Quels espaces pour la bibliothèque ?
Débat sur la construction
Jacqueline Gascuel
Marie-Françoise Bisbrouck
Débat entre les auteurs de deux livres récents sur la construction des bibliothèques publiques. L'échange porte sur les conceptions bibliothéconomiques et leurs traductions dans la programmation, la construction et l'aménagement des bibliothèques : les implications de la généralisation du libre-accès (importance des collections en accès direct, place des magasins, question des vols); l'organisation des espaces consacrés à l'animation; les avantages et les inconvénients des équipements intégrés (centres culturels ou écoles); l'évolution des bâtiments (flexibilité, modifications, extensions); l'image de la bibliothèque donnée par son aménagement intérieur (« librairie », « lieu de détente », « lieu d'études ») ou son aspect extérieur.
Discussion between two authors about their books on public libraries building. The main purpose of the exchange is to examine how librarianship concepts can be put in concrete form in planning, building and equipping libraries. Various problems are studied here : consequences of a developing open access (size of the collections, place of repositories, problems of stealing); structure of spaces for animation; advantages and disadvantages of integrated equipments (cultural centers or schools); development of the various buildings (flexibility, changes and extensions) ; the look of the library according to its interior presentation (« bookshop », « relaxation place », « study place ») or to its outside features.
Ne partez pas sans « biscuels » ! Telle est la recommandation qu'on peut désormais faire à tous les candidats à la construction. Deux manuels parus au printemps 1984 ont meublé un local peu occupé ces dernières années.
Le BBF a demandé aux auteurs, Jacqueline Gascuel et Marie-Françoise Bisbrouck, d'aller plus loin et de confronter leurs points de vue sur les problèmes de construction : quelle organisation matérielle pour le libre-accès et l'animation ? Comment construire le réseau ? Sur un plan plus général, de quoi est fait le service que la construction doit matérialiser ? Au cours de cet échange il aura été question autant de conception que de construction. Si plusieurs questions sont restées ouvertes ici, c'est que les débats autour de la définition des bibliothèques publiques ne sont pas clos.
BBF. Le débat d'aujourd'hui est dû à la publication de deux ouvrages sur la construction des bibliothèques publiques 1. Pendant des années, la littérature sur la question a été quasi inexistante et voici qu'à quelques semaines de distance paraissent deux livres sur ce sujet. Deux ouvrages assez différents : Un Espace pour le livre s'affiche comme un manuel et un instrument de réflexion. La Bibliothèque dans la ville, publiée par la Direction du livre et de la lecture, présente les attributs du beau livre (grand format, sous couverture glacée et pelliculée, iconographie riche et variée). Pourquoi deux partis aussi opposés ? Pouvez-vous, chacune, nous parler de votre démarche : quel ouvrage avez-vous voulu faire ?
Marie-Françoise Bisbrouck. Les origines de La Bibliothèque dans la ville, déjà anciennes, s'inscrivent dans les débats du groupe de travail sur la construction des bibliothèques municipales, qui a été mis en place par le Service de la lecture publique en 1973-1974 et dont un des premiers résultats a été la publication de normes indicatives en 1975. Parallèlement, depuis une douzaine d'années, ont été mis en service 400 000 m2 de bibliothèques municipales, dont les 3/4 correspondent à des constructions et il était important de faire le point. Dans l'esprit de la Direction du livre, l'ouvrage s'adresse à la fois aux bibliothécaires, aux architectes et aux élus locaux : ce sont en effet ces trois interlocuteurs que l'on rencontre au cours des réunions de travail. On a donc souhaité mettre à leur disposition un livre technique rassemblant un certain nombre d'éléments que l'on était fréquemment appelé à répéter, mais qui ne soit pas trop aride cependant. Il se veut à la fois ouvrage de référence et attractif; pour cela, la présentation d'ensemble et les index ont été particulièrement soignés.
Une partie de l'ouvrage est plus « politique » et s'adresse donc en priorité aux élus : c'est un exposé sur ce qu'est une bibliothèque, sur la façon dont elle fonctionne, sur son public, sur la nécéssité de mettre à sa disposition du personnel qualifié et en nombre suffisant, etc. Ailleurs sont fournis des éléments techniques qui intéressent plus directement les architectes, sur des problèmes tels que l'éclairage, les revêtements de sol, la charge d'exploitation des planchers, etc. Nous avons également proposé un certain nombre de points de repère : des fiches complètes portant sur vingt exemples de réalisations récentes de bibliothèques centrales et d'annexes ont été rassemblées, permettant des éléments de comparaison comme, par exemple, les délais et les coûts de construction ; pour chaque équipement nous avons précisé le programme de départ, les solutions techniques qui ont été adoptées, les effectifs et la qualification du personnel; bien entendu, tous les plans sont publiés. Enfin, tous les éléments qui peuvent intervenir en amont ou en aval d'une opération d'équipement ont été analysés : éléments techniques (mobilier ou bibliobus), éléments administratifs (procédure de construction, subventions), éléments politiques (normes indicatives et programmes par tranche de population).
Nous étions surtout très attachés à l'idée que cet ouvrage constitue une véritable méthode de programmation des équipements. Programmer signifie en effet réfléchir profondément à la fonction de la bibliothèque dans la ville et à ce qu'on souhaite faire, pas seulement pour être en conformité avec les « normes » de la Direction du livre, mais surtout pour adapter le plus étroitement possible la bibliothèque à la réalité locale du moment, tout en l'ouvrant au maximum sur l'avenir. Je dois dire que, sur ce point-là, j'ai été très souvent déçue : les équipes tripartites (élus, bibliothécaires et architectes) n'arrivent que rarement à imaginer des propositions originales, tenant compte de la spécificité de chaque situation et rie se démarquent guère des programmes de la Direction. Or, les bibliothèques ont évolué depuis dix ans et elles évolueront encore beaucoup au cours des prochaines années...
Le livre, bien sûr, est une mise au point portant sur le développement actuel des bibliothèques, mais il est appelé à être un jour dépassé. Je pense, surtout dans le contexte de la décentralisation, qu'il devra être réactualisé, tous les trois-quatre ans; par ailleurs, d'autres documents devraient être publiés pour faire apparaître l'évolution des bâtiments, la façon dont ceux qui les utilisent se les sont appropriés, comment ils ont, au fil du temps, transformé les espaces et pour quelles raisons.
