Le clair et l'obscur

Usage de la classification à la Bibliothèque Publique d'Information

Anne Dujol

A partir d'une série d'interviews de lecteurs de la BPI, l'auteur analyse leur perception de la classification. Leur utilisation des indices CDU paraît plus proche du repérage à partir d'une carte routière que d'une compréhension du code et de ce qu'il signifie. Aux différents instruments d'aide à la recherche documentaire, en particulier les catalogues, le public préfère l'exploration des rayons et l'examen des livres un par un. Ce qui est finalement en cause ici, c'est l'usage que font les bibliothécaires eux-mêmes de la classification. La détournant de son objectif premier, ranger des livres sur des étagères, ils s'en servent pour indexer, de façon trop sophistiquée, leur contenu.

Through interviews of users of the BPI, the author studies their feeling about classification. The way they use UDC class numbers looks more like pinpointing on a maproad than understanding the code and its meaning. The public gives greater importance to shelf exploration and book examination and ignores the various tools for information retrieval. Actually the problem remains the use of the UDC by the librarians themselves: diverting it from its first aim - books arrangement on shelves -, they utilize it to obtain a highly sophisticated content indexing.

A quoi sert la classification ? C'est pour répondre à cette question qu'Anne Dujol a mené une enquête auprès du public de la BPI, dans le cadre de son stage de fin d'études à l'Ecole nationale supérieure de bibliothécaires.

Le lecteur suit-il le parcours tracé pour lui par les bibliothécaires ou bien invente-t-il ses propres stratégies d'accès au livre ? Dans quelle mesure utilise-t-il ou bien contourne-t-il la classification ?

BBF. Pourquoi cette enquête à la BPI ?

Anne Dujol. A travers l'étude que j'ai menée à la BPI 1 j'ai voulu cerner le décalage entre l'usage virtuel de la bibliothèque (celui attendu des usagers et pour lequel les bibliothécaires produisent des outils, catalogues ou fichiers) et l'usage réel de la bibliothèque, c'est-à-dire les pratiques d'accès au livre du public.

Pourquoi la BPI ? D'abord parce que c'est une bibliothèque que je connais bien pour y avoir travaillé 6 ans. Je pouvais ainsi faire l'économie de l'apprentissage de l'organisation du libre accès. Par ailleurs, les enquêtes du Service des études et de la recherche ont apporté beaucoup d'éléments pour la connaissance de son public et m'ont permis de dépasser le « Qui êtes-vous ? » pour en arriver directement au « Comment faites-vous ? ».

Le libre accès total de la BPI permet d'observer dans les meilleures conditions les comportements du public et ses diverses stratégies : recours au bibliothécaire, aux fichiers ou bien exploration des rayons.

Enfin, mon travail sur la classification Dewey 2, la classification utilisée dans la plupart des bibliothèques publiques m'avait sensibilisée aux problèmes de classement des documents rencontrés par les bibliothécaires. J'étais curieuse de connaître quels problèmes rencontrerait l'usager dans une bibliothèque au fonds important entièrement en libre accès comme la BPI qui a adopté, en l'adaptant, la CDU.

BBF. Pourquoi avoir choisi comme point d'observation la classe 9 ?

AD. Tout d'abord à cause de l'espace où elle est située : au troisième niveau, à une extrémité de l'étage, le plus éloigné possible de l'entrée. La présence du public devant les rayons suppose un parcours, un itinéraire volontaire à l'intérieur de la bibliothèque. Ce qui m'intéressait aussi dans la classe 9, c'est que la CDU y est simplifiée. Contrairement à la littérature par exemple, les indices y sont relativement simples, ni trop longs, ni trop particuliers, reflétant ainsi la généralité du cadre de classement adopté.

La classe 9 par ailleurs rassemble trois domaines qui drainent des publics différents. Le 920, la biographie a un public moins étudiant ; l'histoire a également un public d'amateurs, pas forcément étudiants, ou en tout cas venu par motivation personnelle et non pour une recherche universitaire ou scolaire.

