L'herbe rouge
Une librairie spécialisée pour la jeunesse
Un entretien avec deux libraires spécialisés dans le livre pour la jeunesse sur les thèmes qui leur sont quotidiens : le choix des titres, l'évolution de l'édition, leurs relations avec l'école et l'Atelier de lecture qu'ils animent deux fois par semaine. Membres de la toute nouvelle Association des librairies spécialisées pour la jeunesse, ils décrivent les objectifs et les activités de ces militants du livre pour enfants.
Interview of two booksellers, specialized in books for the young, about their everyday life : selection of titles, development of publishing, contacts with the school and the reading workgroup (twice a week)... As members of the brand-new association of book-sellers for the young, they describe the aims and activities of those militants in the promotion of the books for the young.
C'est à Paris, au début de la rue d'Alésia, là où la rue de Tolbiac s'achève et où l'avenue Reille prend son élan jusqu'au parc Montsouris, que Françoise et Gégène ont installé leur librairie. Ce jour-là, leur vitrine était consacrée au Japon : elle regorgeait de romans, de poèmes et d'albums pour petits et grands. Nous sommes entrés...
BBF. Nous sommes venus vous voir parce que nous voudrions avoir le point de vue de professionnels, autres que les bibliothécaires qui s'occupent à la fois de livres et d'enfants.
F. C'est vrai qu'il existe souvent une barrière entre les bibliothécaires ou les enseignants et les libraires. Nous sommes mal considérés parce que nous faisons du commerce.
BBF. Pourquoi une librairie pour la jeunesse ?
F. Nous étions trois amis qui avions envie de travailler ensemble. Ma spécialité à moi était le livre pour enfants. Auparavant, j'étais institutrice. J'ai toujours ressenti le besoin d'une librairie où l'on puisse me conseiller, en connaissant les enfants, la pédagogie.
Au départ, le rayon jeunesse n'était qu'une de nos composantes, mais c'est celle qui s'est le plus développée. J'y vois deux raisons : d'une part, l'édition pour la jeunesse a pris énormément. d'ampleur depuis 5 ou 6 ans; d'autre part, c'est là que le service que nous fournissons en tant que libraires est le plus important. Notre rôle de conseiller intervient en effet beaucoup plus en littérature jeunesse que dans les autres domaines. Les gens sont généralement désorientés pour faire leur choix et ils ont besoin de nous. Le fait de connaître les livres, de les avoir sélectionnés, de pouvoir leur en parler leur est vraiment utile.
G. A côté du rayon jeunesse, il y a la science-fiction. C'est pour moi une passion et j'avais envie d'en faire un métier.
F. Le troisième rayon était celui de sciences humaines. Sa responsable est partie et il a évolué du côté de la littérature contemporaine. Enfin, la bande dessinée a pris au fil du temps de plus en plus d'importance.
BBF. Quelle est la proportion, en stock et en ventes, entre le livre pour adultes et le livre pour enfants ?
G. Les ventes se partagent entre 65 % pour la jeunesse (y compris les jeux et les disques), 15 % pour les bandes dessinées (adultes et jeunesse confondues), 20 % pour les adultes. Dans le stock, les livres jeunesse représentent environ 37 % du total.
BBF. Quelle place faites-vous aux jeux et aux disques ?
F. Nous avons quelques jeux, des puzzles et surtout des marionnettes. Nous tenons beaucoup aux marionnettes, car elles sont vraiment le prolongement du livre d'enfant. Les disques sont en tout petit nombre. C'est un secteur très difficile à gérer. A partir du moment où nous faisons une sélection, nous ne pouvons pas aller directement chez les éditeurs. Nous sommes obligés de passer par un grossiste et les grossistes, en dehors de Chantal Goya et Dorothée, n'ont pratiquement rien. Le prix n'est pas, comme celui du livre, le même partout. Nous ne pouvons pas faire des prix très compétitifs. Nos disques sont chers, alors même que nos marges sont tout à fait restreintes. Nous maintenons donc un petit fonds parce qu'il correspond à une demande, mais nous serions tentés de ne pas en avoir du tout.
Une diffusion spécifique
BBF. Quelles sont les caractéristiques de la gestion du livre jeunesse, par exemple en ce qui concerne les relations avec les éditeurs et les diffuseurs ?
