Les bibliothèques américaines et l'analphabétisme

Martine Poulain

Le rapport A nation at risk 1 estimait à 20 % de la population soit 26 millions de personnes ( 1,5 million dans la seule ville de New York) le nombre d'analphabètes aux Etats-Unis. Analphabètes au sens où ils ne peuvent « ni lire, ni comprendre de simples textes, signes, étiquettes et directions, leur permettant d'agir dans leur vie quotidienne » 2. Ils coûtent à la nation 224 millions de dollars par an 2 en « manque de productivité professionnelle, manque de recettes d impôts sur le revenu, délinquances, services sociaux etc, » 2. Selon certaines estimations, le nombre d'analphabètes croîtrait de 2,25 millions chaque année, soit 1 million de jeunes qui quittent l'école sans les notions de base et 1,25 million d'immigrants qui ne sont pas de langue anglaise. Ce handicap est évidemment plus développé dans les « minorités » : on estime ainsi que 56 % de personnes de langue espagnole 3 âgées de 17 ans sont analphabètes, de même que 47 % de Noirs du même âge.

L'aide des associations

La lutte contre l'analphabétisme est devenue une priorité du secrétaire d'État à l'Éducation. Longtemps prise en charge par des associations bénévoles sans grand moyen financier, elle bénéficie maintenant d'un investissement financier croissant de la part des différentes instances urbaines, étatiques ou nationales.

Mais le fonctionnement concret des campagnes contre l'analphabétisme reste largement pris en charge par des associations basées sur le bénévolat et cherchant souvent à fédérer leurs efforts. Au nombre de ces fédérations, on peut citer : le « Business Council for Effective Literacy (BCEL) », l'« Adult literacy initiative », et la « Coalition for literacy ». La « Coalition for literacy », créée en 1981, rassemble onze partenaires divers allant des « Literacy volunteers of Arnerica » , à la chaîne de librairies de B. Dalton, à l'« Association internationale pour la lecture » (IRA) et à la très active ALA, Association des bibliothécaires américains, qui l'anime 4.

Elle a mis en oeuvre trois types de services, sans compter le nerf de la guerre, la recherche de fonds :
- une campagne auprès des médias (presse, radio, télévision) visant à recruter des volontaires et à accroître la prise de conscience et l'engagement collectif et institutiônnel, notamment ceux des responsables d'entreprises, dont on souhaiterait qu'ils établissent des programmes d'alphabétisation dans leurs établissements et/ou qu'ils financent les opérations en cours;
- un service de réponses par téléphone (800 lignes) gratuit disposant d'un répertoire informatisé et pouvant répondre à toute question concernant les campagnes en cours dans tout le territoire des Etats-Unis. Mis en place en novembre 1983, ce service avait au cours des six premiers mois de fonctionnement reçu plus de 12 200 appels;
- une assistance technique aux associations et villes désirant commencer un programme : diffusion de matériel imprimé, mise en rapport avec des correspondants locaux, participation à l'organisation de programmes au niveau local ou régional (l'État).

Un tuteur pour un étudiant

Au niveau local et de façon plus concrète, la participation des bibliothèques publiques est dans la droite ligne de nombre d'autres activités de ces dernières : elles offrent un toit, une organisation et une coordination sans pour autant prendre en charge l'ensemble de l'opération. Aucun bibliothécaire ne fait, à proprement parler, d'action d'alphabétisation, mais la bibliothèque organise des cycles de formation. Elle se charge de trouver en amont des bénévoles (« volunteers » ou « tutors »), en aval des étudiants, et d'organiser la formation des premiers en vue de l'enseignement des seconds selon le principe du tutorat : un tuteur pour un étudiant. Les volontaires reçoivent une vingtaine d'heures de formation et s'engagent pour une cinquantaine d'heures de tutorat. Les étudiants doivent être des adultes de plus de 16 ans, non scolarisés bien entendu et d'un niveau inférieur au 6e grade (soit notre CE2). Un cycle d'alphabétisation dure environ 50 heures, à raison de deux heures par semaine : au terme, l'étudiant passe un test qui permet de savoir s'il faut continuer les cours ou s'il a atteint une maîtrise minimale suffisante de l'écrit.

La bibliothèque, donc, s'occupe du recrutement des bénévoles et des étudiants. Premier problème : dans certains cas, on manque de bénévoles, mais dans d'autres cas, on manque d'étudiants. Les seconds, bien que nombreux, peuvent pour toutes les raisons psychologiques et sociales que l'on imaginera aisément (allant de la gêne à l'inconscience même du handicap), ne pas faire appel à ces cours.

