La formation professionnelle des bibliothécaires en Suisse
Exposé présenté à la Journée de réflexion de l'ENSB (27 avril 1983) par Jacques Cordonier, École de bibliothécaires de Genève
Une journée de réflexion sur la formation professionnelle des bibliothécaires a été organisée le 27 avril 1983 par l'Ecole nationale supérieure de bibliothécaires à l'intention des élèves-bibliothécaires de la 19e promotion et des professionnels intéressés.
Après un tour d'horizon sur des formations françaises de caractères très différents (INTD, École nationale des Chartes, ENSB), la seconde partie de la journée a été consacrée à la formation dans d'autres pays (Suisse, États-Unis, Pays scandinaves). Nous commençons ici la publication des interventions concernant les pays étrangers par l'exposé de Jacques Cordonier sur la formation des bibliothécaires en Suisse.
Pour parler de la formation professionnelle des bibliothécaires dans un pays donné, il convient de situer le contexte dans lequel elle prend place.
Le contexte helvétique
La Suisse est une confédération de 26 états, les cantons. Détenteurs à l'origine de l'essentiel des compétences politiques, ces derniers ont, au cours des siècles, délégué certaines d'entre elles à un gouvernement fédéral. Dans un pays multiculturel - on y parle quatre langues -, et multiconfessionnel - les religions réformées et catholiques y cohabitent -, il est compréhensible que les états fédérés n'aient délégué que parcimonieusement au pouvoir central des prérogatives liées au maintien de leur identité ; nous pensons ici en particulier aux domaines de la culture et de l'éducation. Le Gouvernement fédéral ne dispose ainsi ni d'un Ministre de l'éducation nationale, ni d'un Secrétaire d'état à la culture. Les cantons, à qui il appartiendrait de se préoccuper de la formation des bibliothécaires, sont, dans la plupart des cas, de dimension trop modeste pour que la création d'écoles cantonales soit envisageable.
Ajoutez à ce trait fondamental le primat que l'on accorde volontiers en Suisse à l'initiative privée sur l'intervention des pouvoirs publics et l'on comprend pourquoi la formation des bibliothécaires demeure, aujourd'hui encore, hors du champ d'intervention directe des autorités.
Les bibliothèques Suisses
Les structures actuelles des bibliothèques helvétiques remontent pour l'essentiel au dix-neuvième siècle.
Nous référant à la typologie généralement adoptée dans notre pays, nous rencontrons tout d'abord un groupe compact de bibliothèques scientifiques qui desservent soit des universités cantonales (8), soit des écoles polytechniques (écoles d'ingénieurs) fédérales (2). La plupart de ces bibliothèques ne sont pas exclusivement « universitaires », mais ont des missions plus étendues qui peuvent consister, par exemple, à conserver le patrimoine documentaire cantonal ou à être au service du « grand-public » pour répondre à ses besoins de documentation spécialisée. En 1982, ces bibliothèques employaient quelque 580 collaborateurs, dont 30 % étaient titulaires d'un diplôme professionnel et 20 % avaient achevé des études universitaires.
Il convient d'ajouter que, comme les bibliothèques d'UER françaises, les bibliothèques de département et de faculté existent parallèlement aux bibliothèques universitaires centrales.
Traditionnellement orientées vers un public d'érudits, de collégiens et de curieux, les bibliothèques d'étude et de culture générale constituent un type intermédiaire entre celui des bibliothèques scientifiques et celui des bibliothèques de lecture publique, duquel il convient cependant de les rapprocher. Fréquemment dépositaires de fonds anciens, propriétés soit du canton qui leur donne mission d'être sa « bibliothèque nationale », soit d'une municipalité, elles présentent de nombreuses similitudes avec les bibliothèques municipales classées que connaît la France. Près de 200 personnes travaillent dans les 26 institutions que la statistique réunit sous ce type. Comme dans les bibliothèques universitaires, le nombre de collaborateurs pourvus d'un titre universitaire représente environ le cinquième de l'effectif total du personnel. La part des bibliothécaires diplômés est légèrement plus importante et se situe à 34 %.
Les bibliothèques de lecture publique constituent des réseaux bien développés dans les grandes villes, alors qu'elles sont en pleine expansion dans les campagnes et les agglomérations de petite et moyenne importance. Parce que les deux types de bibliothèques cités précédemment ont également mandat de satisfaire certains besoins généraux de la population (étude, information), il n'est pas toujours aisé pour les bibliothèques de lecture publique, de trouver leur voie et dès lors d'obtenir le soutien financier nécessaire des pouvoirs publics.
