au collège je ne trouvais pas de joie saine - malgré que les professeurs en disent - dans le commerce de l'antiquité. Je n'en trouve pas davantage dans la lecture de ce moderne qu'on appelle Chateaubriand.
Ces Martyrs m'ennuient, mais m'ennuient ! Si je ne connaissais pas le bibliothécaire, je dormirais. Mais je paraîtrais n'avoir pas de coeur de venir dormir sur les chefs-d'œuvre. Puis il est défendu de dormir. Il n'y a qu'a baisser la tête et encore non ! Je ronflerais tout de suite (...)
« Vous avez fini Chateaubriand ? me demande le bibliothécaire qui me protège.
- Oui. - Il m'a surpris au moment où je commençais un somme !
- Vous ne voulez pas le relire ?
- Pas tout de suite.
- Je vous conseille Marmontel maintenant. » (...)
Jules Vallès
Lecteur, il est temps que cette navigation agitée trouve enfin un point où aborder. Est-il un port mieux fait pour t'accueillir qu'une grande bibliothèque ? Il y en a certainement une dans la ville d'où tu es parti et où te voici revenu après ce tour du monde d'un livre à l'autre. Il te reste encore un espoir : et si dans cette bibliothèque se trouvaient les dix romans qui se sont volatilisés entre tes mains peu après que tu en as entrepris la lecture ?
Finalement, tu as devant toi une journée calme et tranquille; tu vas à la bibliothèque, tu consultes le catalogue; tu te retiens difficilement de pousser un cri de joie, mieux: dix cris de joie; tous les auteurs et tous les titres que tu cherches figurent dans le catalogue, où ils sont enregistrés avec soin.
Tu remplis une première fiche et la remets; on te signale qu'il doit y avoir une erreur de numérotation dans le catalogue, car on ne trouve pas le livre; au reste, on fera des recherches. Tu en demandes aussitôt un autre : on te répond qu'il est en lecture, mais on ne peut pas retrouver qui l'a demandé ni quand. Le troisième que tu demandes est à la reliure; il en reviendra dans un mois. Le quatrième est conservé dans une aile de la bibliothèque présentement fermée pour travaux. Tu continues à remplir des fiches; pour une raison ou pour une autre, aucun des livres que tu demandes ne peut être mis à ta disposition.
Italo Calvino
(...) Deux jeunes garçons entrèrent, avec des serviettes. Des élèves du lycée. Le Corse aime bien les élèves du lycée, parce qu'il peut exercer sur eux une surveillance paternelle. (...)
Il dirige aussi leurs lectures à la bibliothèque, certains volumes sont marqués d'une croix rouge; c'est l'Enfer : des oeuvres de Gide, de Diderot, de Baudelaire, des traités médicaux. Quand un lycéen demande à consulter un de ces livres, le Corse lui fait un signe, l'attire dans un coin et l'interroge. Au bout d'un moment, il éclate et sa voix emplit la salle de lecture : « Il y a pourtant des livres plus intéressants, quand on a votre âge. Des livres instructifs. D'abord avez-vous fini vos devoirs ? En quelle classe êtes-vous ? En seconde ? Et vous n'avez rien à faire après quatre heures ? Votre professeur vient souvent ici et je lui parlerai de vous ». (...)
Jean-Paul Sartre (1)
Et c'était ça le truc, c'était la chose à faire, je le reluchais tout ce qu'il y a de clair. Oui, mais comment ? Je ne savais pas très bien, n'y ayant encore jamais pensé, O mes frères. Dans mon petit sac de vesches personnelles j'avais mon britva coupe-chou, et je me suis senti tout de suite très malade à l'idée de me faire swouishhhhhh, avec tout mon krovvi à moi coulant rouge rouge rouge. Ce que je voulais ce n'était pas du violent, c'était quelque chose qui me ferait seulement partir doucement genre sommeil et ça serait la fin de Votre Humble Narrateur, finis les ennuis pour tout le monde, à jamais. Peut-être, je me suis dit, que si j'ittais jusqu'à la Biblio publique du coin je trouverais un bouquin sur la meilleure façon de lâcher la rampe sans souffrance. (...) J'ai descendu le boulevard Marghanita et puis j'ai tourné dans l'avenue Boothby, puis encore au coin et c'est là qu'était la Biblio publique.
