Du puits au robinet
Les nouvelles technologies vont permettre de transmettre à distance et instantanément l'information scientifique et technique. Les possibilités de communication presque immédiate concourront à la mise en place d'un vaste système d'information interactif et interdisciplinaire, dans lequel le support papier aura un rôle très secondaire. Les bibliothécaires doivent se préparer à voir évoluer leur fonction de celle de " gardiens du coffre " à celle de " consultants en information " dans un système qui ne rendra plus nécessaire les " stockages intermédiaires " entre émetteurs et destinataires de l'information.
The new technologies will enable scientific and technical information to be transmitted at a distance and instantaneously. With the direct communication, a wide information system will appear, which will be interactive and will concern all the fields, the paper becoming then a minor medium. Librarians must be ready to be " information consultants " instead of " safe-keepers " in a system where " intermediate storing " between information providers and receivers will not be necessary anymore.
" Lento en mi sombra, la penumbra hueca
Exploro con el baculo indeciso
Yo, que me figuraba el Paradiso
Bajo la especie de una biblioteca "
Borges El hacedor
Poema de los dones
J'ai passé une partie de mon enfance dans un petit village de Bourgogne, où le captage d'une source avait permis l'installation d'un réservoir et d'un réseau d'adduction d'eau dès l'année de ma naissance. J'ai toujours vu, dans toutes les maisons, des robinets sur les éviers et les lavabos. Il y a 15 ans environ, j'ai eu l'occasion d'emmener en vacances, avec mes propres enfants, un jeune orphelin qui était alors âgé de 8 ans et n'avait jamais quitté l'île d'Ouessant où il était né. Nous nous attendions, ma femme et moi, à constater l'émerveillement d'un enfant découvrant les trains, les feux rouges, les grands magasins -les arbres également - le vent, dans l'île, les empêche de pousser. Eh bien, tout cela ne le surprit pas, car il en avait vu des images à l'école et dans les livres d'enfants. Non, sa stupéfaction vint en fait de la découverte du robinet, le premier soir passé à l'hôtel, à Brest, et pendant 2 heures il ne cessa de jouer avec le jet d'eau en riant et en s'esclaffant. Je me suis rendu compte, ce jour-là, qu'un objet familier, dont je ne percevais pas vraiment l'importance, tant j'y étais habitué, avait, lors de son intrusion dans la vie quotidienne en France, constitué une révolution technologique capitale. Et je suis de ce fait très sensible à la joie des paysans des pays en développement, lorsqu'ils peuvent enfin bénéficier de ce progrès majeur dans leur travail et dans leur vie de famille.
Si j'ai raconté cette petite histoire, c'est parce que je souhaite vous convaincre que nous devons nous attendre, dans le monde d'accès à l'information dite primaire, à des changements aussi impressionnants, aussi stupéfiants, même si vingt ou trente ans plus tard nos successeurs doivent en oublier l'importance, car leur intervention dans la vie de tous les jours sera devenue tout à fait familière.
Vous avez compris que, pour moi, nos bibliothèques actuelles sont des puits où l'on vient puiser l'information, l'eau de la connaissance. A vrai dire, la comparaison des bibliothèques, dans l'état de pauvreté que nombre d'entre elles connaissent aujourd'hui, avec des puits, est encore trop belle. Je devrais dans leur cas parler de citernes, car, hélas, contrairement au puits, la bibliothèque ne se remplit pas toute seule, elle dépend de la clémence du ciel..., des mécènes ou des gouvernements.
Au début du xxie siècle, avant l'an 2010 probablement, nous vivrons à l'heure du robinet. Chacun - particulier, étudiant, professeur, chercheur, industriel, ... - disposera chez lui comme à son travail de l'information dont il a besoin, immédiatement disponible et de la plus grande fraîcheur. Quel sera donc le robinet qui dispensera cette si précieuse information ?