Il est très difficile de déterminer l'importance quantitative du personnel travaillant dans le secteur de la lecture publique. Dans les cinq villes principales du pays, les bibliothèques municipales occupent environ 210 personnes. Le pourcentage, de personnel formé, 30 %, est identique à celui rencontré dans les autres bibliothèques. Par contre, celui des universitaires est ici inférieur à 5 %.
Il convient de mentionner également les bibliothèques scolaires dont l'état de développement et les caractéristiques diffèrent fortement d'un canton à l'autre. Nous noterons simplement que, si les centres de documentation des collèges genevois sont sous la responsabilité de bibliothécaires diplômés (sous-bibliothécaires), de nombreux autres cantons confient la gestion des bibliothèques scolaires à des enseignants déchargés d'une partie de leur temps de cours.
On ne saurait achever ce tour d'horizon des bibliothèques suisses sans mentionner la Bibliothèque nationale (Berne) qui n'est pas le « bien » d'une hypothétique Nation suisse, mais simplement la mémoire d'un « pays » que sa dénomination allemande de « Landesbibliothek » traduit plus correctement.
Créée en 1895, elle a pour mandat de rassembler et conserver les helvetica, c'est-à-dire les documents ayant un rapport avec la Suisse, sans avoir vocation à être une bibliothèque universelle. Son personnel, 68 collaborateurs, présente les mêmes caractéristiques que celui des bibliothèques universitaires.
Le personnel des bibliothèques suisses
Délaissons les bibliothèques, pour nous concentrer sur ceux qui les font vivre. Une remarque préliminaire sur le statut du personnel : si les bibliothèques appartiennent, dans leur grande majorité, aux pouvoirs publics, il n'existe par une fonction publique, mais une fonction publique fédérale, 26 fonctions publiques cantonales et 3 000 fonctions publiques communales, soit autant de statuts et d'échelles de salaire. Dans ces conditions, il est difficile de définir des niveaux très clairs parmi les personnels des bibliothèques. Nous distinguerons cependant trois catégories principales et une secondaire.
Le personnel administratif, ouvrier et de service ne reçoit généralement aucune formation professionnelle spécifique. Pour des postes particuliers, un certificat d'aptitude, préalablement obtenu, peut être demandé.
Les sous-bibliothécaires, dénommés en Suisse bibliothécaires du service moyen ou technique, sont généralement titulaires d'un diplôme obtenu au terme d'une formation professionnelle de trois ans. Ils assument des tâches comparables à celles de leurs collègues français et peuvent également se voir confier la responsabilité d'une bibliothèque de moyenne ou petite dimension.
Les conservateurs, qui portent des noms différents d'une bibliothèque à l'autre, ont fréquemment obtenu un titre universitaire dans une discipline des sciences humaines. En l'absence d'une formation spécifique prévue à leur intention, ils ne disposent généralement pas d'un diplôme professionnel. Pour pallier cette lacune, certaines bibliothèques encouragent leurs collaborateurs à suivre une formation à l'étranger, à l'ENSB par exemple. D'autres, en Suisse alémanique, proposent un stage d'une année au cours duquel la personne qui en fait la demande s'initie aux différentes tâches sous l'oeil attentif de futurs collègues. A titre individuel enfin, quelques titulaires d'un diplôme universitaire ont suivi les cours, voire obtenu le diplôme, destinés aux bibliothécaires du service moyen.
Malgré le nombre de solutions de rechange décrites, l'absence de formation professionnelle pour les cadres des bibliothèques crée un vide que révèle par exemple la nomination de professionnels étrangers à des postes de responsabilité. Si le projet d'une formation de niveau supérieur a déjà formellement été débattu au sein de l'Association des bibliothécaires suisses (ABs) en 1932, aucune solution concrète n'a été expérimentée : la dimension du pays, l'absence d'intérêt des autorités responsables, en sont probablement la cause.
A l'intention des bibliothécaires bénévoles ou semi-bénévoles qui gèrent de petites bibliothèques de lecture publique, des cours de portée limitée ont été mis sur pied par la section lecture publique de l'ABs. D'une durée moyenne de quelque 60 heures, ces cours peuvent être comparés à ceux proposés en France par l'association « Culture et bibliothèques pour tous ».
La formation des bibliothécaires
Après avoir écarté les types de personnels ne pouvant pas bénéficier d'une formation professionnelle, et ceux pour qui cette formation s'apparente davantage à une sensibilisation, il faut constater que seuls les futurs sous-bibliothécaires ont la possibilité de suivre une formation complète. Deux voies, aux conditions d'admission similaires, leur sont ouvertes. L'une, la plus ancienne, met l'accent sur un enseignement théorique : l'École de bibliothécaires (Genève). L'autre, mise en place progressivement après la Seconde Guerre mondiale, insiste sur l'importance de l'expérience pratique ; elle est ainsi plus conforme à la tradition helvétique qui préfère l'apprentissage à l'école professionnelle.