F. Il y a deux secteurs bien distincts. Les éditeurs spécialisés, l'Ecole des loisirs, Centurion Jeunesse, la Farandole, ont des représentants qui connaissent leurs produits et sont capables d'en parler. Lorsqu'ils passent nous proposer des nouveautés, ils ont leurs livres en main. Nous avons eu des problèmes au départ avec les éditeurs généraux qui ont des collections jeunesse, Flammarion, Hachette. Pour leurs représentants, le livre jeunesse était la cinquième roue du carrosse. Nous, nous voulons savoir ce que nous achetons, voir les livres avant de passer commande. Depuis peu, ces éditeurs ont fait un effort vis-à-vis des librairies spécialisées jeunesse. Ils ont organisé des circuits de diffusion un peu à part de celui des librairies générales qui correspondent mieux à leurs besoins.
BBF. Comment choisissez-vous les livres ? Vous servez-vous des revues spécialisées ?
F. Nous opérons déjà un choix parmi les éditeurs. Nous éliminons certains d'entrée : Touret, Bias, qui vendent surtout en grande surface. Certaines collections également: la Bibliothèque rose et la Bibliothèque verte d'Hachette, parce que nous n'avons pas le temps de tout lire pour trouver les quelques bons titres qui y sont publiés. Nous laissons complètement de côté les éditeurs et les collections où le déchet est énorme. Quant aux éditeurs qui ont une bonne production en littérature jeunesse, le plus simple est d'avoir leurs nouveautés en office, en un exemplaire, pour se faire une opinion.
G. Nous utilisons les revues spécialisées pour nos oublis, les livres qui nous ont échappé. Nous nous sentons plus proches de Trousse-livres qui fait un travail d'analyse pour l'écriture et l'illustration, mais aussi sur le fond, selon des critères socio-politiques. Alors que la Revue de la Joie par les livres privilégie les questions de forme, les qualités esthétiques du livre.
En fait nous avons pris, avec le temps, une certaine distance vis-à-vis des revues. Elles nous ont fait faire quelques erreurs. Nous sommes assez souvent en désaccord avec leurs analyses. Bien sûr toute critique est subjective. Mais on pourrait penser qu'il y a quand même des critères objectifs pour apprécier la qualité technique d'un livre. Par exemple Trousse-livres a fait un compte rendu élogieux d'un livre pour lecteur débutant qui avait une demi-page d'errata. Conseiller un livre pareil ! Un enfant de CE1 ne peut pas commencer un livre par une demi-page volante d'errata. « A la page tant, lire tel mot au lieu de tel mot »... Ce n'est pas possible.
Finalement, pour faire notre choix, nous combinons toutes sortes de points de vue : l'avis de nos collègues de l'Association des librairies spécialisées jeunesse, que nous voyons régulièrement, les suggestions de nos clients, parents et enfants, les critiques des revues, plus tout ce que nous avons lu nous-mêmes.
BBF. Quels sont vos critères de sélection ?
F. Nous pensons qu'un livre d'enfant n'est pas neutre. Il a une dimension éducative considérable, c'est pourquoi nous insistons sur le fait que notre sélection est tout à fait subjective. Nos clients le savent et s'ils nous suivent, c'est justement parce que nous choisissons les livres en fonction de nos idées.
G. Il est certain que la littérature jeunesse ne se rattache pas directement à un courant de pensée, comme les sciences humaines, par exemple, dont les auteurs affichent clairement leurs options. A de rares exceptions près, les livres pour enfants ne sont pas « marqués » de façon aussi évidente.
Il n'empêche qu'il y a des livres qui nous touchent, qui ont un contexte auquel on est sensible. On sent une personnalité qui s'exprime. Et puis tel autre va nous paraître fade. L'histoire n'est pas désagréable, le dessin n'est pas vilain, mais vraiment, il n'y a rien qui emporte notre adhésion.
Les livres qui dérangent
F. On le garde parce que c'est un livre qui se vend tout seul.
G. Et qui n'est pas dangereux, qui ne vous dérange pas. Car il peut y avoir des livres dangereux.
BBF. Par exemple ?