C'était une espèce de viokcho messtot gouspineux où je ne me rappelais pas être entré depuis le temps où j'étais encore un très très malenky maltchick, dans les six ans maxi, et il était divisé en deux parties - une pour emprunter les livres et l'autre pour lire, qui était pleine de gazettas et de magazes et reniflait comme qui dirait le vonn de vieux vecks très viokchos et dont le plott puait genre vieillesse et pauvreté. Ceux-là étaient piqués devant les râteliers à gazettas tout autour de la salle, à goutter du nez et roter et govoriter tout seuls en tournant les pages pour lire très tristement les nouvelles, ou alors ils étaient assis aux tables à regarder les magazes ou à faire semblant, certains d'entre eux dormant et deux ou trois de ceux-ci ronflant vraiment gromky. Sur le moment, impossible comme qui dirait de me rappeler ce que je voulais, puis je me suis rappelé avec un petit choc que j'avais itté là pour chercher comment lâcher la rampe sans souffrir, alors j'ai goulatié jusqu'à l'étagère pleine de vesches genre fiches. Il y avait des tas de bouquins, mais pas un seul avec un titre, frères, qui faisait vraiment l'affaire. Il y avait un livre de médecine que j'ai descendu du rayon, mais quand je l'ai ouvert, j'ai vu plein de dessins et de photos de blessures et de maladies horribles, ce qui m'a seulement donné un tout petit peu envie de vomir. Du coup je l'ai remis en place et puis j'ai pris le gros livre ou bible comme ça s'appelait, dans l'idée que ça pourrait genre me réconforter un peu, comme au temps de la vieille Prita des familles (pas si vieille, réellement, mais ça semblait déjà très très loin), et je me suis traîné jusqu'à une chaise pour lire dedans. Et tout ce que j'ai trouvé c'était des histoires de bras justicier frappant soixante-dix fois sept fois et de tas de juifs se maudissant et se toltchockant entre eux, et ça aussi m'a donné envie de vomir. (...)
Anthony Burgess (1)
Les lecteurs déchaînés
(...) Je suis entré dans la salle de lecture et j'ai pris, sur une table, La Chartreuse de Parme. J'essayais de m'absorber dans ma lecture, de trouver un refuge dans la claire Italie de Stendhal. J'y parvenais par à-coups, par courtes hallucinations, puis je retombais dans cette journée menaçante, en face d'un petit vieillard qui raclait sa gorge, d'un jeune homme qui rêvait renversé sur sa chaise.
Les heures passaient, les vitres étaient devenues noires. Nous étions quatre, sans compter le Corse qui tamponnait à son bureau les dernières acquisitions de la bibliothèque. Il y avait là ce petit vieillard, le jeune homme blond, une jeune femme qui prépare sa licence - et moi. De temps en temps, l'un de nous levait la tête, jetait un coup d'œil rapide et méfiant sur les trois autres, comme s'il en avait peur. A un moment le petit vieillard se mit à rire : je vis la jeune femme frissonner de la tête aux pieds. Mais j'avais déchiffré à l'envers le titre du livre qu'il lisait : c'était un roman gai. Sept heures moins dix. Je pensai brusquement que la bibliothèque fermait à sept heures. J'allais être encore une fois rejeté dans la ville. Où irais-je ? Qu'est-ce que je ferais ?
Le vieillard avait fini son roman. Mais il ne s'en allait pas. Il tapait du doigt sur la table, à coups secs et réguliers. « Messieurs, dit le Corse, on va bientôt fermer ».
Le jeune homme sursauta et me lança un bref coup d'œil. La jeune femme s'était tournée vers le Corse, puis elle reprit son livre et sembla s'y plonger.
« On ferme », dit le Corse, cinq minutes plus tard. Le vieillard hocha la tête d'un air indécis. La jeune femme repoussa son livre, mais sans se lever.
Le Corse n'en revenait pas. Il fit quelques pas hésitants, puis tourna un commutateur. Aux tables de lectures les lampes s'éteignirent. Seule l'ampoule centrale restait allumée.
« Il faut partir ? » demanda doucement le vieillard.
Le jeune homme, lentement, à regret, se leva. Ce fut à qui mettrait le plus de temps pour renfiler son manteau. Quand je sortis, la femme était encore assise, une main posée à plat sur son livre. (...)