J'ai choisi les interviewés en situation de recherche devant les rayons, ce qui supposait un parcours physique et/ou intellectuel, pour déterminer leur perception de la classification, leur compréhension de la logique du classement des documents sur les rayons. J'ai essayé de partager mes interviews par lieux, donc par indice : 1/3 pour la géographie, 1/3 pour l'histoire, 1/3 pour la biographie; entre hommes et femmes bien sûr et par âge également. Les jeunes ont mieux accepté d'être interrogés et enregistrés mais j'ai interrogé aussi des personnes sensiblement plus âgées que l'âge moyen du public de la BPI qui est de moins de 30 ans.

Fait notable à relever et qui se vérifie pour mon étude, le public de la BPI est un public de fidèles. Plus de 3/4 des gens sont des habitués. A force de fréquenter les bibliothèques, on pourrait penser qu'ils doivent avoir compris comment ça marche. Eh bien ! Plus ou moins.

En partant de la recherche en cours de l'usager et d'un jeu qui consistait à remettre en ordre une série de 7 fiches sur lesquelles étaient inscrites des cotes, j'ai tenté de démêler, dans les réponses de mes interlocuteurs, le clair - tous les éléments visuels, le parcours physique - de l'obscur - la classification, le parcours intellectuel.

L'empire du sens

BBF. Parmi les différents instruments d'aide à la recherche documentaire, comment fonctionne la signalisation ?

AD. A l'ouverture de la BPI, en 1977, elle était très mauvaise, insuffisante et peu lisible parce que verticale. Elle a été complètement repensée et changée fin 1983. Elle est structurée selon trois niveaux qui correspondent à trois espaces différents et hiérarchisés, du général au particulier. Au-dessus du bureau d'information, la discipline est identifiée par grande classe de la CDU (1 chiffre), par exemple le 9 avec son intitulé, histoire et géographie. Puis il y a des blocs carrés, au-dessus des rayonnages correspondants, sur lesquels figurent, sur les 4 côtés, l'indice général (2 à 3 chiffres) et sa signification. Enfin, au niveau le plus précis, à l'extrémité de chaque rayon, de larges étiquettes (jusqu'à 6 ou 7 chiffres de l'indice CDU) donnent à la fois les indices extrêmes des documents portés par le rayon et les indices compris entre eux, avec leur libellé.

Au cours de mes entretiens, j'ai pu noter avec curiosité que le public le plus ancien, celui qui fréquente la bibliothèque depuis son ouverture, n'avait pas remarqué la nouvelle signalétique. Seuls les lecteurs plus récents avaient remarqué les trois niveaux et les utilisaient.

BBF. Il y a également des brochures qui sont remises au public.

AD. Oui, pour le guider dans sa recherche, il dispose de deux prospectus : le premier explique le fonctionnement général de la bibliothèque, les heures d'ouverture, etc.; le deuxième, le « 327 », est vraiment spécifique du cadre de classement.

Je n'ai trouvé que deux personnes qui l'avaient eu entre les mains. Celle qui l'avait lu attentivement avait déjà en fait compris le système, alors que celle qui n'y avait rien compris, n'avait pas cherché à se renseigner en le lisant. Selon elle, de toute façon, il était trop compliqué. Ces remarques posent le problème des instruments que nous mettons au point pour expliquer le fonctionnement de la bibliothèque. Si l'on garde notre vocabulaire, et surtout notre logique, on reste incompréhensible pour nombre de lecteurs.

Je cherche ce que je trouve

BBF. Est-ce que certains avaient suivi les séances de formation organisées par le public ?