F. Nous n'avons pas Tintin, parce que nous le trouvons réactionnaire, phallocrate et raciste ! Il existe beaucoup d'autres bandes dessinées qui nous sont plus sympathiques et que nous préférons proposer : Yakari, Valérian, les Tuniques bleues et même Lucky Luke.
On nous fait souvent le reproche : « Vous n'avez pas Tintin ! ». Au bout de huit ans, nous tenons toujours, nous n'avons pas Tintin. Le représentant de Casterman aimerait mieux qu'on ait Tintin. C'est la plus grosse vente de bande dessinée.
G. C'est un de nos derniers petits plaisirs. Moi, ça me gêne que le méchant s'appelle toujours Ramirès ou Rastapoulos.
F. Et que les femmes soient toutes minables !
G. Le dessin a 50 ans d'âge. Prenez Derib ou Mézières : ils ont un dessin beaucoup plus original, une façon de s'exprimer cinématographique, bien plus visuelle. Tintin, on met 4 cases l'une à côté de l'autre, on en aligne 5 à la verticale. On peut le comparer aussi à l'atelier Bayard-Presse. Leur dessin n'a rien de révolutionnaire, c'est la ligne claire, très proche de Tintin, mais beaucoup plus contemporaine.
F. Et dans leurs bandes dessinées, il y a même des femmes héroïnes, comme Marion Duval !... Un autre exemple de livre qui nous a posé problème, c'est Charlie et la chocolaterie, qui véhicule une certaine forme de racisme, ou, en tous les cas, est assez ambigu, avec ses petits travailleurs noirs qui triment 24 heures sur 24 en se nourrissant de chocolat et en chantant des chansons.
D'un autre côté, c'est un livre tellement bon qu'on ne peut pas ne pas le proposer aux enfants. Alors on met en garde ceux qui l'achètent contre ce racisme dont les enfants d'ailleurs n'ont pas l'air de se rendre vraiment compte.
G. C'est la question du deuxième degré dont les adultes ont conscience, mais peut-être pas les enfants.
F. Avec les enfants, ça passe comme ça !
G. Après tout, on pourrait dire que tout le bruit que l'on fait autour de Tintin, les enfants s'en moquent.
F. On nous répond : « J'ai lu Tintin et je m'en sors ! ». Bien sûr, tout le monde, moi la première, a lu Tintin, la Bibliothèque rose et Martine !
G. Nous, nous choisissons.
BBF. Et comment les enfants réagissent-ils à ces choix ? Vous suivent-ils dans vos exigences, qui ne vont pas toujours avec la lecture la plus facile ?
F. J'anime deux fois par semaine un atelier de lecture qui est l'occasion de tester leurs réactions. Parfois elles sont absolument imprévisibles. Nous ne savons pas à l'avance ce qu'ils vont penser de livres que nous, nous aimons et trouvons très beaux, comme ceux du Sourire qui mord. Alors, je les lis à l'atelier de lecture. Mais il faut être prudent à l'égard de l'opinion des enfants. Un enfant va choisir ce qu'il connaît. Par exemple, un enfant n'aurait jamais choisi spontanément un livre d'Harlin Quist. C'est un genre d'illustration qui ne leur est pas familier. Le dessin n'est pas régulier, ampoulé comme du Walt Disney. Ce que les enfants ont tout le temps sous les yeux, ce sont les images de la publicité, bien léchées. Mais à partir du moment où j'avais lu un livre d'Harlin Quist à l'atelier de lecture, ils le reprenaient volontiers.
La floraison des « poche »
BBF. A propos d'Harlin Quist, que pensez-vous de l'évolution de l'édition pour la jeunesse ? F. Elle s'est énormément développée depuis cinq ou six ans. Les éditeurs se sont rendu compte qu'il y avait un créneau. Un des phénomènes les plus spectaculaires a été la multiplication des collections de poche, pour tous les âges. Chez Gallimard, par exemple, les Découvertes Cadet sont en général de véritables petites merveilles. Il y a encore des livres faits à la va-vite mais, de façon générale, les politiques éditoriales sont bien menées et il y a beaucoup de bonnes choses. Il y en a tellement d'ailleurs qu'il va nous falloir pousser les murs pour tout caser.