Jacqueline Gascuel. Il n'y a pas de hasard. Si nos deux ouvrages sortent presque en même temps, c'est qu'ils sont issus d'une réflexion commune, celle du groupe de travail de 1973-74, dont je faisais aussi partie. Quand j'ai vu que rien n'était publié, je me suis mise à l'ouvrage : j'ai fait un plan, et j'ai été le soumettre à Jean-Pierre Vivet et à Françoise Bony, qui ont tout de suite encouragé mon projet et accepté de le publier. En fait, cet ouvrage était en gestation depuis très longtemps, depuis l'inauguration de la bibliothèque de Massy en 1971. A l'époque, c'était une des premières bibliothèques publiques à être logée dans un bâtiment spécialement programmé à son usage; elle représentait une certaine vision de la lecture publique et elle a eu beaucoup de visiteurs, élus, bibliothécaires et architectes. C'est de ces conversations des années 1972-74 qu'est né ce livre. La rédaction a été beaucoup plus tardive et s'est étalée sur plusieurs années; écrire toute seule ce genre d'ouvrage, c'est faire un travail de laboureur : on fait chaque jour un demi-sillon et, au bout de trois ans, quand le dernier sillon est tracé, on voit de nouveau pousser les mauvaises herbes dans le premier !
Le public visé est un public multiface; ce sont en premier lieu les élus locaux et tous leurs partenaires. Mais je m'adresse surtout aux architectes et aux bibliothécaires. Pour ces derniers, l'approche est plus subtile; le livre se veut instrument de formation: c'est un guide pour les bibliothécaires confrontés à un problème de construction et c'est aussi un plaidoyer. En effet, il peut constituer un argument pour décider les municipalités à construire; c'est pour cela que le ton est parfois un peu passionné. Compte tenu des objectifs pratiques qui avaient été adoptés, il m'était difficile de jouer sur la présentation : il y a des photos évidemment, mais il y a aussi des schémas et des dessins « qui valent mieux qu'un long discours ». J'ai joué sur la lisibilité et l'humour avec des têtes de chapitre et des titres accrocheurs, un choix de dessins amusants.
Bande à part
BBF. En somme nous avons un livre de référence et un guide; si les formules diffèrent, le succès est identique puisque les premières éditions de chaque ouvrage seront bientôt épuisées. Ce qui nous paraît intéressant c'est le « visage nouveau » qui se dégage de ces deux ouvrages : la présentation en libre-accès, l'animation, les services pour enfants, les discothèques; tous ces éléments composent un schéma d'organisation relativement original. Dans la plupart des cas ce sont des sections cloisonnées et très différenciées; peut-on parler d'un « schéma français » différent des bibliothèques anglo-saxonnes ou scandinaves où tous ces éléments sont généralement regroupés dans un même volume ?
JG. Je ne poserais pas le problème en ces termes; ce qui compte d'abord c'est la taille de la bibliothèque - on ne traite pas de la même façon une surface de 500 m2 et une de 5 000 m2. La première étape d'une structuration des services est évidente, c'est la séparation des publics enfants et adultes; la suivante s'effectue en fonction des documents : la discothèque par exemple et, de plus en plus souvent, l'audiovidéothèque; ceci essentiellement pour des commodités de gestion. Je sais bien qu'il y a des partisans du classement multimédias, mais il ne faut tout de même pas se raconter trop d'histoires : à Beaubourg, les disques sont regroupés à la classe 780, celle de la musique; il peut y en avoir quelques-uns ailleurs - les chants d'oiseaux en zoologie -mais cela reste très marginal. Mais ne parlons pas de la BPI, car elle ne prête pas; elle n'est pas une bibliothèque, mais plutôt un centre de documentation. A Cambrai, qui est organisée selon des principes similaires, je ne pense pas que le classement multimédias ait fondamentalement changé les choses.
MFB. Je suis tout à fait d'accord avec vous. Je voudrais préciser une chose : dans les programmes indicatifs de la Direction du livre, on distingue en effet ces trois sections, mais on n'a jamais dit qu'elles devaient être cloisonnées et séparées. Dans la plupart des cas, effectivement, elles le sont... mais il n'y a jamais eu de doctrine ou, en tout cas, d'obligation quelconque sur ce point. Par contre, je me suis souvent battue sur le problème de la section-adultes, pour effacer cette séparation sclérosante entre le prêt et la lecture.
S'il n'y a pas de doctrine, il y a cependant une logique: si on décide de regrouper sections adultes, enfants et discothèque à l'intérieur d'un seul volume, il faut beaucoup investir sur les dispositifs d'acoustique et d'absorption phonique (plafonds, revêtements de sols et de murs). Si on se contente de passer une couche de peinture, on crée une vaste caisse de résonnance et on va droit au devant d'un échec ! Personnellement, plutôt que de regrouper les trois sections dans un seul volume, je pense qu'il faut ménager une unité visuelle entre elles : créer un bâtiment très lisible, étudier de près la signalisation, parce que les publics diffèrent et ont des comportements d'appropriation différents.
Dialectique libre-accès/ magasin
BBF. Ce qui ressort de vos ouvrages, c'est que le libre-accès est désormais le maître mot quand on parle de bibliothèque publique. On aimerait avoir votre point de vue sur l'organisation du libre-accès qui est l'aboutissement logique de cette démarche. Pour commencer, croyez-vous qu'il y ait une limite quantitative au libre-accès ?
JG. Jen suis persuadée; il n'est pas possible de tout mettre en libre-accès. Il faut être attentif à la masse de documents qu'on propose au public, à leur pertinence et à la façon dont on peut aider les lecteurs à s'orienter. C'est d'ailleurs pour cela que je ne suis pas hostile à la création de secteurs pour adolescents où sont regroupés des livres vivants, faciles d'accès, des valeurs sûres. Lorsque les collections sont en libre-service, il y faut un certain nombre de repères. Et dès que le libre-accès atteint une certaine dimension, il devient nécessaire de marquer plusieurs niveaux d'accessibilité. A la BPI, les nouveautés sont réunies dans la Salle d'actualité; à la Part-Dieu à Lyon, on a fait de même, avec des choix un peu différents; les grandes bibliothèques anglaises que j'ai visitées sont souvent organisées en départements consacrés à une discipline ou à des disciplines voisines; j'y ai vu aussi les near stacks, magasins ouverts au public, où sont rangés les ouvrages moins consultés et le regroupement des livres de poche : le coin des paper-backs. Plusieurs niveaux d'accessibilité donc et non une seule masse indifférenciée de documents, déroutante pour certains.