Jean-Paul Sartre (2)
(...) Je pénétrais dans des cercles qui d'ordinaire sont orgueilleusement fermés aux étrangers, je voyais les palais du faubourg Saint-Germain, les palazzi italiens, les collections privées; dans les bibliothèques publiques, je ne me tenais plus en suppliant devant le guichet de la distribution, les directeurs en personne me montraient les trésors cachés, j'étais reçu chez des antiquaires millionnaires, comme le Dr. Rosenbach à Philadelphie, devant les magasins desquels le petit collectionneur que j'étais avait passé avec des regards furtifs. J'avais pour la première fois accès dans ce qu'on appelle le « grand monde », avec l'agrément et la facilité de n'avoir à importuner personne pour y être introduit, car tout venait spontanément à moi. En voyais-je mieux le monde pour autant ? (...)
Stefan Zweig
(...) En un an de fréquentation, Hortense était devenue une vieille routière dans l'art de déjouer les pièges de la Bibliothèque, et son pourcentage de succès dans l'obtention des ouvrages faisait l'envie de bien des lecteurs, puisqu'il atteignait certains jours jusqu'à vingt-cinq pour cent ! (Elle avait même été proposée pour le prix des lecteurs, qu'elle n'avait pas obtenu à la suite de sordides manoeuvres politiciennes). Mais elle avait comme les autres lecteurs un deuxième problème grave à résoudre, c'était celui des voisins.
Il y avait les voisins qui s'endormaient et ronflaient, il y avait ceux qui bavardaient et pouffaient; il y avait ceux, redoutables, qui s'approchaient et draguaient. Hortense, bien sûr, avait mis au point des stratégies adaptées à chacune de ces situations, disons, normales, mais il restait deux cas particulièrement redoutables :
Le premier était celui du Vieillard Puant. Le Vieillard Puant n'appartenait pas, hélas, au Sextuor des Vieillards de l'entrée, ce qui fait qu'on ne pouvait pas savoir à l'avance à quelle heure il allait surgir et à quelle place il serait mis. Le Vieillard Puant avait été un grand lecteur; à la suite d'un chagrin d'amour, il avait cessé de varier ses lectures et se bornait au Manuel d'Epictète, qu'il posait sur sa table à côté d'un autre ouvrage (lui appartenant celui-là) de Louis Veuillot. Il le sortait de son cabas où il voisinait avec un fromage qui, selon l'avis de la majorité des experts, devait être un reblochon remontant à la plus haute antiquité, mais ce n'était pas véritablement l'odeur du reblochon qui rendait la proximité du Vieillard Puant si redoutable, on s'y fait. C'est qu'en cessant de varier ses lectures à la suite, disions-nous, de son chagrin d'amour, il avait également cessé de se laver. L'effet était immédiat sur les places les plus voisines; il se propageait ensuite, si on peut dire, par ondes concentriques jusqu'à une distance de trois rangs environ.
On n'avait jamais eu vraiment à envisager l'évacuation de la salle car, trop malheureux pour rester longtemps au même endroit, il s'en allait au bout d'une demi-heure dans une autre bibliothèque. Hortense redoutait évidemmment ses visites, qui l'obligeaient, quand elle était défavorablement placée, à une fuite d'une heure au moins pour se soustraire à l'action du malheur d'amour.
L'autre voisinage redoutable était celui de la Dame au Visage de Mortadelle. Les amateurs de cette variété de charcuterie autrefois très célèbre, mais un peu passée de mode aujourd'hui, je le crains, reconnaîtront, sans qu'il soit nécessaire d'insister, la particularité physique qui avait valu à cette lectrice son titre. Sa vue, certes, n'était pas spécialement agréable, mais ce n'était pas ce détail qui rendait son voisinage devant être impérativement évité (l'emploi du gérondif est là pour souligner le caractère absolu de la recommandation). La Dame au Visage de Mortadelle, en effet, avait l'habitude de s'installer à sa table qu'elle encombrait d'un nombre considérable de livres (des dictionnaires le plus souvent très volumineux). Elle les disposait en une sorte de forteresse sur trois côtés du territoire qui lui était réglementairement réservé, mais elle laissait dans ces murs des interstices, semblables à des mâchicoulis de château fort médiéval, à travers lesquels elle déversait sur ses vis-à-vis et voisins le plomb fondu et l'huile bouillante de regards d'une telle malévolence que peu parvenaient à y résister; et s'ils ne fuyaient pas rapidement, elle faisait tomber sur leur table des messages calligraphiés soigneusement, contenant sur leur apparence physique, leurs moeurs, leur parentèle et leur avenir, des insultes d'une telle grossièreté obscène que l'on avait vu l'auteur d'un dictionnaire d'argot soumis à ce traitement rougir comme une collégienne d'une école anglaise au temps de la reine Victoria. (...)