Les merveilles de la technologie
« Une bibliothèque, un fichier, ne pensent pas et, a fortiori, ne pensent pas de manière non conformiste, alors qu'au contraire nous pouvons demander à l'ordinateur de « penser l'impensable ? » de penser ce qui n'a encore jamais été pensé »
Alvin Toffler - La 3e vague
Bien entendu, on vous a déjà dit que seuls les obstacles financiers freinaient le progrès des techniques, et que celles-ci permettaient presque tout. Au « Massachussets Institute of Technology », on vous montre quelqu'un qui dialogue par la voix et les gestes avec une carte projetée sur écran, se faisant donner oralement ou par écrit toutes les précisions souhaitées sur les cargos et les navires pétroliers dont il voit indiquée la position sur la carte qu'il regarde, en pointant du doigt ceux qui l'intéressent. Le déroulement d'un film, apparemment un film de cinéma ordinaire, est modifié à tout moment en fonction du comportement de celui qui le regarde. Vous participez à une visioconférence avec des collègues situés à plusieurs milliers de kilomètres ; vous les voyez parler sur un écran de télévision, et pourtant leur image n'est pas transmise (c'est économique, on utilise une simple ligne téléphonique), l'ordinateur qui se trouve près de vous a en mémoire le visage de celui qui parle, et anime les lèvres de son image au son de sa voix. Tant que les ordinateurs ne nous raconteront pas Les Mille et une nuits avec la voix (reconstituée) de Marilyn Monroe, et son image, puisqu'on nous assure que l'on pourrait également faire rejouer électroniquement des vedettes de cinéma disparues... Il faudra empêcher ça un jour où l'autre, écrit Alain Garric dans le Magazine littéraire d'avril 1983. Eh bien, à mon avis, on ne l'empêchera pas ! Mais c'est encore le futur.
Et le présent ? Donnons quelques exemples : au Service de recherches du Congrès, à Washington, un expert en sciences politiques et sociales réalise l'an dernier un rapport sur les effets des sondages d'opinion, thème très discuté aux États-Unis. Comment s'y prend-il ? Interrogeant une banque de données de résultats de sondages d'opinion implantée en Californie, il effectue « en ligne » le tri des résultats les plus significatifs, qu'il souhaite conserver pour son rapport. Ces informations étant directement récupérées sur sa machine, il ajoute à cet ensemble de données un texte déjà préparé sur sa machine de traitement de texte en local, et mêle les données nouvellement reçues, sous forme de tableaux statistiques, à son texte qu'il complète et modifie aussitôt. Une fois le rapport terminé, il sort la disquette de la machine de traitement de texte et en obtient immédiatement une impression rapide et de qualité sur l'imprimante à laser disponible en libre service à l'étage au-dessus de son bureau. Ce document peut être ensuite transmis à ses destinataires par télétraitement. Ceci n'est pas de la science fiction, c'est une « chose vue », et la Bibliothèque du Congrès, qui en a les moyens, développe très rapidement l'utilisation de ces possibilités.
Autre exemple : une agence de presse vient de révéler au monde le titre du premier livre non imprimé. Un écrivain canadien, Burke Campbell, a écrit en soixante et une heures et cinquante minutes, sur un ordinateur du « Resource Art and Culture Center » de Toronto, un roman à suspense de vingt mille mots intitulé Le Pharaon aveugle. Tandis qu'il « écrivait », les éditeurs diffusaient chaque chapitre à l'échelle de la nation entière, à destination des utilisateurs de terminaux. En tout, le processus de publication prit trois heures seulement, et seize minutes la distribution elle-même.