MFB. Je ne suis pas certaine qu'il y ait un seuil limite à la quantité de documents à mettre en libre-accès ; je pense qu'il s'agit plutôt d'un problème d'architecture et d'aménagement intérieur. Il faut créer des espaces et des zones diversifiés à l'intérieur du libre-accès et bien les signaliser. Pour ma part, j'ai toujours été frappée par la présentation des collections dans les bibliothèques anglaises que j'ai visitées. Il y avait énormément de documents, mais c'étaient vraiment des magasins sans portes, très tristes.
BBF. Alors, comment voyez-vous la mise en place des périodiques et du service d'information et de référence ?
JG. Pas de salle de périodiques ! Je ne suis pas pour.
MFB. Moi non plus, je n'ai jamais trouvé cela indispensable.
BBF. Alors, quid des périodiques ? Les quotidiens, les magazines, les revues ?
JG. Pour simplifier, disons que vous avez trois catégories de périodiques. Vous avez les quotidiens, qui sont un outil d'appel dans une bibliothèque; vous trouvez ensuite les magazines ou les revues que j'assimile volontiers aux ouvrages du secteur de prêt; et puis vous avez tous les périodiques d'étude. Sans parler des « illustrés » pour enfants. Tout cela ne se trouve pas forcément au même endroit...
MFB. Oui, effectivement, il faut analyser les différents types de périodiques: les quotidiens et magazines, je les verrais plutôt placés à l'entrée de la bibliothèque. Les revues, par contre, peuvent être regroupées avec les livres, par discipline. Le service d'information, à mon avis, devrait aussi être proche de l'entrée; ceci dit, il faut, je pense, distinguer entre la quick reference (annuaires de téléphone ou indicateurs de chemins de fer) et l'accès au fonds documentaire (bibliographies, dictionnaires en tous genres et catalogues). Dans le cas de fonds anciens ou de services de documentation spécialisée, il y a encore une localisation à trouver.
JG. Je crois qu'il faut, en effet, apprécier les différentes lectures; trouver un point d'équilibre à la croisée de la recherche documentaire qui exige un minimum de calme, du service de renseignement par définition plus bruyant et plus animé, et des magasins où sont stockés dossiers de presse et fascicules divers. Les bibliothèques tendent en effet à devenir de plus en plus souvent des centres de documentation qui font du dépouillement de périodiques et constituent des dossiers. C'est un élément qui n'était guère pris en compte au début des années 70. A mon avis, ce n'est pas par hasard qu'a du être réévaluée, en 1975, la place donnée aux magasins dans les programmes de la Direction du livre et elle devra être encore augmentée !
BBF. En somme, nous assistons à une réhabilitation du magasin ?
JG. Mais oui, bien sûr. Ainsi fonctionne l'histoire ! Nous sommes partis, dans les années 70, d'une situation si catastrophique pour la lecture publique, qu'il fallait proclamer sur tous les tons la primauté du libre-accès. Beaucoup de bibliothèques, ouvertes à cette époque, n'ont pas de magasins -ou ont de très petits magasins. Depuis, elles ont accru leurs collections et garni tous les rayonnages des salles publiques. C'est seulement maintenant que se pose de manière aiguë le problème de la mise à jour des fonds en libre-accès - d'où le regain d'intérêt pour les magasins. Je crois, pour ma part, à l'avenir des magasins intermédiaires, les near stacks - même si on n'en a guère programmé jusqu'à présent - et des magasins tout court !
MFB. Effectivement, il était fondamental, dans les années 70, de changer l'image de marque des bibliothèques : il faut se souvenir qu'on n'hésitait pas, au cours de la période précédente, à programmer une capacité en magasin de 400 000 volumes hors fonds ancien pour une ville de 50 000 habitants ! Evidemment on a renversé assez brutalement la vapeur...
En voyant les choses dans le plus long terme, il est évident qu'une bibliothèque ne peut être uniquement vouée à la consommation, comme à la BPI où on élimine les collections au bout de cinq ou six ans. D'autre part, tant qu'une politique concertée d'élimination et de conservation n'a pas été mise en place au niveau national ou régional, le problème reste entier pour les établissements qui sont à la base; ils ont tout de même une mission de conservation, il ne faut pas l'oublier !
BBF. Le corollaire du libre-accès, c'est fréquemment le vol. Pensez-vous qu'il faille prévoir, dès la programmation d'un équipement, la mise en oeuvre de dispositifs antivols ?
MFB. On ne l'impose jamais : on informe les décideurs - les communes - et ce sont eux qui prennent leurs options. Ce genre de décision, effectivement, doit être pris très tôt : un système de contrôle conditionne en effet toute l'organisation des circulations du public et leur convergence en un point unique, près de l'entrée. Il faut bien dire une chose : quand on a commencé, il y a quelques années, à parler de systèmes de détection, les bibliothécaires s'y sont montrés totalement allergiques. Ils estimaient que l'introduction de ces systèmes de contrôle ne pouvait que détériorer la nouvelle image de marque des bibliothèques, fondée sur l'attractivité, l'ouverture et l'accueil du public. Maintenant, avec la banalisation des systèmes antivols dans de nombreux magasins, je crois que ces réticences ne se manifestent plus que de manière sporadique. On peut évoquer l'installation de tels systèmes sans susciter de réaction de rejet.
JG. Personnellement, je ne crois guère à l'efficacité des systèmes antivols, même s'il m'est arrivé de les conseiller ! Je pense qu'ils ne peuvent avoir qu'une action limitée, à l'intention de quelques étourdis. Ils n'ont probablement jamais gêné le moindre voleur...
MFB. Là, vous exagérez ! Ces systèmes doivent avoir une certaine efficacité; la meilleure preuve, c'est leur généralisation. Et il y a, malgré tout, moins de voleurs déterminés que vous le pensez !
JG. Il y en a... et, pour eux, il existe mille et une manières de tourner ces systèmes ! Je crois beaucoup plus pour ma part à la vertu du vestiaire obligatoire à l'entrée avec dépôt des cartables. D'autres mesures me semblent également dissuasives : mettre un photocopieur à la disposition des gens; implanter des toilettes donnant directement sur le hall, et non dans les salles de lecture, où elles peuvent faciliter le découpage des livres, De toute façon, avec ou sans système de détection, la protection contre le vol est une donnée assez complexe qu'il faut penser dès la programmation. De plus, c'est à ce stade qu'elle pourra bénéficier de subventions !