Jacques Roubaud
(...) J'inaugurai ma nouvelle existence en montant les escaliers de la bibliothèque Sainte-Geneviève. Je m'asseyais dans le secteur réservé aux lectrices devant une grande table recouverte, comme celles du cours Désir, de moleskine noire et je me plongeais dans La Comédie humaine ou dans Les mémoires d'un homme de qualité. En face de moi, à l'ombre d'un grand chapeau chargé d'oiseaux, une demoiselle d'âge mûr feuilletait de vieux tomes du Journal officiel: elle se parlait a mi-voix et riait. A cette époque, l'entrée de la salle était libre; beaucoup de maniaques et de demi-clochards s'y réfugiaient; ils monologuaient, chantonnaient, grignotaient des croûtons; il y en avait un qui se promenait de long en large, coiffé d'un chapeau de papier. Je me sentais très loin de la salle d'étude des cours : je m'étais enfin jetée dans la mêlée humaine. (...)
Simone de Beauvoir
(...) Un viokcho veck qui lisait à côté de moi a fait « Chhhut » sans lever le nez de dessus une espèce de magaze plein de dessins genre vesches géométriques très bolchoïes. Ça me rappelait quelque chose, d'une façon. L'autre moudj a dit :
« Tu es trop jeune pour ça, fiston. Bon sang, mais t'as toute la vie devant toi.
- Oui, j'ai dit amèrement. Autant dire une paire de faux groudnés ».
Le veck au magaze a fait encore « Chhhhut », en levant le nez cette fois, et on a eu tous les deux le même déclic. J'ai reluché qui c'était. Il a dit, très gromky :
« Pour ce qui est des formes, j'ai une sacrée mémoire, je vous jure. Une fois gravées là, elles y restent, toutes. Bon Dieu, vous, mon jeune salopard, cette fois je vous tiens. » La cristallographie, oui, c'était bien ça. Ça qu'il avait sous le bras en sortant de la Biblio, l'autre fois. (...)
Ce vieux viokcho de moudj était déjà debout et critchait comme un bézoumni, ameutant la bande de viokchos tousseux occupés à brouter aux murs les gazettas, et aussi d'autres qui piquaient leur ronflette sur les magazes devant les tables.
« On le tient, critchait-il. C'est lui le jeune salaud, la vipère qui a détruit les livres sur la cristallograhie, des livres rares, des livres qu'on ne retrouvera jamais plus, nulle part ». Et ça faisait un de ces choums, à croire que le vieux veck avait perdu le gulliver. (...)
Et le reste. Comme si tout ça s'était passé la veille. Ce qui était le cas pour eux, je pense. On aurait dit maintenant comme une inondation de vieillards salingues, vonneux et pleins de fuites partout, qui essayaient de m'agresser avec leurs roukes genre faiblardes et leurs vieilles griffes racornies, le tout en critchant et me haletant dessus comme des phoques, mais notre droug au cristal, lui, était au premier rang et me flanquait toltchocke après toltchocke. (...)
Et puis un veck préposé s'est amené, plutôt jeune, et il a critché :
« Qu'est-ce qui se passe ? Voulez-vous arrêter ça tout de suite. C'est une salle de lecture, ici ». Mais personne n'a fait attention. Alors le veck préposé a dit : « Bien, je vais appeler la police ». (...)
Anthony Burgess (2)
(...) Nous vivons comme des héros, nous menons une existence de puritains; nous ne sommes pas allés au café trois fois en six mois, mais nous n'avons pas non plus fait un pas, placé une ligne, pas gagné dix sous à nous deux ! Nous avons lu quelques livres loués dans un cabinet de lecture à trois francs par mois. On ne nous a pas demandé de dépôt, parce qu'on nous a vus depuis une éternité dans le quartier.
« Je vous connais bien de dessous l'Odéon », a dit Mlle Boudin, qui tient le cabinet de la rue Casimir-Delavigne.
On peut nous connaître ! L'Odéon, c'est notre club et notre asile ! On a l'air d'hommes de lettres à bouquiner par là, et on est en même temps à l'abri de la pluie. Nous y venons quand nous sommes las du silence ou de l'odeur de notre taudis ! (...)