Troisième exemple, imaginaire celui-ci, mais tout aussi actuel - je transpose, d'un domaine à l'autre, le système utilisé par le Pentagone pour prendre des décisions stratégiques. Je suis directement concerné par les conséquences d'une maladie parasitaire grave, qui fait périr les ormes les uns après les autres en France. Grâce à quelques mots-clés, je consulte un index qui m'indique qu'une « conférence assistée par ordinateur » est « ouverte » sur ce sujet. Elle a commencé en septembre 1981. Son titre est : « Symptômes et remèdes de la maladie des ormes ». Elle a déjà fait l'objet de 43 interventions, de MM. X, Y, Z, ..., biologistes, forestiers, arboriculteurs, urbanistes. La dernière intervention date d'hier 20 h et a été introduite dans le système par le professeur Dupont, qui propose une nouvelle méthode de traitement. Bien entendu, je peux demander à consulter, dans l'ensemble des interventions, celles-là seules qui m'intéressent, puis introduire à mon tour mon avis. Divers outils, de type « recherche documentaire informatisée », me permettent d'exploiter ces informations s de la manière la plus efficace possible. De cet échange convivial, l'on peut également tirer la matière d'une publication brève dans une « revue électronique » régulièrement mise à la disposition de « clients » en ligne. Ces derniers disposent des « sommaires », et grâce à des cartes à mémoire peuvent décider de « se payer » tel ou tel article en le faisant apparaître sur leur écran personnel. Encore une fois, ceci n'est pas de la science fiction. « Tout ce qui fait l'objet de consultation va échapper au papier », confirme Gilles de Luze, directeur littéraire chargé des nouveaux médias chez Larousse, éditeur français.
Nous sommes ainsi témoin d'une transformation radicale des moyens de production, de « conservation » (stokage, mémorisation) et de consommation de l'information, nous vivons une véritable révolution. « La survie de la chose écrite » sera-t-elle « celle de la momie » comme l'écrivait Bataille ?
En fait, il est bien difficile de prédire avec certitude ce qui va se passer. Le « feu d'artifice » que nous offrent les laboratoires et les industries de l'informatique et des télécommunications nous rend un peu ahuris. Les possibilités de la technique dépassent aujourd'hui très largement ce qui répondrait à une demande solvable. Certes, les coûts de transmission, de stockage et de traitement de l'information baissent régulièrement, mais l'obstacle financier demeure encore très important.
Cela dit, à enveloppe financière donnée, à demande solvable donnée, il n'existe pas une seule réponse à tel ou tel besoin, en termes d'achèvements technologiques. Comme l'écrit Pierre Le Loarer, « il n'y a pas de futur unique ». Gutenberg, en inventant l'imprimerie, n'imaginait certainement pas les conséquences de son invention et, nous a fait remarquer Derek de Solla Price, Galilée s'étonnait vers 1600 de lire des livres dont les auteurs étaient encore en vie.
Face à cette situation, trois attitudes sont concevables.
- celle des ignorants, ou des inconscients, sereins par nature, ou encore des anxieux qui préfèrent chasser de leur esprit ce qui les préoccupe, et qui disent : cela n'ira pas vite, on a largement le temps de voir venir, laissons donc les enthousiastes trop pressés s'essouffler ;
- celle des résistants au changement, qui s'interrogent sur les moyens de défendre les situations acquises, les organisations, les corporatismes, et qui ne répugneront pas à torpiller telle ou telle expérience ; ils sont rares ;
- celle des prévoyants, qui se disent : les premiers arrivés prendront la place ; y aura-t-il encore de la place pour les bibliothécaires, s'ils ratent le départ ?
A cette dernière catégorie viennent s'ajouter les représentants des pays en développement, qui n'ont aucune raison de résister au changement, et pour qui certaines possibilités offertes par les technologies nouvelles - je pense notamment aux satellites de télécommunications, qui abaisseront le coût des transmissions en gommant pratiquement la distance - peuvent enfin apporter l'espoir d'un « accès universel à l'information ».
Notre souci doit être qu'un nombre croissant de professionnels de la documentation basculent de la première à la troisième attitude. Cela suppose qu'on lutte contre le poids des corporatismes, dont Marshall Mc Luhan a montré à quel point la civilisation de l'imprimé les a développés, confortés, par ses effets favorisant l'homogénéisation, la hiérarchie, le « bornage ».