La reconversion dans la polyvalence
BBF. Avec le libre-accès, l'autre « vainqueur de l'histoire » c'est l'animation, avec tout un ensemble de lieux qui lui sont consacrés : salles polyvalentes, salles de travail en groupe, auditoriums, espaces pour les enfants, hall d'entrée... Mais cette multiplicité de lieux recouvre peut-être une certaine incertitude sur leur usage, surtout en ce qui concerne les salles polyvalentes - beaucoup moins polyvalentes que leur nom ne l'indique, si on en croit Jacqueline Gascuel.
JG. L'organisation des lieux d'animation est d'abord fonction de la taille du bâtiment. Cela dit, je crois peu à la succession dans un même volume d'activités aussi diverses que conférences, projections, expositions, écoute musicale ou représentations. Elles impliquent toutes des spécifications techniques différentes : éclairage, naturel ou artificiel, acoustique, installations techniques, sans parler de la disposition par rapport aux circulations du public... D'autre part, lorsqu'il y a une exposition et une conférence, elles ont souvent lieu sur un même thème et en même temps. Elles ne peuvent guère être accueillies dans une même salle quelle que soit sa polyvalence. Chaque fois que j'en discute avec un collègue, je constate les difficultés de la polyvalence. On aboutit alors à des salles polyvalentes sous-utilisées sinon reconverties. Ceci est vrai aussi pour les salles de travail en groupe : elles sont programmées parce qu'elles figurent dans les programmes de la Direction du livre, mais on ne sait qu'en faire une fois le bâtiment achevé. Je connais plusieurs exemples de reconversions.
MFB. Et dans quel sens, ces reconversions ?
JG. Dans un cas, la salle de travail en groupe s'est transformée en bureaux; dans l'autre en débarras à périodiques, quitte à réutiliser la salle de manutention comme salle de travail en groupe ! Des ateliers pour enfants sont également devenus bureaux. Il y a de nombreux changements qui ne sont guère connus - il faudrait faire des études, avoir un bilan de l'utilisation des bâtiments au bout de cinq ans.
BBF. Il y a quelque chose de frappant : les redistributions que vous citez ont lieu au bénéfice des services intérieurs. Faut-il y voir un signe ?
MFB. Il faudrait bien sûr étudier de plus près ces réaffectations, mais je voudrais insister sur un fait de départ évident mais très mal perçu: compte tenu des délais entre la programmation d'un bâtiment et son ouverture au public - au minimum quatre à cinq ans - il est rare que ce soit la même équipe qui suive l'opération de bout en bout. Trop souvent même il n'y a pas de bibliothécaire du tout pour suivre la première phase, programmation et mise au point des plans. D'où des hésitations, des malentendus, une réflexion et un dialogue insuffisants à ce stade. A l'arrivée, l'équipe en place fait le bilan : inévitablement les conceptions divergent quant à l'organisation des postes de travail, l'aménagement des bureaux, la politique d'animation. Ne parlons même pas de changement d'équipe municipale !
JG. Cette constatation va très loin; lorsqu'une nouvelle équipe prend en charge un bâtiment, elle veut y mettre sa marque. Tout changement de direction se traduit par un changement d'utilisation.
MFB. Un changement partiel, j'espère ! Mais il y a un autre phénomène que je voudrais souligner : les équipements sont souvent programmés par les municipalités avec des estimations tout à fait fantaisistes quant aux effectifs de personnels nécessaires à leur fonctionnement, ou plus exactement, avec un manque de réalisme total. Je ne citerai qu'un exemple : on m'a dit un jour qu'on avait vu trop grand en construisant une annexe de 850 m2 pour un quartier de 20 000 habitants; or, renseignements pris, le fonctionnement de cette annexe reposait sur trois personnes, alors que le double, au minimum, aurait été nécessaire. L'erreur d'évaluation ne peut conduire, dans de tels cas, qu'à des dysfonctionnements, notamment pour les éléments des programmes les moins bien cernés par les municipalités : discothèques, salles polyvalentes, salles d'activités des enfants, sans qu'il y ait eu erreur de programmation au départ.
JG. Je suis encore plus pessimiste; j'estime que la bibliothèque est, dans la ville, l'équipement qui manque le plus cruellement de personnel. J'observe souvent que les petites communes arrivent comme par miracle à dégager des moyens pour recruter des animateurs, jamais pour embaucher des bibliothécaires !
BBF. Là aussi il y a peut-être un symbole...
JG. Oui, sans doute. Il faut admettre que le bibliothécaire est un diffuseur avant d'être un animateur ; généralement nous n'avons pas de formation aux techniques d'animation, nous n'avons pas plus le temps, ni toujours le goût de nous y consacrer... C'est aussi certainement une des raisons à la sous-utilisation des surfaces d'animation. La première chose à faire c'est de conduire des actions en commun avec les autres équipements culturels, de briser l'isolement de la bibliothèque, de créer des centres intégrés.
L'isolement dans l'intégration
BBF. Dans ce cas, le problème est en passe d'être résolu puisque déjà un quart des nouvelles bibliothèques sont installées dans des équipements intégrés. On trouve toutes les formules : simple voisinage, juxtaposition (les services s'articulent autour d'un hall d'entrée commun) et enfin mise en commun de certaines surfaces gérées de façon collective. A votre avis quel est le niveau d'intégration le plus souhaitable ? Faut-il renforcer ou au contraire freiner cette vogue de l'intégration ?
MFB. C'est vrai, on parle beaucoup d'équipements intégrés et on en réalise un grand nombre. Il s'agit le plus souvent de centres culturels regroupant une bibliothèque, un théâtre, des salles d'expositions, un musée, voire une école de musique ou des ateliers. On trouve aussi des exemples d'intégration avec des équipements administratifs ou commerciaux. En bout de course, il n'est pas sûr que chacun de ces équipements ne fonctionne pas de manière quasiment autonome. Sans doute existe-t-il des occasions d'échanges de salles et d'expositions réalisées en commun ; mais je ne pense pas qu'on organise systématiquement plusieurs fois par an des actions très importantes dans un cadre collectif.
Par contre, l'intégration à un groupe scolaire me paraît beaucoup plus délicate : qu'il s'agisse d'un rapprochement avec un centre documentaire du premier cycle ou un CDI (centre de documentation et d'information) de collège ou de lycée, c'est la bibliothèque qui est le plus souvent perdante. On a malheureusement pu voir plusieurs exemples où, petit à petit, un public chassant l'autre, la bibliothèque s'est totalement intégrée au fonctionnement scolaire et se trouve fermée à la population du quartier aux heures d'ouverture de l'école.