L'École de bibliothécaires (Genève)
Créée en 1918, depuis toujours rattachée à l'Institut d'études sociales, l'École de bibliothécaires demeure une institution privée dont l'État de Genève assume cependant l'essentiel des frais de fonctionnement. Comptant un nombre important de chargés de cours vacataires, elle est animée par une équipe pédagogique de 5 permanents, dont 4 à temps partiel. Elle accueille chaque année 25 nouveaux étudiants et compte ainsi un effectif permanent de 85 à 100 étudiants. A quelques dérogations près, ses conditions d'admission sont identiques à celles de l'Université. La bonne connaissance de 2 langues étrangères est demandée. Un numerus clausus de fait exige des étudiants qu'ils se soumettent à une procédure de sélection.
La formation s'étend sur un peu plus de 3 ans. Elle comprend 4 semestres d'études théoriques, soit 1 200 heures de cours, 12 mois de stages et un travail de diplôme demandant 3 à 5 mois pour sa réalisation.
Commun à tous les étudiants, l'enseignement dispensé en première année demeure très classique. Destiné à de futurs sous-bibliothécaires, il accorde une place importante aux techniques de base (catalogage, bibliographie générale, classification et analyse documentaire) qui occupent un tiers du temps disponible. Un deuxième tiers est consacré à la culture professionnelle (bibliologie historique et contemporaine, typologie des documents, etc.). Le dernier tiers porte sur l'acquisition de savoirs (droit, sociologie, littérature, etc.) ou de savoir-faire (dactylographie, etc.) plus généraux.
Lors d'un stage de 2 à 3 mois, effectué entre les 2 années de cours, l'étudiant confronte ses acquis théoriques avec la vie concrète d'une bibliothèque. La seconde tranche d'enseignements vient ainsi se greffer sur une première expérience professionnelle.
En deuxième année, le tronc commun, qui représente un peu plus des deux-tiers du temps d'enseignement, porte sur un approfondissement des techniques de base et des connaissances bibliologiques. La gestion et l'informatique prennent ici une place importante. Le dernier tiers du programme est constitué de « cours à crédits ». Contrairement au programme du CAFB, il ne s'agit pas là d'options préparant à l'exercice de la profession dans des types déterminés de bibliothèques. Dans une palette de quelque 15 cours de durée variable, les étudiants choisissent librement ceux qu'ils souhaitent suivre ; seul un nombre minimum de « crédits » leur est imposé. Notons parmi les matières enseignées : l'archivistique (18 h), le catalogage latin et slave (18 h), l'analyse automatique du contenu (9 h), les techniques d'expression orales et écrites (18 h), la socio-pédagogie en bibliothèque (27 h), les ludothèques (9 h). L'expérience montre que certains étudiants regroupent les cours suivis sous forme d'options en choisissant, par exemple, ceux préparant au travail en lecture publique. Rien n'empêche cependant un futur bibliothécaire de s'intéresser simultanément à l'archivistique et à la littérature pour la jeunesse. Nous retrouvons là le souci de polyvalence qui anime la politique générale de l'École. Cette même préoccupation transparaît dans la prescription demandant que chaque étudiant effectue ses 12 mois de stages dans 3 bibliothèques différentes.
La formation s'achève par un travail de fin d'études qui, dans la plupart des cas, prend la forme d'un stage d'une nature particulière. A cette occasion, il est demandé au stagiaire de concevoir et réaliser un projet complet (mise en place d'un nouveau secteur dans une bibliothèque, rédaction d'une bibliographie, etc.). Dans quelques cas, encore trop rares, des étudiants plus que d'autres attirés par la réflexion. et l'abstraction présentent des travaux sous forme de « note de synthèse ».
Assumé pour l'essentiel par des praticiens, l'enseignement s'efforce de maintenir constamment le lien entre la théorie et la pratique. Cependant, vu le degré de spécialisation et le nombre des chargés de cours, le programme n'échappe pas à un certain morcellement des connaissances.
On ne saurait conclure une présentation de l'École de bibliothécaires sans présenter brièvement la collaboration qu'elle entretient avec l'Université de Genève. Pour les étudiants de la Faculté des lettres qui le souhaitent, une partie secondaire de leur licence peut être préparée à l'École de bibliothécaires. Le programme, similaire à celui des étudiants réguliers, débouche sur une licence dont la bibliothéconomie constitue la troisième composante.