Mais comme le dit ce prophète de la civilisation à venir les inventions de l'automation nous enveloppent dans de nouvelles incertitudes.
Nous assistons aujourd'hui à la construction d'un puzzle : télématique, micro-ordinateurs, stockage numérique des images et des sons, traitement de texte, impression électronique. Au fur et à mesure que les éléments de ce puzzle s'emboîtent, des sauts qualitatifs sont franchis. La difficulté consiste à assembler les pièces convenablement et sans perdre de temps. Et comme personne n'a pu voir le modèle du puzzle tel qu'il figure habituellement sur le couvercle de la boîte, bien malin est celui qui pourrait dire à quoi il ressemblera quand il sera achevé. Or ce puzzle comporte des pièges : par exemple on peut rapprocher des morceaux qui ne sont pas faits pour aller ensemble, et l'on met du temps ensuite à constater qu'on a fait fausse route ; en outre, il peut arriver.que quelqu'un ait mélangé les boîtes de plusieurs puzzles. Ainsi, on peut être conduit à assembler, à tort, un élément destiné au grand public et un équipement dont les caractéristiques - ou le prix - ne peuvent concerner que les chercheurs.
Comme l'écrit Alvin Toffler, « la réalité est mal peignée ».
Avant de nous interroger sur les attentes des demandeurs d'information, nous devons donc être conscients de la complexité du grand réseau d'information qui demain répondra à leurs besoins. Essayons de comprendre, afin d'éviter que ne se confirme l'analyse de Mc Luhan écrivant : il nous apparaîtra de plus en plus étrange que les hommes aient choisi de connaître si mal des choses pour lesquelles ils se sont tellement dépensés, même si pendant la période initiale d'assimilation, toutes les technologies que l'homme invente et réussit à appliquer ont le pouvoir d'engourdir son imagination.
Il nous faut nous éloigner progressivement de l'image du réseau d'adduction d'eau, tel qu'il s'est installé au début du siècle en Europe, pour contempler d'abord les immenses réseaux interconnectés d'aujourd'hui, où l'on rassemble sous les montagnes les eaux de nombreuses sources, pour faire tourner des turbines et distribuer l'électricité à travers les frontières,... et même sous la Manche. Ceci est un point de départ dans l'illustration de mon propos. Deux éléments enrichissent (compliquent ?) encore les choses :
1° un réseau hydraulique ou électrique distribue une seule « denrée », certes, dans le cas de l'électricité, à des vitesses fantastiques qui peuvent provoquer en cas d'accident des contre-coups immédiats à des milliers de kilomètres. D'une certaine façon, un réseau routier ou de chemin de fer s'apparente plus à un réseau d'information, car il supporte à tout moment d'innombrables wagons ou camions, ayant chacun son origine et sa destination ; mais à tout moment l'on peut localiser ces véhicules, ce qui n'est pas le cas d'une information dans un réseau de télécommunications, où elle se déplace aussi vite que le courant électrique.
Ainsi donc, les problèmes de recherche opérationnelle que les spécialistes de l'information posent aux mathématiciens conjuguent deux ordres de difficulté : très grand nombre d'éléments à gérer, vitesse considérable de propagation.
2° en outre, le souci de boire de l'eau fraîche, pardon, d'accéder à une information actuelle, pertinente, implique la notion de choix de l'information. C'est une valeur ajoutée que doit fournir le réseau, par l'effet de « convertisseurs » et de « sélecteurs » incorporés, comme l'a fort bien exposé Martha E. Williams.
On peut donc penser que la révolution technologique que nous vivons sera progressive, procédera par itérations successives confrontant besoins et moyens nouveaux, tout comme le fut la grande révolution industrielle et comme le furent auparavant les changements radicaux de l'âge de Gutenberg. Une seule différence, qui n'est pas une nuance : les choses vont aujourd'hui dix fois plus vite, et chacun de nous les voit se dérouler tout au long de sa vie.