BBF. Le catalogue de Gallimard est effectivement bien rempli. Est-ce qu'il existe encore un secteur artisanal ?
G. En ce moment, il y a un mouvement de concentration dans la distribution. L'édition jeunesse est en pleine expansion commerciale, comme pouvait l'être la bande dessinée il y a trois ou quatre ans. De petits éditeurs ont été obligés de passer en diffusion chez de gros distributeurs : le Sourire qui mord, par exemple, à la Sodis.
La caractéristique de petits éditeurs, comme Ipomée, est leur souci de la qualité, à la fois dans le choix du texte, mais aussi dans le soin apporté à la fabrication, leur goût du détail, les couvertures toilées par exemple. Ils ont fait évoluer l'ensemble de la profession. La moyenne de l'édition jeunesse est, sur le plan de la réalisation technique, de meilleure qualité que la moyenne de l'édition pour adultes.
BBF. Les éditeurs n'ont-ils pas trop tendance à faire systématiquement du livre de poche ? Les belles images des albums perdent beaucoup à la réduction en petit format.
G. Il y a beaucoup de titres qui ont perdu au passage en poche. Pour produire à moindre coût, les albums du fonds existant sont réédités en collection de poche.
F. Certains albums, comme Jeremy au pays des ombres ou Petit bleu, petit jaune, sont beaucoup plus beaux dans leur version d'origine, c'est certain. Nous sommes obligés de les avoir en poche car, sinon, les gens penseraient que nous voulons les forcer à acheter plus cher. Mais lorsque je montre les deux éditions côte à côte, il n'y a aucune comparaison. Personne n'a plus envie du poche et le client préférera attendre l'occasion de faire un cadeau et prendre le grand format. Mais dans l'ensemble, la qualité des collections de poche est bonne et c'est bien qu'il y en ait autant. C'est valorisant pour les enfants d'avoir beaucoup de livres comme les grands.
BBF. Est-ce que le livre de poche permet de toucher un autre public ?
G. C'est le même débat qu'au sujet du livre de poche adulte. Il est démagogique de dire qu'il a élargi le public de la littérature. Ce sont les mêmes gens qui achètent plus de livres.
F. Je ne suis pas d'accord. Il y a des gens qui achètent des livres de poche alors qu'ils n'achèteraient pas d'album. Le public s'élargit un peu. Par ailleurs, il ne faut pas non plus exagérer l'aspect prohibitif du prix du livre pour enfant. 50 à 60 F, ça n'est pas cher quand on songe qu'un livre va être repris plusieurs fois, souvent relu inlassablement, prêté aux copains, et en plus qu'il servira aux frères et soeurs qui suivent.
BBF. Et la question des auteurs ?
G. En littérature jeunesse, les traductions sont très importantes. Que ce soit l'Ecole des loisirs ou Gallimard, la part des traductions est énorme. La Farandole a toujours fait un effort pour éditer des auteurs français. Mais dans une collection comme Folio Junior (Gallimard), il y a beaucoup d'auteurs anglo-saxons, des valeurs sûres qu'on réédite pour la quatorzième fois. On peut noter aussi la percée des « Livres dont vous êtes le héros ». Au total, peu de textes d'auteurs français et peu de textes inédits.
BBF. Quelle est la clientèle d'une librairie comme la vôtre ?
F. Une clientèle de quartier. Et comme nous sommes à la frontière entre le 13e et le 14e arrondissements, nous avons un public d'intellectuels. Pour nous c'est absolument indispensable.
G. Il nous faut des clients qui ont un certain budget à consacrer aux livres. Si nous étions dans un quartier où les gens n'ont pas les mêmes moyens, nous serions fermés depuis longtemps.
BBF. Quelles sont vos relations avec l'école ?
F. Nous sommes très déçus par nos contacts avec l'école. Nous avons pour proches voisins une école primaire, une école maternelle et une crèche. Sur les 12 ou 14 classes de l'école primaire, il n'y a pas la moitié des enseignants qui viennent à la librairie. Il doit y en avoir deux ou trois qui utilisent nos compétences.