L'Odéon n'est pas seulement notre refuge contre l'intempérie des saisons - c'est notre cabinet de lecture, - les trois libraires qui sont là nous connaissent, causent avec nous.
On croit même qu'ils nous font une petite rente pour surveiller du coin de l'oeil leur étalage.
« Ils ne sont pas là pour leur plaisir tout le temps, tout le temps vous pensez bien ! Ils sont envoyés par la préfecture et reçoivent la pièce des marchands pour voir si l'on vole des livres ».
Nous avons pu empêcher les voleurs de dévaliser les étalages - étant toujours là, toujours - et n'ayant pas une course isochrone, mais revenant quelquefois brusquement sur nos pas comme dans l'exercice à la baïonnette pour tourner le dos au vent, à la pluie, ou parce que nous avions le vertige à tourner toujours du même côté ! (...).
Nous avons notre droit de feuillage acquis chez les libraires qui ne voient que nous.
On nous laisse glisser un oeil de côté dans les livres nouveaux. Nous pouvons juger - en louchant - toute la littérature contemporaine. Il faut loucher pour couler le regard entre les pages non coupées.
Je dis que nous connaissons toute la littérature contemporaine; nous ne connaissons que celle coupée; nous n'en connaissons que la moitié à peu près. Il y en a bien la moitié qui n'est pas coupée. (... )
Nous sommes surtout dans les bonnes grâces de madame Gaux, la libraire à cheveux gris, dont la boutique est en face du Café de Bruxelles.
« Vous devez avoir les pieds pelés, nous dit-elle quelquefois.
- Non.
- Gelés, alors ! - Oui.
- Mettez-les sur ma chaufferette ».
Elle remue la braise avec sa clef, et nous nous chauffons à tour de rôle.
Brave mère Gaux !
Je ne sais pas si elle a fait fortune... (...)
Jules Vallès
Voyage en Absurdie
(...) J'ajoute encore quelques mots sur quelque chose comme des indicateurs de chemin de fer qui doivent permettre d'établir entre les pensées toutes les communications et toutes les correspondances désirées : sa politesse se fait carrément inquiétante, il m'offre de me conduire à la salle des catalogues et de m'y laisser seul, bien que ce soit en principe interdit, les bibliothécaires seuls ayant le droit d'y travailler. Ainsi, je me trouvai réellement dans le Saint des Saints de la bibliothèque. J'avais l'impression, je t'assure, d'être entré à l'intérieur d'un crâne. Il n'y avait rien autour de moi que des rayons avec leurs cellules de livres, partout des échelles pour monter, et sur les tables et les pupitres rien que des catalogues et des bibliographies, toute la quintessence du savoir, nulle part un livre sensé, lisible, rien que des livres sur des livres : ça sentait diablement la matière grise, et je ne me flatte pas en disant que j'avais l'impression d'être arrivé à quelque chose ! Mais aussi bien, naturellement, quand le type a voulu me laisser seul, je me suis senti tout drôle, pas tranquille, pour tout dire : recueilli et pas tranquille. Il grimpe comme un singe sur une échelle, fonce sur un volume évidemment visé d'en bas, tombe juste dessus, me le descend et dit : « J'ai là pour vous, mon Général, une bibliographie des bibliographies » (tu vois ce que c'est ?), c'est-à-dire la liste alphabétique des listes alphabétiques des titres de tous les livres et travaux qui ont été consacrés durant ces cinq dernières années aux progrès des sciences éthiques, à l'exclusion de la théologie morale et des belles-lettres... Du moins est-ce à peu près ce qu'il m'explique, après quoi il veut s'enfuir. J'ai juste le temps de l'accrocher par son veston, et me cramponne à lui. « Monsieur le bibliothécaire, m'écrié-je, vous ne pouvez pas m'abandonner sans m'avoir révélé le secret grâce auquel vous arrivez à vous retrouver dans ce... (oui, j'ai employé imprudemment le mot de cabanon, parce que c'est l'impression que j'avais eue tout à coup) dans ce cabanon de livres ! » Il a dû mal me comprendre: dans la suite, je me suis souvenu de ce qu'on prétend, que les fous aiment toujours à reprocher leur folie aux autres; en tout cas, il ne quittait pas mon sabre des yeux et ne tenait plus en place. Là-dessus, je puis dire qu'il m'a fait une sacrée frousse. Comme je le tenais toujours par son veston, le voilà qui tout à coup se redresse, comme s'il devenait trop grand pour son pantalon flottant, et me dit d'une voix qui s'attardait significativement sur chaque mot, comme s'il allait maintenant révéler le secret de ces murs : « Mon général! Vous voulez savoir comment je puis connaître chacun de ces livres ? Rien ne m'empêche de vous le dire: c'est parce que je n'en lis aucun ! »
Là, vraiment, c'en était trop ! Devant ma stupeur, il a bien voulu s'expliquer. Le secret de tout bon bibliothécaire est de ne jamais lire, de toute la littérature qui lui est confiée, que les titres et la table des matières. « Celui qui met le nez dans le contenu est perdu pour la bibliothèque ! m'apprit-il. Jamais il ne pourra avoir une vue d'ensemble ! »
Le souffle coupé, je lui demande : « Ainsi, vous ne lisez jamais un seul de ces livres ?