On comprend mieux maintenant pourquoi la formule « il n'y a pas de futur unique » s'impose. Mais ce n'est pas une raison pour alimenter vainement les fausses querelles entre les tenants du discours « le train n'a pas été tué par l'auto, et ni l'un ni l'autre par l'avion », que l'on peut qualifier d'« optimistes », et les « inquiets », qui rappellent que « le disque microsillon a tué le 78 tours ».
En tout état de cause, les approches partielles, faisant la part belle aux habitudes et aux traditions et consistant à « conserver » dans des « médiathèques » tous les types de supports modernes de l'information, semblent vouées à l'échec, ou du moins à une vie très éphémère, car elles ne représentent qu'un saut qualitatif ambigu : on gère toujours un dépôt de bandes magnétiques sonores ou vidéo, de disques, films, disquettes, vidéodisques,... que l'on met à la disposition des visiteurs. Cela ne constitue que le dixième, voire le centième de la « révolution » permise en allant au-delà : nous devons partir du constat qu'à la différence de celui d'un livre le contenu de ces nouveaux « documents » peut être transmis instantanément à distance, n'importe où et n'importe quand. Voilà le vrai saut qualitatif, le robinet d'information « à tous les étages », qui permet d'éviter toutes les « citernes », c'est-à-dire tous les stockages intermédiaires.
A l'avenir, les hommes de l'information ne seront ni bibliothécaires ni discothécaires ni médiathécaires, ils ne seront plus -thécaires du tout, et perdront à bon escient ce rôle de « gardien du coffre » qui n'est absolument pas gratifiant.
Une information vive
« A l'époque actuelle on fait grand cas des livres Les livres ne sont faits que de mots Les mots ne valent que par les idées Les idées ont une origine qui ne peut s'exprimer par des mots »
Tchouang Tsieu († 315 avant J.-C.)
« - Que lisez-vous là, Monseigneur ? - Des mots, des mots, des mots »
Shakspeare, Hamlet, Acte II, scène 2
Qu'attendent donc les demandeurs, les assoiffés d'information ? Telle est la bonne question.
Bien entendu, ils constatent que les bibliothèques d'aujourd'hui sont de moins en moins exhaustives, de plus en plus pauvres, et ils commencent à comprendre que cela résulte du volume et du coût de l'information (qui croît actuellement plus vite que le coût de la vie) ... même si la tradition veut qu'on leur cache ce coût.
Alors ils recherchent ailleurs - autrement - une information fraîche, pertinente, et sur laquelle ils aient des moyens d'agir. Fraîcheur, pertinence, possibilité d'interactivité, telles sont les trois caractéristiques sur lesquelles je souhaite insister.
1° L'eau qui dort est souvent croupie. L'information stockée est souvent périmée. Bien sûr, nous devons ici distinguer la documentation et la lecture. Mais souvenons-nous de la prophétie de Francis Bacon, annonçant un nouveau modèle de savoir, non plus tradition de ce que l'on sait (transmise par le livre), mais recherche méthodique et passionnée de ce que l'on ne sait pas... de boissons nouvelles ! La très grande majorité des demandeurs d'information se désintéressent des livres ou périodiques âgés de plus de 5 ans, parfois même de plus de 3 ans.