AD. Juste une lycéenne, qui préparait son bac. Or ces séances sont annoncées par un grand panneau qui dit en substance : « Formation gratuite, renseignez-vous ». La plupart de mes interlocuteurs avaient vu le panneau. Les arguments avancés pour ne pas participer aux séances ne relevaient pas du manque de temps ou d'intérêt, mais très souvent de la question de leur rentabilité. « On se débrouille très bien, on trouve toujours ». Pourquoi alors essayer de faire mieux ?

C'est souvent l'opinion qui domine à la BPI parmi les lecteurs. Ils ne trouvent pas ce qu'ils cherchent, mais ils trouvent toujours quelque chose, qu'ils ne cherchaient pas au départ, mais qui les satisfait. La satisfaction est générale.

BBF. Il semble que ce soit l'abondance des biens et le fait qu'ils y aient accès librement qui fassent plaisir aux lecteurs.

AD. C'est l'élément fondamental, en effet, pour comprendre leur rapport à la bibliothèque. En ce qui concerne leur perception du système de classement, la caractéristique qui se dégage avec le plus de certitude est que les lecteurs ont parfaitement intégré la répartition des fonds par discipline. Cela ne me semblait pas du tout évident, car il est difficile de comprendre pourquoi un même sujet est éclaté suivant ses différents aspects sociologique, psychologique, etc. Mais d'après mes entretiens, cette dispersion ne les gêne pas du tout, car la division par discipline correspond finalement à l'enseignement scolaire traditionnel.

BBF. La signalisation, les prospectus, les séances de formation... Et les catalogues ?

AD. La façon dont ils sont utilisés est étonnante. Au cours d'une de mes interviews, un lecteur m'a expliqué sa démarche ainsi. Il « fait sa bibliographie » dès qu'il arrive. Il utilise le catalogue, mais ne relève ni l'auteur, ni le titre, seulement la cote. Mais finalement il dit s'être rendu compte qu'à la BPI ce n'est pas utile et que passer les rayons un à un est bien plus rentable.

BBF. Le catalogue lui a juste servi à localiser le fonds de géographie !

AD. Oui, il s'est aperçu que la plupart des livres qui l'intéressaient commençaient par 91 et a demandé où était le 91. Très peu de lecteurs ont comme première démarche d'utiliser le catalogue et ceux qui le font s'en servent pour sa fonction de localisation, « pour relever le code ». Car pour la majorité c'est un code, dont ils ne comprennent pas le sens, ni ne veulent le connaître.

A la BPI, le tiret, dans les rayons d'histoire, annonce la division chronologique de l'histoire d'un pays, alors que le point annonce la division de l'histoire d'un pays par régions. Eh bien ! Les lecteurs ne font pas de différence entre le point et le tiret. Ils ne voient ni ne lisent les signes typographiques compris dans l'indice numérique et par conséquent ne peuvent pas deviner que cela implique un classement différent des documents.

BBF. Mais ils peuvent reconstituer la logique a posteriori, une fois qu'ils ont trouvé le livre en fouillant dans le rayon.

AD. Non, ils ne le font pas, ils n'en ont plus besoin. Pour trouver leur rayon, ils se fondent sur les premiers numéros de la cote, sans voir la logique intellectuelle qu'il y a derrière. Ils ont les documents sous les yeux et trient selon le titre au dos ou l'extériorité du document et non selon l'indice CDU attribué qu'ils ne voient même plus.

Le menu ou la carte ?

Ce n'est pas la logique de la classification qui les guide, mais une logique de plan cartographique. Ils lisent les indices CDU comme un plan de Paris. Ce serait A3, H4, ce serait pareil. Bien que ce soit marqué, lisible, évident, ils ne font pas la relation entre l'intitulé et l'indice, entre le contenu des livres et la codification. Quelques-uns s'en aperçoivent. Ils répondent : « Le 9, c'est l'histoire, le 4 c'est l'Europe, le 6 c'est l'Espagne ». Mais ils ne vont pas jusqu'au bout du raisonnement. Ils n'ont pas remarqué que s'ils allaient en art, par exemple, dès qu'ils verraient 46, ce serait relatif à l'Espagne.