- Jamais. A l'exception des catalogues.
- Mais vous êtes bien docteur, n'est-ce pas ?
- Je pense bien. Et même privat docent de l'Université pour le bibliothécariat. La science bibliothécaire est une science en soi, m'expliqua-t-il. Combien croyez-vous qu'il existe de systèmes, mon Général, pour ranger et conserver les livres, classer les titres, corriger les fautes dimpression, les indications erronées des pages de titre, etc ? »
Eh bien ! veux-tu que je te le dise ? Quand il m'a eu laissé seul, il n'y avait que deux choses que j'aurais aimé faire : ou éclater en sanglots, ou m'allumer une cigarette : et, là où j'étais, je ne pouvais m'accorder ni l'une ni l'autre ! Et que penses-tu qu'il soit arrivé ? poursuivit le général avec ravissement. Comme j'étais là complètement démonté, un vieil employé qui probablement nous avait déjà observés s'approche de moi, commence par traîner les pieds une ou deux fois poliment dans mes parages puis s'arrête, me regarde et se met à parler, d'une voix que la poussière des livres ou le goût des pourboires avait faite toute douceur. « Qu'y a-t-il pour votre service, mon général ?» commence-t-il. Je fais un geste de dénégation, mais le vieux insiste : « Nous recevons souvent des messieurs de l'École militaire : que mon général me dise simplement à quel thème il s'intéresse actuellement ! Jules César, le prince Eugène, le comte Daun ? Ou serait-ce quelque chose de moderne ?Le règlement militaire ? La discussion du budget ?» Crois-mois, ce vieux parlait si sensément, semblait si renseigné sur ce qu'il y a dans les livres que je lui ai donné un pourboire et demandé comment il s'y prenait. Et que crois-tu qu'il m'ait répondu ? Il continue à me raconter que les élèves de l'École de guerre, quand ils ont un devoir écrit, viennent parfois lui demander des livres; « quand je les leur apporte, continue-t-il, il arrive qu'ils se plaignent un peu des absurdités qu'on leur fait apprendre, et c'est comme ça que nous nous instruisons petit à petit. Un autre jour, c'est Monsieur le député chargé de rédiger le rapport sur le budget scolaire qui me demande quelles sources le député qui avait rédigé le rapport l'année précédente avait utilisées. Un autre jour c'est Monsieur l'évêque qui, depuis une quinzaine d'années déjà, publie des travaux sur certains coléoptères, ou un de ces messieurs les professeurs de l'Université qui se plaint de demander depuis trois semaines le même livre sans jamais pouvoir l'obtenir : nous voilà pour examiner tous les rayons voisins dans l'éventualité qu'il aurait été mal classé, jusqu'à ce qu'on découvre que le professeur l'a depuis deux ans chez lui et ne l'a jamais rendu. Et voilà bientôt quarante ans que ça dure : on finit par deviner tout seul ce que les gens veulent, et ce qu'ils lisent à cet effet ». (...)