2° L'eau qui n'est pas canalisée, distribuée à la demande, peut causer des inondations, des noyades. Ne croyez-vous pas que nombre de nos étudiants, de nos jeunes chercheurs, ont aujourd'hui bien de la peine à garder la tête - le cerveau - hors de l'immense mer de l'information ? Leibnitz dénonçait dès 1680 l'horrible amoncellement de livres, qui continue de croître, et pourrait contribuer beaucoup à ce que les gens ne se dégoûtent des sciences, et qu'un fatal désespoir ne les fasse retomber dans la barbarie. Sans être aussi pessimistes, relevons une autre cause du découragement croissant des chercheurs. Depuis deux cents ans, la spécialisation sans limite des disciplines scientifiques, écrit G. Gusdorf, a abouti à une fragmentation croissante de l'horizon épistémologique. Au bout du compte, et pour reprendre une parole de Chesterton, le savant spécialisé est celui qui, à force d'en connaître de plus en plus sur un objet de moins en moins étendu, finit par savoir tout sur rien... Le savoir en miettes est l'œuvre d'une intelligence émiettée, et il s'ensuit un déséquilibre qui atteint la personnalité humaine dans son ensemble. Cette aliénation scientifique est sans doute l'une des causes du malaise de la civilisation contemporaine. Et G. Gusdorf appelle de ses voeux une véritable connaissance interdisciplinaire, indissociable d'une « présence au monde aussi large que possible », d'une « générosité intellectuelle », en préconisant une seconde lecture des données éparses du savoir, qui seule permettra de les reclasser dans l'humain, évitant ainsi les ruptures et dislocations qui affectent la civilisation contemporaine.
Si je me suis étendu sur ce point, c'est qu'il m'a semblé indispensable d'exposer ce que j'entendais par « pertinence de l'information » : loin de rechercher, comme cela est aujourd'hui le cas la plupart du temps, par le jeu des catalogues matières, des fichiers thématiques, des arborescences disciplinaires, le renforcement des spécialisations, il est capital que le vaste système d'information qui se construit en ce moment favorise les échanges entre disciplines - la « fertilisation croisée » - tout en évitant la noyade du pauvre chercheur. Ce n'est pas simple. C'est indispensable.
3° L'eau est rarement refoulée dans les tuyaux. Là, notre image n'est plus bonne du tout. L'information, elle, doit pouvoir circuler dans les deux sens. C'est, tout d'abord, une condition pour atteindre l'objectif ci-dessus, celui de la pertinence, et Gérard Salton a eu raison de développer le concept de « bibliothèque dynamique », c'est-à-dire la possibilité de faciliter à travers un logiciel interactif l'accès le plus large aux collections et la recherche de l'information utile. C'est ensuite, et surtout, la possibilité de participer à des conférences assistées par ordinateur, telle celle que j'ai décrite au début de cet exposé.
Sans papier... Je choque certainement nombre de mes auditeurs. Mais il est temps d'évoquer l'information sans papier. De plus en plus d'affaires se traitent au téléphone sans être suivies d'une trace écrite - bien plus aux États-Unis qu'en Europe, car nos traditions juridiques constituent un frein très efficace. Les problèmes d'authentification seront d'ailleurs bientôt résolus grâce au développement des cartes à mémoire.
Eh bien, puis-je vous suggérer d'essayer de vous passer du papier, au maximum pendant quelque temps, puis de dire honnêtement à quel moment le papier vous aura manqué ? Ce qui importe est :
- que l'information soit toujours « signée », ou du moins que l'on connaisse l'adressse de son créateur, de son émetteur,
- que l'on puisse répondre, réagir, avoir prise sur cette information, demander des éclaircissements.
Ce dernier point, le livre ne le permet pas... et pas plus la bande ou le disque magnétique que l'on range sur un rayon. Le culte de ces objets aujourd'hui trop souvent vénérés doit être combattu, ses rites - je pense à certaines règles de catalogage - abandonnés.
Quand on m'explique dans certaines bibliothèques que des livres anciens ne peuvent être communiqués, car le seul fait de les ouvrir endommagerait gravement leur reliure, je ne peux m'empêcher de penser à cette phrase de Victor Hugo : « il y a des gens qui ont des bibliothèques comme les eunuques ont des harems ».