Or, c'est un des principes de base des classifications encyclopédiques. Dewey pensait que les rappels mnémotechniques allaient aider l'usager à déchiffrer les codes abstraits. En fait, même si la plupart observent la progression de la numérotation décimale, aucun n'a vu la permanence du codage à travers des classes différentes.

Une autre des caractéristiques de la démarche des lecteurs est qu'ils ne cherchent pas à faire le tour de leur sujet. La non-exhaustivité de la recherche est volontaire. Par exemple, un lecteur intéressé par l'Espagne est en 946. Il est tout à fait conscient qu'il y a d'autres livres sur l'Espagne en d'autres endroits de la bibliothèque, en art ou en littérature. Mais il n'exploite pas cette possibilité volontairement. Il reste en 946 et n'en sort pas. Car le problème, quand on arrive à la BPI, n'est pas tellement de trouver des livres, mais au contraire de perdre tous ceux dont on n'a pas besoin.

C'est pour cette raison que je parle d'unité de la recherche et de non-exhaustivité. Quand le lecteur a repéré un des endroits possibles, il n'en repart plus. Une lectrice qui cherchait des livres sur le tourisme dans les Alpes, savait pertinemment qu'il existait un rayon tourisme, diamétralement opposé à celui de la géographie, au 1er étage à droite, mais elle ne souhaitait pas du tout y aller puisqu'elle avait déjà à sa disposition en géographie un certain nombre de titres correspondant à sa demande.

En revanche, il ressort des réponses quasi unanimes que lorsque le lecteur cherche un titre précis, il ne vient pas à la BPI, mais va le demander, et l'attendre, à la Sorbonne ou à Sainte-Geneviève. Le problème du déclassement des documents est souvent évoqué. Mais ne croyez pas que cela soit un constat d'échec : il reviendra à un autre moment.

BBF. Cela donnerait à penser que les recherches documentaires à la BPI restent d'un niveau assez général.

AD. Oui et non. J'ai été confrontée à deux chercheurs, deux thésards. Leur discours était le même. « Si j'ai un besoin urgent d'un livre très spécialisé, je vais en bibliothèque universitaire, mais si je veux découvrir un sujet, trouver des idées, je viens à la BPI». Ce qui les enchante, c'est qu'il n'y ait pas de recours obligatoire aux fichiers, au bureau de renseignements, c'est le contact direct avec les documents, la liberté.

Les explorateurs

BBF. Quel est le type de démarche le plus courant finalement ?

AD. Les lecteurs qui se débrouillent tout seuls à la BPI sont nettement les plus nombreux. D'où le danger (ou l'inutilité ?) d'un système très au point sur le plan bibliothéconomique pour un public qui finalement n'en aurait pas toutes les clés d'accès. Les lecteurs ont, en majorité, une démarche exploratoire des rayons, livre à livre. Ce qui nous renvoie aux exigences d'une indexation très fine et à sa pertinence. De toute façon, à chercher ainsi, en ouvrant le livre, en regardant la table des matières, ils trouveront beaucoup mieux qu'en passant par un catalogue matières. Ce n'est pas une démarche orthodoxe, mais elle est très pratique, analogue à une recherche dans une librairie. Le public de la BPI a la même démarche que celui de la FNAC...

Les autres possibilités, en particulier les catalogues, ne sont pas exploitées ou peu 3. Il faut s'interroger alors sur notre travail traditionnel de bibliothécaire, le temps passé et l'argent investi dans le catalogage et les catalogues, et leur informatisation. Or la sous-exploitation des aides à la recherche documentaire conduit fatalement à la sous-exploitation documentaire du fonds. Ceci est encore plus vrai pour des bibliothèques dont la majorité du fonds n'est pas en libre accès comme la plupart des bibliothèques universitaires.