JG. Effectivement, l'intégration dans le secteur scolaire peut être source de difficultés; il suffit de se reporter à l'expérience d'Yerres... Ceci dit, je reste favorable à l'intégration : d'abord, comme je viens de le dire, elle est un moyen de remédier à la sous-utilisation des lieux d'animation; ensuite, il faut bien une collaboration avec d'autres structures pour renouveler et diversifier le public des bibliothèques. Certains prétendent qu'une grande animation amène chaque fois un public différent et nouveau à la bibliothèque ; c'est bien possible après tout...
L'intégration, c'est certain, pose un problème humain - car il est bien plus facile de gérer son établissement tout seul dans son coin, que de participer à une gestion collective. Cela pourrait d'ailleurs être une des retombées de la décentralisation sur les opérations d'équipement : créer les conditions d'une réflexion collective sur les composantes d'une politique culturelle, favoriser les expériences novatrices. En fait, le succès de l'intégration dépend pour beaucoup de la politique municipale et de la personnalité du responsable - qui ne doit pas être en même temps le directeur d'un des équipements, donc pas le bibliothécaire. La gestion collective, au quotidien, peut être difficile à vivre; il faut faire des grilles de programmation longtemps à l'avance pour éviter les conflits. Or, bien entendu, c'est aux mêmes heures que la bibliothèque et l'école de musique auront besoin de l'auditorium qu'elles sont censées partager : ce sera le samedi, ce sera le soir, ce sera le mercredi, si on fait un travail avec les enfants... C'est vrai qu'il n'y a pas beaucoup d'expériences convaincantes.
BBF. Il y a les personnes, mais il y a aussi les locaux; or on construit de plus en plus d'équipements intégrés. Il est temps de définir une position...
JG. La mienne .est très claire; je reste malgré tout pour les solutions intégrées et j'ajouterai une raison toute simple à celles que j'ai déjà formulées : un équipement intégré signifie souvent toute une armée d'animateurs avec lesquels il est intéressant de travailler. Pour ne citer qu'un exemple, le centre culturel Pierre Bayle de Besançon a constitué tout un centre de documentation avec dépouillement de périodiques. Si un tel élément pouvait être mitoyen de la bibliothèque, voilà une opération qui représenterait un réel intérêt !
MFB. Mais vous parlez de mitoyenneté ! En fait, il ne s'agit plus d'intégration mais de juxtaposition avec, bien sûr, des possibilités de collaboration entre services; j'y crois beaucoup plus, en définitive, qu'à l'intégration physique des espaces. Et, à mon avis, le voisinage est d'autant plus chaleureux que chacun a la possibilité de refermer la porte derrière lui ! Au fond, le travail de collaboration le plus efficace n'est pas forcément lié au rapprochement des équipements; il est d'abord fonction de la personnalité des partenaires.
JG. La juxtaposition permet de faire l'économie de certains éléments, par exemple l'atelier des enfants. S'il existe à côté de la section enfantine un atelier d'art plastique et un animateur, ce dernier sera plus efficace que ne pourrait l'être un bibliothécaire. Chaque fois que je participe à une animation, je suis amenée à reconnaître la compétence technique de l'animateur ou - trop souvent - à regretter son absence... En matière d'animation, l'intégration me paraît être un bon moyen de ménager l'avenir !
Evolutions : de la théorie aux pratiques
BBF. Ménager l'avenir, lorsqu'on construit, c'est aussi assurer une certaine flexibilité, une possibilité réelle de reconversion des espaces. D'après ce qui a déjà été dit, je crois comprendre que c'est indispensable.
JG. Il ne faut pas se leurrer : la flexibilité n'est jamais totale. La BPI avait prévu une flexibilité absolue - or ce n'est pas réellement le cas; au surplus cette flexibilité débouche sur des espaces bien peu sympathiques. Mais il est possible d'étudier une flexibilité limitée : récupérer une partie des magasins s'ils ne sont pas autoporteurs; agrandir ou réduire d'un module les différentes sections.
J'ai parlé des évolutions dues aux changements d'équipe; il y a aussi celles liées au temps : les collections s'accroissent, les rayonnages et les postes de travail se densifient... Il faut avoir cet élément présent à l'esprit et éviter de mettre en oeuvre des zones trop spécialisées qui figent la bibliothèque dès sa programmation. Dans les maisons de la culture il me semble que cet aspect a été mieux perçu et que les équipements offrent davantage de possibilités d'évolution.
MFB. Je pense qu'il faut absolument prôner une flexibilité maximale, mais celle-ci n'est réellement possible que dans l'hypothèse d'une construction. Les aménagements dans des locaux existants et dans des bâtiments anciens posent problème : il s'est déjà ouvert, et il va encore s'ouvrir, un certain nombre de bibliothèques dont on sait pertinemment qu'elles ne pourront pas évoluer, car les deux tiers des murs sont des murs porteurs... Cette rigidité, il faut en avoir conscience, est une des principales limites des opérations d'aménagement.
Il arrive que des reconversions soient impossibles pour d'autres raisons : par exemple la transformation d'un magasin en service public peut être interdite, car elle appellerait le percement d'ouvertures et poserait des problèmes de prospects. Il y a donc tout un ensemble de contraintes externes qui limitent les possibilités d'évolution ou d'extension : ce sont des données complexes qui interfèrent à la fois sur les éléments « internes » liés aux techniques de construction (trame, circulations verticales, hauteur sous plafond, charge au sol, magasins) et sur des éléments externes tenant au site (configuration du terrain, contraintes d'urbanisme, parti architectural). Tout cela doit être analysé de près dès les débuts de l'opération.
BBF. A propos d'extension précisément ; pensez-vous qu'il faille systématiquement en prévoir ?
MFB. Je ne poserai pas la question en ces termes. Bien sûr, il arrive qu'on programme des réalisations en deux tranches, mais la question me paraît se poser surtout en termes de terrain : il est rare, surtout pour les bibliothèques centrales, que le terrain offre de réelles possibilités d'extension, dans la mesure où les équipements sont situés au coeur le plus actif de la commune. Il y a aussi le parti architectural adopté; l'architecture de certains bâtiments ne permet aucun accroissement.
Je ne connais que peu de bibliothèques pour lesquelles une réalisation en deux tranches a été prévue, et j'en connais encore moins qui ont effectivement réalisé la deuxième tranche... Il peut y avoir d'excellentes raisons - démographiques ou autres -, mais la question de fond est en fait politique; c'est la volonté de la commune, au départ, qui est l'élément déterminant.