Robert Musil
(...) A dix-huit ans j'écrivis une piécette destinée aux enfants intitulée Le livre a disparu sur le scénario du savant fou qui par un rayon fait disparaître tous les livres pour en démontrer l'indispensabilité. Au milieu une belle scène très visuelle avec la bibliothécaire en larmes parmi ses rayons vides, la solitude sans livres. Et le savant, la démonstration achevée, rend les livres. Et moi je contrôlais le savant et consolais la bibliothécaire, essayant d'appréhender un univers sans livres. Dix ans plus tard je créai une nouvelle du trop plein de livres. Si l'univers sans livres était désarmé, isolé, inefficace, la bibliothèque de Bélial contenait tout à tel point que cela ne servait à rien et que le bibliothécaire n'avait qu'à s'y laisser mourir comme l'avare sur son tas d'or. La mort en ce jardin. Le peuple, à l'extérieur, trouvant que ces monuments-bibliothèques sont bien encombrants, les détruit, enfumant les bibliothécaires comme des renards dans leurs terriers. Et je me laissais mourir, conscient de ce que j'étais déjà dans un tombeau. Du fantasme du vide au fantasme du trop-plein par l'univers de Borgès où la bibliothèque paradoxale n'est que son catalogue, totalité de l'étant, rien ou tout n'étant que de l'espace et du temps sans conscience ou comment le livre ou le non-livre est non-science, comme le caillou, plus que le caillou, comme tout artefact. Il va falloir animer l'artefact comme le miroir et la bibliothèque de Babel n'est-elle pas une espèce de palais des glaces total ? Tels ces dessins d'Escher où des soldats de plomb tous semblables et tous légèrement différents défilent jusqu'à devenir des arthropodes puis des oiseaux pour tout le reste toujours semblables et toujours décalés... (...)
Pierre-Yves Lador
2. De l'ordre
Une bibliothèque que l'on ne range pas se dérange: c'est l'exemple que l'on m'a donné pour tenter de me faire comprendre ce qu'était l'entropie et je l'ai plusieurs fois vérifié expérimentalement.
Le désordre d'une bibliothèque n'est pas en soi une chose grave; il est de l'ordre du « dans quel tiroir ai-je mis mes chaussettes ? » : on croit toujours que l'on saura d'instinct où l'on a mis tel ou tel livre; et même si on ne le sait pas, il ne sera jamais difficile de parcourir rapidement tous les rayons.
A cette apologie du désordre sympathique, s'oppose la tentation mesquine de la bureaucratie individuelle: une chose pour chaque place et chaque place à sa chose et vice versa; entre ces deux tensions, l'une qui privilégie le laisser-aller, la bonhomie anarchisante, l'autre qui exalte les vertus de la tabula rasa, la froideur efficace du grand rangement, on finit toujours par essayer de mettre de l'ordre dans ses livres : c'est une opération éprouvante, déprimante, mais qui est susceptible de procurer des surprises agréables, comme de retrouver un livre que l'on avait oublié à force de ne plus le voir, et que, remettant au lendemain ce qu'on ne fera pas le jour même, on redévore enfin à plat ventre sur son lit.
2.1. Manières de ranger les livres
classement alphabétique
classement par continents ou par pays
classement par couleurs
classement par date d'acquisition
classement par date de parution
classement par formats
classement par genres
classement par grandes périodes littéraires
classement par langues
classement par priorités de lecture
classement par reliures
classement par séries
Aucun de ces classements n'est satisfaisant à lui tout seul. Dans la pratique, toute bibliothèque s'ordonne à partir d'une combinaison de ces modes de classements : leur pondération, leur résistance au changement, leur désuétude, leur rémanence, donnent à toute bibliothèque une personnalité unique.
Il convient d'abord de distinguer les classements stables et les classements provisoires; les classements stables sont ceux qu'en principe on continuera à respecter ; les classements provisoires ne sont censés durer que quelques jours: le temps que le livre trouve, ou retrouve, sa place définitive : ce peut être un ouvrage récemment acquis et non encore lu, ou bien un ouvrage récemment lu que l'on ne sait pas très bien où mettre et que l'on s'est promis de ranger à l'occasion d'un prochain « grand rangement », ou encore un ouvrage dont on a interrompu la lecture et que l'on ne veut pas classer avant de l'avoir repris et terminé, ou bien un livre dont, pendant une période donnée, on s'est servi tout le temps, ou bien un livre que l'on a sorti pour y chercher un renseignement ou une référence et que l'on n'a pas encore remis en place, ou bien un livre que l'on ne saurait mettre à la place où il irait car il ne vous appartient pas et on a plusieurs fois promis de le rendre, etc.