BBF. Quel bilan tirez-vous de la CDU pour une bibliothèque comme la BPI ou pour une bibliothèque universitaire puisque aujourd'hui vous travaillez dans ce cadre-là ?

AD. Un grand fonds de livres, comme celui de la BPI, doit obligatoirement être classé selon une classification encyclopédique. Je n'imagine pas un seul instant la BPI classée de manière thématique, avec 5 rayons sur la maison, 3 sur le mobilier... Avec une classification encyclopédique, on donne le maximum de possibilités pour accéder au livre, y compris parce que nous avons la maîtrise du système et pouvons toujours en dernier recours orienter les lecteurs qui ne s'y retrouveraient pas tout seuls.

BBF. On trouve des opinions favorables au classement par thèmes, par centres d'intérêt.

AD. A mon avis, cela n'est possible que sur un tout petit fonds, facilement exploitable. C'est impossible pour un grand nombre de livres. Pour le coup, c'est nous qui ne nous y retrouverions pas, quand on nous demanderait un titre précis. Par ailleurs, classer par centres d'intérêt, c'est comme classer nos livres selon l'ordre d'un catalogue matières. On ne peut pas échapper de toute façon à la division d'un sujet. Si l'on rassemble tous les ouvrages sur la guerre, et toutes les guerres ensemble, on sépare la guerre du Vietnam de l'histoire du Vietnam par exemple. Ce serait encore plus arbitraire et plus fluctuant qu'aujourd'hui. Les centres d'intérêt des lecteurs varient selon les modes.

BBF. On peut l'imaginer pour un petit fonds comme celui de la salle d'actualité.

AD. La salle d'actualité n'est pas classée comme la bibliothèque. Une chose amusante est qu'il y existe un endroit fourre-tout. Tout ce qui est inclassable est là, les livres pluridisciplinaires dont on ne sait pas trop bien si c'est de la politique, de l'économie ou de la sociologie. C'est possible parce que c'est un fonds restreint, alimenté de nouveautés et qui tourne.

Coupez !

Pour en revenir à la CDU, fondamentalement, je ne suis pas d'accord avec l'usage qui en est fait. On s'en sert pour indexer les livres d'un point de vue matières, comme si l'indice CDU devait correspondre totalement au contenu du livre. Les bibliothécaires semblent avoir oublié qu'une classification sert avant tout à classer des livres sur les rayons. C'est vraiment le principe de base de Dewey. En gros, il déclarait qu'il était sans doute ridicule de diviser la connaissance en 10 portions mais que c'était commode. S'en tenir à ce système permet au moins de toujours savoir où sont les livres.

Or, comme la CDU offre beaucoup de possibilités de préciser, d'enrichir, de mettre en relations plusieurs sujets, elle a finalement un effet pervers. On l'utilise comme un outil d'indexation de tous les contenus d'un document et on obtient des indices trop longs et trop compliqués. Quelques exemples : on dit que la CDU permet de mettre en relations l'art et la science, mais concrètement, il faudra bien choisir de ranger le livre en art ou en science. A quoi sert-il, comme je le vois en BU, de signaler la langue dans laquelle est écrit l'ouvrage (= 20, = 40), alors que l'on est en libre accès, avec le titre devant les yeux ? Tout comme le millésime des annuaires mentionné entre guillemets dans la cote alors qu'il est toujours visible sur le dos. On en arrive souvent à des aberrations. A mon avis, une bonne Dewey bien comprise servirait aisément à classer un fonds encyclopédique de BU. De toute façon, si ce sont des fonds spécialisés, il faut une classification spécialisée, autre que la CDU. Autant ces derniers temps les bibliothécaires ont réfléchi sur l'indexation matières, les listes d'autorité, le vocabulaire contrôlé, autant ils se sont posé très peu de questions sur le classement des livres. On utilise les systèmes existants sans s'interroger sur le sens, sur la lisibilité par le public qui n'est pas spécialiste en taxinomie.