G. Et qui se servent du fait que nous recevons les nouveautés, en dehors de tout jugement sur nos compétences.
F. Les institutrices de maternelle viennent un peu plus fréquemment, par exemple si elles étudient un thème en classe. Mais les enseignants du primaire, pratiquement jamais, et pourtant une bibliothèque de qualité dans une classe, c'est la base. On se plaint trop souvent que les enfants n'aiment pas lire et qu'ils restent plantés devant la télévision. S'ils ne sont pas, depuis tout-petits, entourés de livres et de livres qui les intéressent, l'amour de la lecture ne va pas leur tomber du ciel.
BBF. Et quels sont vos rapports avec la bibliothèque du quartier qui est toute proche ?
F. Nous n'avons pas les bibliothécaires pour clientes, elles viennent de temps en temps voir les nouveautés. A Paris, contrairement à la banlieue et à la province, nous perdons toute la clientèle des bibliothèques et des collectivités en général, qui passent par des centrales d'achat.
G. Il se trouve que nous n'avons aucun contact avec les bibliothécaires jeunesse, ni professionnel, ni personnel. On ne leur fait rien découvrir et elles ne nous font rien découvrir. Elles nous envoient les enfants qui ont perdu des livres. Ça ne va pas plus loin.
BBF. Avez-vous des activités d'animation ?
F. Nous avons invité Pef récemment. Nous avions associé les instituteurs de CM2 de l'école, qui sont ceux des enseignants qui travaillent avec nous. Pef est allé dans les classes, puis à l'atelier de lecture avec moi; enfin il a fait une « signature ». Ce fut très réussi.
Lecture en librairie
BBF. Et l'atelier de lecture ? Pouvez-vous un peu nous expliquer ce qui s'y passe ?
F. Je lis un livre aux enfants et ils prolongent cette lecture par diverses activités : dessin, découpage, cuisine, marionnettes. J'anime deux groupes, une fois chacun par semaine, après l'école. Nous demandons aux parents une participation de 350 F par trimestre.
BBF. Les groupes sont divisés par âge ?
F. Au contraire, je tiens à les mélanger, car les enfants sont toujours séparés par âge à l'école, et à les prendre dès 5 ans, dès la dernière classe de maternelle, alors même qu'ils ne savent pas encore lire. De cette façon je trouve que grands et petits s'apportent mutuellement. Notre but c'est à long terme de créer un contact entre l'enfant et les livres. L'atelier leur donne des habitudes. Ils se sentent chez eux dans la librairie. Ils viennent s'installer et lire quand ils ont un moment.
BBF. Mais les enfants qui viennent à l'atelier ou lire à la librairie à leurs moments perdus, ce sont déjà ceux qui s'intéressent aux livres, qui aiment la lecture.
F. Ce sont des enfants d'intellectuels, c'est certain.
BBF. Indépendamment de l'aspect social de la question...
F. Il est clair que cet aspect-là est important pour nous. Encore une fois, sans une clientèle qui a les moyens d'acheter des livres, rien ne serait possible. J'habite à Malakoff et on m'a demandé pourquoi je ne montais pas une librairie à Malakoff. Seulement, déjà ici, nous avons du mal à survivre. Qu'est-ce que ce serait là-bas !
BBF. Je ne posais pas la question en termes sociaux puisque vous aviez défini votre public comme privilégié sur le plan culturel. Mais êtes-vous en contact avec des enfants qui ne lisent pas, qui ont des difficultés d'apprentissage de la lecture ?
F. Oui, nous en voyons beaucoup. Des parents inquiets viennent nous demander conseil. Nous leur disons la plupart du temps de ne pas aller trop vite. On a toujours tendance à donner aux enfants des livres trop difficiles, qui risquent de les détourner de la lecture, ou à les leur donner trop tôt.
C'est pourquoi le problème des indications d'âge est si délicat. Et puis, nous leur disons aussi de les laisser lire de la bande dessinée. Certains parents y sont hostiles. Et pourtant c'est aussi une forme de littérature, souvent excellente.
A l'Association des librairies spécialisées pour la jeunesse, nous nous battons pour faire entrer la bande dessinée dans les librairies pour enfants. Nous sommes trois ou quatre convaincus. L'année dernière, nous avons fait un week-end de formation sur ce thème à Avignon.