JG. Il faut aussi résoudre le problème suivant : vaut-il mieux une extension de la bibliothèque, ou bien, une fois atteint un certain seuil, ne vaut-il pas mieux construire un autre équipement ailleurs ?
Réseau : du mythe aux réalités
BBF. Justement, nous aimerions bien avoir votre point de vue sur le réseau, son organisation et le rôle dévolu aux annexes. Quel est, à votre avis, le service qui doit être le plus près du public ? Et comment créer un véritable réseau ? Il existe actuellement une très grande variété d'annexes...
MFB. Parce que tout cela a été programmé en fonction du contexte. Il y a des cas comme Charleville-Mézières, où on a reporté sur l'annexe de Ronde-Couture des fonctions normalement dévolues à la bibliothèque centrale -le service du bibliobus, la gestion technique des collections, une partie du stockage des fonds anciens - mais dans la programmation initiale, il s'agissait d'un schéma temporaire dû aux conditions actuelles dans lesquelles fonctionne la centrale.
JG. Il est parfaitement satisfaisant ce schéma; c'est le schéma à la grenobloise qui me paraît excellent lorsqu'il existe une centrale bien située, dans des bâtiments vieillis et inadaptés, qui gardent tout de même un certain prestige. Je ne vois personnellement aucun inconvénient à placer la centrale d'achat ou le bibliobus à la périphérie d'une ville.
MFB. C'est possible en effet, mais cette dualité peut aller loin ! Je pense en particulier à la chaîne de traitement des livres - choix, commandes, enregistrement, catalogage, indexation, équipement : il est mille fois plus économique et rationnel de centraliser toutes ces opérations en un seul lieu. C'est tout ce regroupement des tâches techniques qui est fondamental dans une organisation en réseau et qui en est l'une des justifications premières. Ce qui ne veut pas dire que le personnel des annexes n'a pas son mot à dire en ce qui concerne ces tâches techniques.
JG. Oui, vous avez raison, dans l'absolu. En pratique, la centralisation des achats reste partiellement un leurre... Il est actuellement bien plus facile et peut être plus rentable d'aller chercher le best seller à la mode chez son libraire et d'établir une fiche à toute allure que de remplir des bons de commande, de vérifier dans N fichiers si le livre n'a pas déjà été commandé, acheté ou catalogué ailleurs, d'attendre un achat et un traitement groupés. Je crois que le service au public y gagne et est plus fiable au bout du compte. Bien entendu, je me place dans la perspective des achats courants uniquement; il ne s'agit pas de constituer un fonds de départ et encore moins d'une gestion automatisée en temps réel. A terme, cette dernière devrait pouvoir modifier les choses.
MFB. Elle modifiera effectivement des choses; je pense notamment à la possibilité de catalogage partagé entre divers points du réseau. Mais, dans l'immédiat, l'autonomie dont vous parlez ne peut tout de même qu'entraîner du gaspillage; je suis contre.
JG. Je pense pourtant que la centralisation de A à Z reste assez mythique; je ne vois d'ailleurs pas très bien comment elle peut vraiment fonctionner pour les très gros réseaux.
BBF. Et en ce qui concerne le service public ? Quels éléments faudrait-il privilégier? Pensez-vous que les annexes sont plutôt un lieu de diffusion, plutôt un lieu de rencontres et d'animation, ou doivent-elles offrir tous les services d'une centrale réduits à l'échelle du quartier ?
MFB. Moi, je dirais les trois. Encore qu'il n'y ait pas de raison de cantonner une annexe uniquement dans le prêt de documents : il y faut des possibilités de lecture, une discothèque, voire une salle polyvalente... Bref, une annexe devrait être une « mini-centrale » à la dimension de la population du quartier !
JG. A mon avis, c'est d'abord fonction du quartier, de l'urbanisation, de la politique culturelle. Il n'y a pas de théorie à avoir là-dessus.
BBF. Mais il en existe une ! c'est celle des normes, indicatives certes. On vient de le dire : les deux principes du réseau sont la décentralisation des services au public et la centralisation des tâches techniques. Toute la question est d'identifier les fonctions de la bibliothèque qui doivent être au plus près de la population : est-ce le prêt de livres, celui de disques, le service d'information, l'animation ? On ouvre tout de même beaucoup d'annexes bien plus réduites que les modèles proposés par les normes; à Grenoble ou à Paris on dissocie les services enfants et adultes; on a construit des discothèques totalement autonomes...
JG. Personnellement, dans certains cas, je ne suis pas hostile à la création de petites annexes, de 100 à 150 m2, axées sur la diffusion de livres et l'animation. Il est possible aussi de réserver les annexes aux enfants. Certes, ce n'est pas une très bonne formule que d'isoler la section d'enfants; leurs responsables se plaignent ensuite d'être confinés dans un ghetto ! Malgré tout, dans certains cas, c'est peut-être la solution pour les annexes de quartier : la mobilité et l'autonomie des enfants sont très limitées avant qu'ils aient atteint une dizaine d'années.
MFB. Moi, je dois dire que je suis plutôt contre l'une et l'autre solutions ! Si on accueille enfants et adultes dans une toute petite annexe, il y a inévitablement concurrence et insatisfaction des deux publics; tôt ou tard on dédouble, et cette dispersion donne lieu à un gaspillage de personnel et à un trop faible choix de documents dans chacune des annexes.
Librairie : idéal ou repoussoir ?
BBF. On va donc donner la parole au public : l'enquête sur l'image des bibliothèques municipales 2 a fait apparaître que la bibliothèque idéale devait être aménagée comme une librairie pour 32 % des enquêtés, comme un lieu d'étude pour 26 %, et un lieu de détente pour 39 %. On aimerait connaître votre point de vue, quelle est l'image que vous voudriez voir véhiculée en priorité ?
MFB. Je ne sais pas vraiment. Ce qui est fondamental à mes yeux c'est la fonction accueil avec, en contrepoint, le lieu de détente; mais il faut aussi ménager l'alternance d'espaces adaptés aux différentes motivations du public : l'étude, l'information, les loisirs, la récréation, les discussions.
En tout cas ce n'est pas le schéma librairie qui me viendrait à l'esprit ! La librairie évoque soit la librairie traditionnelle, pire que les bibliothèques d'étude du XIXe siècle, soit l'exemple de la FNAC : là, c'est la foule, l'entassement des livres et des gens, l'impossibilité de trouver quoi que ce soit sans passer par l'intermédiaire d'un vendeur - et il n'y en a pratiquement pas - bref, disons le mot, un gigantesque foutoir !