En ce qui me concerne, près des trois quarts de mes livres n'ont jamais été réellement classés. Ceux qui ne sont pas rangés d'une façon définitivement provisoire le sont d'une façon provisoirement définitive, comme à l'OuLiPo. En attendant, je les promène d'une pièce à l'autre, d'une étagère à l'autre, d'une pile à l'autre, et il m'arrive de passer trois heures à chercher un livre, sans le trouver mais en ayant parfois la satisfaction d'en découvrir six ou sept autres qui font tout aussi bien l'affaire.
2.2. Livres très faciles à ranger
Les grands Jules Verne à reliure rouge (qu'ils soient des vrais Hetzel ou des rééditions Hachette), les très grands livres, les tout petits, les Baedeker, les livres rares ou crus tels, les livres reliés, les volumes de La Pléiade, la Présence du Futur, les romans publiés aux Editions de Minuit, les collections (Change, Textes, Les Lettres nouvelles, Le Chemin etc.), les revues, quand on en a au moins trois numéros, etc.
2.3. Livres pas trop difficiles à ranger
Les livres sur le cinéma, que ce soient des essais sur des metteurs en scène, des albums sur des stars ou des découpages de films; les romans sud-américains, l'ethnologie, la psychanalyse, les livres de cuisine (voir plus haut), les bottins (à côté du téléphone), les romantiques allemands, les livres de la collection Que sais-je ? (le problème étant de les classer ensemble ou de les ranger avec la discipline dont ils traitent), etc.
2.4. Livres plutôt impossibles à ranger
Les autres, par exemple les revues dont on ne possède qu'un numéro, ou bien La Campagne de 1812 en Russie, de Clausewitz, traduit de l'allemand par M. Bégouën, Capitaine commandant au 31e Dragons, breveté d'Etat-Major, avec une carte, Paris, Librairie militaire R. Chapelot et Cie, 1900, ou encore le fascicule 6 du volume 91 (novembre 1976) des Publications of the modern Language Association of America (PMLA) donnant le programme des 666 réunions de travail du congrès annuel de ladite association.
2.5. Comme les bibliothécaires borgésiens de Babel qui cherchent le livre qui leur donnera la clé de tous les autres, nous oscillons entre l'illusion de l'achevé et le vertige de l'insaisissable. Au nom de l'achevé, nous voulons croire qu'un ordre unique existe qui nous permettrait d'accéder d'emblée au savoir; au nom de l'insaisissable, nous voulons penser que l'ordre et le désordre sont deux mêmes mots désignant le hasard.
Il se peut aussi que les deux soient des leurres, des trompe-l'œil destinés à dissimuler l'usure des livres et des systèmes. Entre les deux en tout cas il n'est pas mauvais que nos bibliothèques servent aussi de temps à autre de pense-bête, de repose-chat et de fourre-tout.
C) Les classifications
Il y a un vertige taxonomique. Je l'éprouve chaque fois que mes yeux tombent sur un indice de la Classification Décimale Universelle (CDU). Par quelles successions de miracles en est-on venu, pratiquement dans le monde entier, à convenir que :
668.184.2.099
désignerait la finition du savon de toilette et
629.1.018-465
les avertisseurs pour véhicules sanitaires, cependant que :
621.3.027.23
621.436:382
616.24-002.5-084
796.54
913.15
désignaient respectivement: les tensions ne dépassant pas 50 volts, le commerce extérieur des moteurs Diesel, la prophylaxie de la tuberculose, le camping et la géographie ancienne de la Chine et du Japon !
O) Les hiérarchies
Il y a les sous-vêtements, les vêtements et les survêtements, cela sans idée de hiérarchie. Mais s'il y a des chefs et des sous-chefs, des sous-fifres et des sous-ordres, il n'y a pratiquement jamais de sur-chefs ou super-chefs ; le seul exemple que j'ai repéré est « surintendant », qui est une appellation ancienne; d'une manière plus significative encore, il y a dans le corps préfectoral des sous-préfets, au-dessus des sous-préfets des préfets, et au-dessus des préfets, non pas des sur-préfets ou des super-préfets mais, qualifiés d'un acronyme barbare apparemment choisi pour signaler qu'il s'agit de grosses légumes, des « IGAMES ».
Parfois même le sous-fifre persiste même après que le fifre a changé de nom; dans le corps des bibliothécaires, il n'y a précisément plus de bibliothécaires; on les appelle conservateurs et on les classe en classes ou en chef (conservateur de deuxième classe, de première classe, de classe exceptionnelle, conservateur en chef); par contre, dans les bas étages, on continue d'employer des sous-bibliothécaires.
(...)
Georges Pérec