Les bibliothécaires ne sont, de loin, pas les seuls à être concernés par ces errements. Les encyclopédies que l'on ne consulte presque jamais se vendent bien, et de manière générale on est beaucoup plus disposé à payer un livre que l'on n'ouvrira peut-être jamais (car c'est un objet tangible, que l'on peut toucher, sentir, caresser de la main ou des yeux) qu'une information - interrogation en ligne par exemple - quel que soit l'intérêt de celle-ci !
Le paroxysme de cette déviation se rencontre avec la photocopie. C'est bien connu, aujourd'hui on ne lit plus, on fait des copies que l'on stocke, en attendant de les jeter plus ou moins tard.
L'identification de l'information à l'objet qui la véhicule est ici extrême : on confond la possession de la photocopie avec la connaissance que l'on souhaiterait avoir de l'information.
Un phénomène comparable commence à apparaître avec les premières utilisations de l'information électronique en ligne. Je l'appellerai le « syndrome de l'imprimante ». La plupart des utilisateurs d'un terminal d'interrogation de banques de données en ligne exigent d'avoir une imprimante de recopie d'écran pour garder une trace sur papier de l'interrogation effectuée, même s'ils demandent l'impression des références en différé.
On a pu constater en France lors de chaque implantation d'une expérience videotex, notamment professionnel, que la première revendication des utilisateurs est l'imprimante. Fort heureusement, le terminal videotex français Minitel ne permettait pas à ses débuts, et encore peu aujourd'hui, l'utilisation d'une imprimante. On a donc pu démontrer que dans la majorité des cas l'imprimante est inutile et qu'il vaut toujours mieux reconsulter la banque de données si l'on a besoin de la même information une seconde fois (elle a peut-être changé entre temps...).
Il faut être très attentif à ce « syndrome de l'imprimante », car c'est une réapparition sournoise des vieux démons. Pour calmer son inquiétude, l'utilisateur ne se satisfait pas de connaître l'information, il veut l'enchaîner.
Mais les nouvelles technologies vont raccourcir les circuits de l'information en permettant une communication presque immédiate (à tous les sens du terme) entre le producteur et l'utilisateur. L'imprimé ne sera plus qu'un sous-produit, en général temporaire, des systèmes électroniques complexes qui manipuleront l'information sous ses formes les plus variées (texte, images, son...) et pour les usages les plus divers (composition, production, lecture linéaire, recherche ponctuelle, diffusion, édition électronique...).
La nature même des informations sera profondément modifiée. La distinction actuelle entre information primaire et secondaire perdra progressivement de son sens : que deviendra l'information secondaire lorsque l'information primaire sera immédiatement disponible en ligne et que des méthodes très performantes, comme celles de la banque du New York Times, permettront l'accès rapide et précis à celle-ci ?
L'information primaire en ligne sera le libre accès idéal, celui dans lequel un livre se trouve en autant d'exemplaires qu'il y a de manières plausibles - pour le lecteur - de le classer. A quoi sert alors le catalogue ?
Plus brève, l'information sera beaucoup plus mobile, plus dynamique et, pour partie, moins pérenne peut-être.
C'est cette information libérée que sollicitent ceux qui ne sont encore aujourd'hui que des lecteurs. Et l'inadaptation croissante des bibliothèques traditionnelles à cette attente explique que la fréquentation des bibliothèques diminue, et qu'aux États-Unis 60 % des abonnements à des revues scientifiques et techniques émanent de lecteurs privés.
Est-ce la mort des bibliothèques ?
« De temps à autre, il faut brûler la bibliothèque d'Alexandrie »
J.L. Borges, Le Congrès
« Coffre trop bourré brise sa serrure »
Proverbe italien
Dans la nouvelle où figure cette citation, J.L. Borges, qui fut directeur de la Bibliothèque nationale argentine, raconte l'aventure d'un groupe d'hommes qui souhaitent constituer, à quelques-uns, un congrès représentatif de tout le genre humain et examinant les grands problèmes du monde. Ils conviennent que la mission qu'ils se sont donnée implique qu'ils disposent d'une bibliothèque contenant des collections de journaux, Don Quichotte en 3 400 exemplaires, des thèses universitaires, des livres de comptes, des bulletins et des programmes de théâtre... Mais, avec le temps, ils prennent conscience de ce que ce congrès constitue un enfermement, un monde clos ; un jour ils décident d'arrêter leur expérience, et symboliquement brûlent leurs livres.