JG. Je ne suis pas d'accord avec vous. Bien sûr, il faut puiser dans les trois modèles, mais je crois qu'il y a beaucoup à apprendre des librairies et de la FNAC. La FNAC, c'est une offre débordante et c'est une invitation à consommer, réalisée avec des moyens très simples : le mobilier, dense mais diversifié, la disposition générale avec ces alvéoles qui réussissent le tour de force d'être à la fois ouvertes et fermées; l'éclairage incorporé aux rayonnages ; et la signalisation. Je crois que nous aurions à méditer sur tous ces points. Vous dites que la FNAC ne peut servir de modèle pour une bibliothèque; sans doute, mais beaucoup de gens la considèrent comme un lieu rêvé pour lire... La foule attire la foule, regardez aussi Beaubourg !
MFB. Effectivement on peut reprendre les idées comme la structure en alvéoles, mais, vraiment, je ne crois pas que la FNAC ni aucune librairie puissent constituer un modèle pour quelque bibliothèque que ce soit ! Je dirais presque qu'il y a antinomie.
JG. C'est en tout cas une source de réflexions salutaires.
BBF. Concrètement, que peut-on en tirer pour l'aménagement intérieur, la signalisation, le mobilier ?
JG. Beaucoup de choses, et d'abord le rapport mobilier-éclairage : le système d'éclairage incorporé aux rayonnages apporte à mon avis une plus-value fantastique. Evidemment c'est onéreux et contradictoire de la flexibilité...
MFB. C'est pourtant le seul moyen d'assurer une belle qualité d'éclairage : on devrait en voir plus souvent.
JG. Pour tout ce qui concerne l'aménagement intérieur - la signalisation, l'éclairage, le choix des couleurs, le mobilier -, je crois en la vertu du décorateur. Lorsqu'on visite un bâtiment où a travaillé un décorateur, cela se voit tout de suite ! Toutes les composantes de l'aménagement intérieur ne sont pas vraiment maîtrisées dans beaucoup de bibliothèques : il faut que tout l'ensemble soit intégré à la réflexion de l'équipe d'architecture.
BBF. Alors, le mobilier, faut-il le confier au décorateur ? Connaît-on des exemples où le mobilier dessiné par l'architecte soit réussi à la fois sur le plan esthétique et sur le plan fonctionnel ?
MFB. Je ne crois pas qu'il faille confier la création du mobilier spécifique au décorateur. Il faut évidemment associer le décorateur et l'architecte aux choix du mobilier; il faut les consulter et les reconsulter pour tout ce qui concerne le choix des coloris, les revêtements de sols ou de murs, l'éclairage... Mais il ne faut pas faire l'impasse sur le mobilier spécialisé qui existe sur le marché et qui remplit correctement les fonctions pour lesquelles il a été créé.
Faire concevoir et construire du mobilier spécifique (rayonnages, bacs à disques, banques de prêt, fichiers) par un architecte ou un décorateur me paraît à la fois onéreux - ça revient deux fois plus cher - et dangereux: au nom de l'unité de conception, on a abouti à des catastrophes incroyables, non seulement sur le plan fonctionnel, mais aussi sur le plan esthétique. Je connais des architectes qui ont littéralement saboté leur architecture avec le mobilier qu'ils avaient eux-mêmes dessiné... Personnellement, je ne connais pas d'exemple réussi sur les plans esthétique et fonctionnel.
JG. Moi, si : la bibliothèque de la joie par les livres à Clamart - le mobilier est à la fois fonctionnel et adapté au bâtiment; tout l'ensemble est cohérent. Bien sûr, Clamart reste une exception, mais je suis persuadée que nous avons encore à travailler la question du mobilier : il y a eu, surtout dans les sections enfants, des recherches qui ont abouti à des réalisations amusantes mais peu fonctionnelles. En librairie, le mobilier est à la fois amusant et fonctionnel...
MFB. Globalement, j'estime que le mobilier actuel est relativement adapté aux usages. Par contre, c'est sur la question de l'implantation qu'il nous reste peut-être à faire notre révolution.
La quadrature du cercle
BBF. Vous semblez avoir sur ce point là des vues divergentes : les normes prévoient un espacement de 3 mètres entre les rayonnages; Jacqueline Gascuel prône un intervalle de 2,10 mètres... Ce n'est pas uniquement une question de centimètres, ça recouvre un peu les modèles que vous privilégiez (l'accueil-détente d'un côté, la librairie de l'autre). Pourriez-vous me parler des rapports entre la trame architecturale et la trame d'occupation ? J'imagine qu'il y a d'abord une incidence sur les surfaces, car la trame d'occupation du sol prédétermine la trame architecturale.
MFB. Pas vraiment ! Quand on a déterminé cet espacement, c'était pour disposer enfin de place pour présenter des collections, cela n'avait pas de rapport avec la trame architecturale. Nous partions du principe que la présentation, telle qu'on la conçoit en France, des collections en libre-accès est toujours étriquée. Nous souhaitions permettre la conception d'espaces dans lesquels il n'est pas nécessaire de se marcher sur le corps pour trouver un document.
JG. Je ne suis pas tout à fait d'accord : c'est difficile d'augmenter, voire de doubler, la densité des rayonnages lorsque l'implantation de départ a été faite sur la base d'un intervalle de 3 mètres. Or, c'est ce qui advient ou adviendra dans tous les bâtiments ainsi équipés, je le sais pertinemment. C'est difficile quand la disposition des éclairages, des fenêtres, des circulations et des poteaux a été pensée en fonction du coefficient de densité adopté au départ; or, celui-ci implique un mauvais rapport d'occupation du sol. C'est un gaspillage de superficie et de volume qu'il faut rattraper après coup.
MFB. Mais c'est sans rapport avec la trame; ce n'est qu'un mode de calcul.
JG. Quand même, les implantations de mobilier tiennent bien compte des poteaux ! A S'Quentin en Yvelines, la trame hexagonale est réduite, si bien qu'il y a une véritable forêt de piliers. Or, cette contrainte a été à l'origine de toute une recherche, d'une implantation en forme d'étoile très intéressante. C'est la même chose à l'annexe de la Ronde-Couture de Charleville-Mézières : une disposition en éventail qui s'harmonise à la structure du bâtiment. Par contre, reproduire ces implantations dans un bâtiment rectangulaire, c'est perdre de la place à plaisir.