Une passion commune
BBF. Si l'on parlait de l'association ?
F. Au départ, elle s'est créée parce que chacun était un peu perdu dans son coin. En 1981, nous nous sommes retrouvés au Salon du livre. Nous avons décidé de nous regrouper en association d'abord dans un but économique : pour représenter un certain chiffre d'affaires et un poids plus important auprès des éditeurs, pour aider les nouvelles librairies à démarrer et à s'implanter. Nous nous sommes partagé les éditeurs à démarcher pour essayer d'obtenir la remise de base la plus élevée possible.
Mis à part l'intérêt économique, nous sommes tous des militants du livre pour enfants et nous nous soutenons mutuellement. Nous avons tous la même passion. On en ressent peut-être un peu moins le besoin à Paris et en région parisienne parce que nous sommes plusieurs, mais en province ils se sentent souvent très seuls. Alors, savoir que l'association existe est un réconfort. Quand nous organisons des week-ends de discussion, tout le monde repart remonté à fond.
BBF. Quelles sont vos activités ?
F. L'association regroupe 40 librairies actuellement. L'année dernière, nous avons décidé de tenir une librairie jeunesse au Salon du livre pour nous faire connaître.
Le Salon du livre est un salon d'éditeurs. Au départ, les libraires y étaient plutôt opposés parce que les éditeurs vendaient directement leurs livres. Mais depuis la loi Lang, de toutes façons, les éditeurs vendent au prix public. Cela fait deux ou trois ans qu'il y a des librairies « thématiques ». Avec notre librairie jeunesse, nous avons entrepris un travail énorme, sans beaucoup de moyens financiers. Nous avons fait venir des troupes de théâtre, organisé un jeu de l'oie. Le personnage de la sorcière était au centre de toutes nos animations. « Avec nous, la lecture, ce n'est pas sorcier... » Cette initiative a été très positive pour l'association. Il y a vraiment eu un travail collectif. Vis-à-vis des éditeurs également, le résultat a été intéressant. Ils se sont rendu compte de notre existence et de ce que l'on représentait. D'ailleurs le SNE nous a proposé de recommencer en 1986.
Par ailleurs, nous avons fait paraître une bibliographie de 160 titres : une sélection de nouveautés de l'hiver 1985 et de quelques livres de fond.
BBF. Avez-vous des contacts professionnels avec les libraires des rayons jeunesse des grandes librairies ?
F. D'après les statuts de l'association, le livre d'enfant doit représenter 80 % du chiffre d'affaires livres, ce qui élimine justement les librairies générales. Nous, avec nos 60 %, nous ne devrions pas y être !
La plupart des librairies vivent d'autre chose que de livres : papeterie, fournitures scolaires, disques ou journaux. Les librairies spécialisées jeunesse font beaucoup de jouets. Il est certain que nous avons une image tout à fait particulière, dans l'association, avec le choix que nous avons fait du livre pour adultes, à côté du livre jeunesse.
G. Le livre pour adultes rétrospectivement me semble un bon choix, qui équilibre bien nos activités en direction des enfants. Cela nous empêche de tourner peut-être un peu en rond. Par ailleurs, d'après moi, si l'on veut rester une librairie qui ne fait que du livre, il faut à un moment ou à un autre essayer de faire de l'occasion.
F. Il est certain que nous, nous avons parfois du mal à vivre en ne vendant que des livres. La librairie existe depuis 8 ans et nous n'arrivons pas à nous payer un SMIC chacun. Nous faisons ça parce que nous y croyons. Mais sur le plan financier, c'est vraiment la corde raide.
G. C'est pour cela que s'il y a un retour aux prix nets, moi je n'ai pas envie de continuer. J'ai très mal vécu la période de la fin de l'année 1981. Il y avait toute une campagne démagogique des grandes surfaces, y compris la FNAC, contre le prix unique.
Nous, nous traversions une période très difficile sur le plan commercial et certains clients entraient ici et nous traitaient comme si nous allions grâce à eux acheter une Mercédès, sous prétexte que nous leur vendions un livre 35 F, alors qu'à la FNAC ou à Carrefour, il était à 21 F. Je ne veux vraiment plus jamais revivre une situation pareille !