Pour moi il faudrait vraiment bien distinguer la classification dont la finalité est de placer des livres dans les rayons, de l'indexation qui est l'analyse du contenu du document. Il me semble qu'il y a une confusion totale entre « l'indexation » CDU et l'indexation matières. A la limite, on privilégie en finesse l'indexation CDU au détriment d'une indexation matières très pauvre.

BBF. Dans les bibliothèques universitaires, il n'y a que les ouvrages en libre accès qui sont en CDU. Dans les magasins, les livres sont rangés par cotes lettres et numéros d'inventaire.

AD. La grande affaire des instructions de 1962, c'est quand même le libre accès. On dirait que les BU le découvrent aujourd'hui, mais avec des indices CDU à 5 ou 6 étages. Je n'appelle pas cela du libre accès. Le libre accès, c'est non seulement la possibilité pour les étudiants de prendre eux-mêmes les livres dans les rayons, mais aussi de les chercher eux-mêmes. Actuellement, avec des indices CDU aussi compliqués, ils ne le peuvent pas. Ces indices ne servent à rien parce qu'ils ne sont pas lisibles. A Censier, nous en sommes au point où les magasiniers ne rangent pas la salle des usuels parce que leur classement est trop difficile. La CDU souffre d'un détournement d'utilisation. Mais en fait ce détournement était inscrit dans sa naissance même.

BBF. Il y avait au départ une volonté de communication universelle. La CDU a été créée pour qu'on puisse savoir de quoi traite un ouvrage, sans rien connaître de la langue dans laquelle il est écrit.

AD. C'était donc bien pour indexer un contenu, alors que, pour Dewey, la classification devait servir à ranger et retrouver les livres. Ce que je critique dans-la CDU n'invalide pas la nécessité d'un classement systématique, qui me semble tout à fait indispensable dans une bibliothèque encyclopédique en libre accès, mais la confusion entre classement et classification sans doute née de la mise en place de fichiers systématiques.

BBF. N'est-il pas plus facile au lecteur, pour s'orienter dans sa recherche, de feuilleter la liste d'autorité matières de la BPI ou de la Bibliothèque nationale plutôt qu'une table CDU ou même Dewey ?

AD. Je pense que l'on aura souvent un accès beaucoup plus rapide au document par le cadre systématique, à partir du moment où on le connaît bien. Et puis la question du fichier matières est également très complexe. En théorie, les deux approches sont complémentaires. Des documents de contenu proche, qui auraient des entrées différentes dans un fichier matières, peuvent se trouver sous un même indice, dans le classement systématique. Mais l'utilisation d'un fichier matières n'est pas évidente pour le lecteur. En particulier il lui faut penser à toutes les sous-vedettes qui ont pu être utilisées par l'indexeur. Il y a beaucoup de livres qui risquent de lui échapper, par manque de rigueur et de contrôle du vocabulaire au moment de l'indexation, en particulier l'éclatement par sous-vedettes proches sémantiquement mais alphabétiquement éloignées.

BBF. Oui, mais à partir du moment où le lecteur dispose d'un outil comme LAMECH, une liste nationale dont la cohérence est assurée, est-ce qu'une telle liste ne rend pas la recherche beaucoup plus facile et naturelle ? Au fond est-ce que manipuler des mots n'est pas plus commode que manipuler des chiffres ?

AD. Il est certain qu'il faut absolument une liste nationale d'autorité matières, même si l'on ne peut pas réindexer rétrospectivement tous les ouvrages d'un fonds. Mais j'ai peur que l'on continue à fabriquer des normes et à établir des règles sans analyser le comportement de l'usager, sans savoir comment lui, il cherche.

BBF. Si l'on va jusqu'au bout des observations sur le comportement du lecteur à la BPI, on pourrait en conclure qu'il faut fabriquer une sorte de plan avec parcours lumineux, comme dans le métro. « Pour aller en 314, laissez le 519 sur la gauche et passez par le 803 sur la droite ».