Le recrutement des bénévoles est parfois difficile et leur stabilité plus improbable encore : changements dans la vie personnelle ou professionnelle, lassitude envers ce type de service, difficultés dans les relations avec les étudiants, autant de raisons qui expliquent que la bibliothèque de Chicago par exemple estime que le suivi psychologique des volontaires doit être un de ses objectifs prioritaires. Elle essaie de mettre sur pied un certain nombre de mesures (réunions, lettre mensuelle, feuille de liaison, ligne de téléphone toujours disponible à l'écoute etc.) qui créent un halo de soutien psychologique et rompent l'isolement dans lequel se trouvent bien souvent les apprentis-alphabétiseurs. Au niveau local aussi on favorise ces campagnes de presse, publicités à la radio et à la télévision (émises par des vedettes du show business) cherchant à la fois à sensibiliser la population (« You can read, but they can't») et à recruter des bénévoles.

L'engagement des bibliothèques

La bibliothèque propose en général un lieu pour abriter les séances : à New York, à Brooklyn, à San Francisco, certaines annexes sont déclarées sites d'alphabétisation et les séances ont lieu dans ces 5 ou 6 lieux. A Oakland (Californie) et à Chicago, les séances peuvent avoir lieu à la bibliothèque mais aussi dans n'importe quel endroit, à la convenance des deux interlocuteurs. La directrice de la bibliothèque d'Oakland préfère de loin cette dernière solution, qu'elle estime justement plus propice à combattre les gênes que « l'étudiant » ressent bien souvent. La bibliothèque essaie d'assurer dans l'offre même de la bibliothèque un suivi des étudiants ayant acquis les notions de base de lecture et d'écriture. Un espace spécial réservé à des livres en gros caractères et courts, sur des sujets touchant à tous les aspects pratiques de la vie quotidienne, est toujours à leur disposition.

A Chicago le « Literacy Council » propose une liste bibliographique dite « Hi-lo » (High interest, low level) : titres correspondant à un niveau scolaire du 4e ou 5e grade et en poche pour 95 % d'entre eux. Dans certains États, on ajoute à ce programme de base des formations plus spécifiques. A New York, le programme « English as a second language s'adresse spécifiquement à ceux dont la langue maternelle n'est pas l'anglais, et principalement aux personnes de langue espagnole. Cette fois, les cours ne sont pas pris en charge par des volontaires mais par des instructeurs spécialisés qui ont des classes d'environ vingt élèves. A Brooklyn, lorsque l'étudiant a atteint le niveau de base il peut continuer à se perfectionner dans de petits groupes de 4 à 5 personnes. Ainsi à Brooklyn, ce sont plus de 500 personnes qui reçoivent des cours d'alphabétisation organisés par la bibliothèque, à New York 500, à Chicago 350, à San Francisco 200, à Oakland 200. Goutte d'eau dérisoire dans un océan ? Certes, la tâche reste immense, même si ces « scores » sont pour nous impressionnants. A Chicago ce sont plus de 1 800 personnes qui sont inscrites sur la liste d'attente. Tâche immense où les bibliothèques ne sont pas seules impliquées, on l'a vu.

Quelles que soient les analyses que l'on puisse faire sur les causes profondes de l'analphabétisme aux Etats-Unis et sur les mesures proposées pour le résoudre, l'engagement des bibliothèques dans ces tentatives, qui n'est qu'une des facettes de leur profonde participation à la vie (et aux problèmes) des communautés qu'elles desservent, est lui bien réel.

  1. (retour)↑  Extrait d'un rapport réalisé à la suite d'un voyage d'étude effectué aux Etats-Unis en avril 1985, et Intitulé : Les usagers des bibliothèques publiques américaines : leur profil sociologique, les services aux publics spécifiques, l'évaluation des services rendus.
  2. (retour)↑  Extrait d'un rapport réalisé à la suite d'un voyage d'étude effectué aux Etats-Unis en avril 1985, et Intitulé : Les usagers des bibliothèques publiques américaines : leur profil sociologique, les services aux publics spécifiques, l'évaluation des services rendus.
  3. (retour)↑  A Nation at risk: the full account -National commission on excellence in education. - 1984. - 128 p.
  4. (retour)↑  Peoria Journal star 14 déc. 1984.
  5. (retour)↑  Peoria Journal star 14 déc. 1984.
  6. (retour)↑  Peoria Journal star 14 déc. 1984.
  7. (retour)↑  17,6 millions de personnes de langue espagnole aux Etats-Unis qui est le 7e pays de langue espagnole au monde.
  8. (retour)↑  Voir le numéro spécial de Public libraries, vol. 23, no 4, Winter 1984 sur la « Coalition for literacy ».