MFB. Il y a un point que je voudrais préciser : lorsqu'un bâtiment comporte une trame circulaire ou polygonale (hexagone, triangle ou autre), ce qui peut être très intéressant sur le plan architectural, il faut absolument prévoir des surfaces supplémentaires, car elles sont nécessaires si on veut aboutir à une capacité d'accueil en documents et en places assises équivalente à celle qu'on aurait avec une trame rectangulaire ou carrée.
JG. Vous croyez ? J'aurais pensé que le cercle représentait la surface de stockage idéale...
MFB. Mais non; c'est élémentaire ! Un triangle c'est par définition un tas d'angles aigus où on ne peut rien mettre sinon un pot de fleurs !
Pour une bibliothèque-phare ?
BBF. En tout cas, c'est très à la mode. Il y a vraiment toute une recherche architecturale qui s'est développée autour des bibliothèques. On voit des bâtiments originaux et ambitieux qui affichent véritablement la bibliothèque dans la ville. Que pensez-vous de ce mouvement : faut-il le poursuivre ou croyez-vous préférable d'intégrer davantage la bibliothèque à son environnement ? Je crois qu'il y a déjà des débats sur cette question.
MFB. Je dois dire que, pendant des décennies, les bibliothèques n'ont jamais eu de bâtiments spécifiques. On les a installées dans des mairies, des écoles, des bains-douches, des églises... jamais dans des bâtiments conçus pour elles. A partir du moment où on construit des bibliothèques, il me semble que le bâtiment doit avoir une certaine allure, qu'il doit jouer, en quelque sorte, un rôle de signal culturel. Il n'y a pas de raison de le traiter de manière, disons relativement vulgaire, de construire un cube ou une caisse à savons ! Moi, ça me fait vraiment plaisir de voir des bibliothèques comme celles de Cholet ou de Belfort; ce sont des bâtiments qui ne peuvent laisser personne indifférent.
JG. Ce sont des bibliothèques que j'apprécie, mais cela ne m'empêche pas d'admirer des rénovations comme celle de Nevers. Ceci dit, il n'est pas sûr que ce bâtiment, si séduisant, soit totalement fonctionnel; il faudra en établir le bilan d'ici un an ou deux.
MFB. Je suis partisan de la bibliothèque signal mais à une condition expresse : Il ne faut pas faire à tout prix un morceau d'architecture. Je connais malheureusement plusieurs cas où l'on a construit des équipements qui en mettent plein la vue sans tenir le moindre compte des fonctions de la bibliothèque, réparties ensuite dans l'enveloppe des murs n'importe comment sur six niveaux ou même davantage ! Alors là bien sûr je ne suis pas du tout d'accord.
BBF. Que faire alors justement ? Le cas ne doit pas être si rare où les municipalités s'en remettent complètement à l'architecte, le bibliothécaire étant soit absent, soit court-circuité ?
JG. Surtout dans les petites villes - je l'ai souvent observé. Maintenant que le directeur de la BCP est dispensateur de subventions, il peut en profiter pour exercer une action de conseil. Ce conseil peut aussi venir des Directions régionales...
MFB. A condition qu'il y ait un bibliothécaire compétent. L'administration centrale a souvent joué à la fois un rôle moteur et un rôle de garde-fou et je pense qu'il faudrait, dans le cadre de la décentralisation, maintenir, en ce qui concerne les équipements, une cellule de réflexion au niveau de l'Etat.
JG. Mais il faut à tout prix décentraliser la fonction de conseil et la faire passer dans les faits. Il se construit des équipements à la pelle, avec ou sans l'aide de l'Etat...
MFB. Il ne s'en est pratiquement pas construit d'importants depuis dix ans sans l'aide de l'Etat...
Un avenir nébuleux
BBF. Puisque vous estimez toutes deux que l'architecture doit conférer un certain prestige à la bibliothèque, je souhaiterais connaître votre opinion sur le bâtiment prestigieux entre tous, la BPI. Que pensez-vous des options d'aménagement prises à Beaubourg ?
MFB. A mes yeux la BPI joue un rôle vraiment très ambigu dans la mesure où elle ne prête pas et où elle accueille un public universitaire à 60 %. Mais, curieusement, les élus municipaux qui la visitent ne perçoivent pas cette ambiguïté : ils sont sensibles au libre-accès, à l'audiovisuel et à la foule du public. Dans tous ces domaines elle a été un phare, mais son rôle est ambigu.
JG. Elle a aussi beaucoup contribué à revaloriser l'image de marque des bibliothèques publiques, jusque là perçues comme des lieux sinistres et ennuyeux. Il faut lui en rendre grâce !
BBF. Mais en ce qui concerne le local et les aménagements proprement dits ? C'est malgré tout une référence - positive ou négative - en ce qui concerne l'installation des services vidéo, le classement multimédias totalement éclaté entre les disciplines ?
JG. Moi je ne suis pas hostile au classement multimédias; je dis simplement que ce n'est pas très différent du reste. Si les bibliothécaires veulent faire du multimédias, qu'ils fassent du multimédias. Pourquoi pas ? Cela n'empêchera pas la BPI d'être la première à nous montrer comment une bibliothèque peut faire faillite !
BBF. Vous êtes pessimiste !
JG. Les livres y sont constamment en désordre, il est impossible de trouver une place assise, le taux de disparition des périodiques atteint, je crois, 50 % au bout de quelques mois. Il n'y a que des solutions technologiques qui pourront résoudre ces problèmes, microformes ou vidéodisques, transmission à distance...
MFB. Pour ma part, je crois que l'expérimentation des nouvelles technologies sera désormais encore plus intéressante et convaincante à la médiathèque de La Villette.
BBF. Nous souhaiterions terminer sur ce problème des nouvelles technologies. A votre avis quel sera leur impact sur les bibliothèques de demain, et comment voyez-vous celles-ci ?
JG. Il faut consulter Nostradamus ! Sincèrement je crois qu'il est difficile de répondre à la question. A très court terme évidemment le mobilier devra être remanié; je pense par exemple aux bacs pour les disques compacts...
MFB. Le jour où on pourra consulter toutes les banques de données de la terre à domicile, il est évident qu'on n'aura plus besoin de fréquenter les bibliothèques à des fins de documentation. Par contre, on continuera à lire des romans : on aura aussi toujours besoin de lieux de rencontres et d'animation. J'aime l'architecture et j'espère qu'il y aura toujours des bibliothèques pour faire de l'architecture.
JG. De toute façon il faudra bien que les architectes construisent les monuments de leur temps...