AD. Encore faudrait-il qu'il sache qu'il veut aller en 314. Pour en revenir à mon amateur de l'histoire de l'Espagne, lui dire où est le 946, c'est bien, mais qu'il trouve les documents sur l'histoire contemporaine espagnole, par exemple, c'est mieux. Et ne faut-il pas sauvegarder la démarche exploratoire ?

Le zéro et l'infini

Ce qui m'a le plus frappée dans la perception qu'ont les lecteurs du classement à la BPI, c'est que de toute façon ils ne lisent que les 2 ou 3 premiers chiffres de la CDU. A la limite, que nous en mettions 6 ou 8 ne les gêne pas, car, à partir de 3, ils ne les voient plus. Beaucoup plus nuisibles sont les signes typographiques, qui impliquent des classements différents, et qui, parce qu'ils ne sont pas distingués par les lecteurs, constituent un véritable obstacle à la recherche. Cette remarque induit que, si ce n'est pas absolument nécessaire, il ne sert à rien d'utiliser 8 chiffres. Mais il est vrai qu'il y a des moments où l'on en a besoin, par exemple pour indexer l'histoire de France sous la Ve République. Le lecteur, de toute façon, se sera arrêté à 944.

C'est pourquoi, me semble-t-il, il faut se demander ce qui est accessible au public et ce qui ne l'est pas. On alimente un système dont on sait qu'il n'est pas satisfaisant quant à sa compréhension. Il pourrait l'être si on l'adaptait, si on trouvait un compromis entre nos exigences et les possibilités de compréhension des lecteurs ainsi que leurs démarches favorites.

On le voit, a contrario, en BCP. Les livres sont classés en magasins selon une classification Dewey de plus en plus fine et précise. Et cela pour deux raisons : les BCP ont à gérer d'énormes fonds de livres et ce sont les bibliothécaires qui ont accès aux magasins, qui mettent les livres dans les bibliobus. En tournée, les conditions de l'offre, l'espace restreint en particulier, font qu'ils sont sans cesse sollicités par les lecteurs et les responsables des relais-bibliothèques. C'est un mode d'accès finalement hyper-professionnel et parfaitement adapté.

En libre accès, il me semble qu'aujourd'hui il faut revoir la question de la classification. L'accès doit être justement tout à fait direct, le moins médiatisé possible, et, pour paraphraser Eugène Morel 4, maintenant que les bibliothèques deviennent aussi fréquentées que les Halles, il est temps qu'elles trouvent « Le » Système.

  1. (retour)↑  Anne DUJOL, Le clair et l'obscur, percepdon et usages de la classification par le public de la BPI, Publications du Service des études et de la recherche de la BPI.
  2. (retour)↑  Anne DUJOL, La classification décimale de Dewey, mode d'emploi, ENSB, 1985.
  3. (retour)↑  Cf. la thèse de Patrick PARMENTIER qui, à travers ces enquêtes dans les Bibliothèques municipales, chiffre à 20 % le public qui a recours aux fichiers : Patrick PARMENTIER, Les rayons de la bibliothèque : contribution à une étude sociologique de la classification des lectures, Paris, 1982.
  4. (retour)↑  « Ce n'est pas aux Epipétalées et aux Péristaminées que nous cherchons aux Halles la carotte et l'oseille. Toujours on y mettra à part légumes secs, légumes verts, fruits exotiques, primeurs... Et les escargots y sont du poisson. Si les bibliothèques étaient aussi fréquentées que les Halles, depuis longtemps elles auraient trouvé « LE Système ». Eugène MOREL, Bibliothèques : essai sur le développement des bibliothèques publiques et de la librairie dans les deux mondes, 2e éd., Paris, Mercure de France, 1908, t. 2, p. 234.