Éditorial

Usagers, publics, lecteurs, inscrits, habitués, clients, abonnés... Tous ces termes, pourtant non-synonymes, renvoient dans le jargon bibliothéconomique à un concept unique, flou et réducteur, le public, destinataire ultime des services de la bibliothèque. Destinataire omniprésent et insaisissable, muré derrière le double rempart du silence et de l'anonymat, le public des bibliothèques est à la fois la princesse lointaine et la « grande muette »; situation surprenante qui donne lieu à deux phénomènes contradictoires : discours abondant, littérature succincte.

Public toujours invoqué, jamais mesuré. Disons presque jamais. Le public du livre et des bibliothèques a bien été analysé et chiffré mais on peut se demander s'il n'y a pas de rejet, implicite, de ces mesures qui s'accordent sur une déprimante constatation : ce public n'a pas le nombre pour lui... En outre, s'il est bien celui qu'on pouvait attendre, il n'est pas celui qu'on aurait souhaité. Public-désir, public-soupirs, public-alibi, public-nostalgie; le discours bibliothéconomique a longtemps privilégié le rêve par rapport à la réalité, la déploration par rapport à l'analyse. Car les enquêtes purement statistiques n'éclairent la réalité que pour la mieux dérober; à se présenter nus, les chiffres, indispensables, informent sur le qui, les usagers, mais occultent le comment : projets et dérives, itinéraires et tactiques, toute l'interface, pour reprendre un terme à la mode, entre l'institution et ses publics. Or c'est à ce niveau qu'intervient la spectographie due au Service des études et de la recherche de la BPI, analysant les publics à l'oeuvre dans une bibliothèque totalement ouverte, totalement gratuite, totalement publique au double sens du terme : 14 000 entrées par jour, qui dit mieux ? Ce qui importe, en fait, c'est que la BPI en dise autant sur le(s) public(s) des bibliothèques publiques.

Ce public ? Il s'est depuis fort longtemps exprimé par le canal de la littérature. Plus près de nous, et dans un contexte plus scientifique, des « Français moyens » ont longuement parlé à l'occasion d'une enquête sur l'image des bibliothèques *. Pour être quelque peu datées, les images qui nous sont renvoyées n'en sont pas moins pertinentes car rien n'évolue plus lentement que la représentation d'une institution. Jeux de miroirs et regards dans les deux sens car les bibliothécaires trônant derrière leurs banques de prêt savent observer. Vu de la banque, en plongée, contre-plongée, en gros plan ou en panoramique, le public sort de l'anonymat statistique pour devenir interlocuteur de tous les jours.

Car les bibliothécaires, on le sait bien, sont aussi à l'écoute et réfléchissent, isolément et collectivement, au service à rendre au public; ils en ont discuté devant des micros. En dehors de l'amélioration des prestations existantes, en dehors de l'esprit d'ouverture et de concertation, quel est le meilleur, ou plutôt le nouveau service à rendre au public ? La réponse est déjà connue; déjà l'enquête sur l'image des bibliothèques montrait l'émergence du modèle SVP, service de renseignements. Il existe, on peut le rencontrer, mais c'est naturellement Outre-Atlantique qu'il a été théorisé. L'étude présentée porte sur le milieu universitaire; ses enseignements n'en sont pas moins transposables partout.

Définir une politique du public, c'est réfléchir à une politique de la lecture, de la recherche, de l'information, car c'est au travers de ces galaxies que gravite la planète bibliothéconomique. C'est un des enseignements des Pratiques culturelles des Français; c'est aussi le message d'un usager célèbre, Umberto Eco, méditant de bibliotheca.