Sans être une solution définitive pour une formation de niveau supérieur, elle constitue un premier pas vers un renforcement de la présence de cadres qualifiés dans les bibliothèques. Nous n'ignorons cependant pas que la gageure qui consiste à mener quasiment de front des études universitaires et une formation professionnelle s'avère difficile à soutenir. D'autre part, une collaboration limitée à la Faculté des lettres restreint l'intérêt et la portée de cette expérience.
La formation en cours d'emploi
Comparable au CAFB, la formation en cours d'emploi de l'Association des bibliothécaires suisses repose sur les trois mêmes piliers que celle de l'École de bibliothécaires : des stages, des cours théoriques et un travail de diplôme. L'équilibre entre les deux premières composantes est ici cependant fondamentalement différent puisque durant ses deux ans de stage dans une bibliothèque agréée, le futur bibliothécaire ne suivra que 220 heures de cours théoriques. M. de Courten exprimait en ces termes les principes régissant la formation de l'ABS :
« Les cours théoriques deviennent de plus en plus - dans l'esprit des candidats et dans celui de trop de responsables de leur formation - la partie significative de celle-ci, alors que dans l'esprit de l'ABS, ils ne sont qu'un à-côté, une aide aux bibliothèques formatrices. C'est un danger. De ce fait, l'on nous reproche d'être des non-professionnels de la pédagogie, lorsqu'on devrait nous féliciter d'être des praticiens de l'art et de la science bibliothécaire. Mais, nous n'enseignons pas, nous formons » 1.
Dans la perspective ainsi formulée, les cours apportent d'abord une culture professionnelle (bibliologie, connaissance du réseau de bibliothèques) et servent d'introduction à des techniques à acquérir par la pratique. La compétence du futur bibliothécaire va ainsi dépendre largement de la qualité de la « bibliothèque formatrice ». Consciente de ce problème, l'ABS se préoccupe de la sélection des bibliothèques qui accueillent des stagiaires et envisage d'organiser des sessions de formation pour les chefs de stage.
La troisième composante du diplôme de l'ABS, le travail de diplôme, est de même nature que celle de l'Ecole de bibliothécaires.
Nous signalerons enfin que ces deux formations débouchent sur des diplômes n'ayant pas de reconnaissance officielle : aucun employeur, fut-il un canton ou la Confédération, n'a l'obligation d'engager un bibliothécaire diplômé pour occuper une fonction bibliothéconomique ou documentaire. Dans les faits, les diplômes de l'École de bibliothécaires et de l'ABS permettent d'accéder aux mêmes postes.
L'avenir de la formation des bibliothécaires en Suisse
L'absence de formation pour les cadres de bibliothèque désigne clairement un des secteurs qui nécessite de rapides mesures d'amélioration. Dans ce but, l'École de bibliothécaires a préparé un projet de licence où la bibliothéconomie et la documentation constitueraient les disciplines principales d'un programme différent de celui en vigueur à l'heure actuelle pour les sous-bibliothécaires. La réalisation de ce projet nécessiterait une collaboration encore plus étroite avec l'Université de Genève.
En dehors de ce problème d'ordre structurel propre à notre pays, la formation des bibliothécaires est confrontée en Suisse aux mêmes défis qu'ailleurs. Les nouvelles technologies et l'informatique en constituent bien évidemment un. La littérature foisonnante publiée à ce sujet nous dispense néanmoins d'en parler ici.
D'autres domaines méritent cependant tout autant notre attention. Nous en citerons rapidement deux pour conclure. Le premier est rendu sensible par les restrictions budgétaires que subissent ou s'imposent les pouvoirs publics. Plus que jamais, les autorités demandent aux bibliothécaires d'être à même de rendre compte de la qualité de leur gestion. Il appartient aux Ecoles de bibliothécaires de préparer leurs étudiants à cet exercice en les formant aux techniques d'évaluation.
Le second domaine est lié à une transformation plus profonde de notre profession. De l'image du gardien de livres que nous offrions jadis, nous sommes passés aujourd'hui à celle d'un médiateur entre l'information et son usager potentiel. Nos écoles préparent-elles suffisamment les futurs bibliothécaires à jouer ce rôle en entrant efficacement en communication et en relation avec les lecteurs de la bibliothèque ?
Ces deux aspects rapidement esquissés veulent montrer qu'au moment où le bibliothécaire est parvenu à forger des techniques de travail qui lui sont propres et qui affirment l'image d'un professionnel compétent, il importe également que sa formation tienne compte d'éléments généraux à emprunter à des disciplines plus ou moins éloignées telles que les techniques de la gestion ou celles de la communication pour revenir aux deux exemples choisis.