N'attendez pas de moi un encouragement aux autodafés. Mais réfléchissez au chemin à parcourir afin que, de « gardiens du coffre » qu'ils sont aujourd'hui, les bibliothécaires deviennent des spécialistes de l'irrigation, de ces « fontainiers » qui font pousser des arbres jusque dans le désert.
Les spécialistes de l'information - au sens d'information scientists et de system analysts, et non au sens de journalistes - que nous devons tous être demain sauront diriger, canaliser, manipuler l'information : de statique, celle-ci deviendra dynamique.
Les technologies nouvelles permettent, si on le veut - c'est-à-dire si l'on décide d'orienter ainsi les investissements :
1° de trouver l'information dont on a besoin, pertinente, à jour, débordant chaque fois que c'est souhaitable les limites étroites d'une spécialisation, sachant que l'unité d'information ne sera plus demain le contenu d'un livre ou d'un article, mais simplement l'idée ou le concept : « les mots ne valent que par les idées », disait Tchouang Tsieu il y a 2 300 ans ;
2° de ne payer que l'information dont on a besoin : l'utilisation de la carte à mémoire permettra à chacun de « se payer » une interrogation de banque de données isolée aussi facilement qu'aujourd'hui on « se paie » une photocopie, alors qu'aujourd'hui les modes de paiement impliquent une gestion très lourde ; le bibliothécaire n'a pas comme vocation de gérer des comptes, des factures... mais d'aider les demandeurs à dépenser moins et mieux (plus pertinemment), chacun payant lui-même son information.
Ainsi donc, la mission du bibliothécaire sera très enrichie, même si son intervention s'éloigne physiquement de l'utilisateur final (du robinet), pour se situer à tous les nœuds du réseau, et singulièrement rendre la communication possible là où actuellement elle se heurte à des cloisons étanches. S'ils le veulent, les bibliothécaires peuvent jouer un rôle clé pour rapprocher enfin des domaines scientifiques qui s'ignorent de plus en plus, en créant les outils de l'interdisciplinarité, outils que les chercheurs négligent en général de réaliser eux-mêmes, faute de temps. Cela implique que la formation des bibliothécaires se fasse dans des écoles de science de l'information, comme l'a bien vu F. Wilfrid Lancaster. Ces nouveaux « consultants en information » devront avoir une « présence au monde aussi large que possible », comme le souhaite G. Gusdorf.
Mais, me direz-vous, et la lecture publique ? C'est certain, je l'ai un peu perdue de vue, depuis qu'au début de cet exposé j'ai raconté l'histoire du premier livre non imprimé, Le Pharaon aveugle. Certes, le changement radical que j'ai décrit en pensant à l'information scientifique et technique sera sans doute plus lent en ce qui concerne la lecture quotidienne de tous. Mais n'oublions pas que, particulièrement en France, des terminaux videotex simples et économiques (les « minitels ») seront disséminés dans tous les foyers au cours des années à venir : on pourra consulter, sur leurs écrans, non seulement le catalogue du bibliobus attendu - donc revenir à l'emprunt d'un roman par exemple -mais également, directement, les guides de diététique, de bricolage, de jardinage... sans avoir à acheter une encyclopédie coûteuse. La poésie elle-même est directement concernée, contrairement à ce que pensent les traditionnalistes. En effet, plus que pour d'autres littératures, le support imprimé ne lui permet pas d'élargir son public de lecteurs. Que ce soit oralement (au Mans, dans l'Ouest de la France, on peut entendre un poème, changé chaque semaine, en composant un numéro de téléphone) ou visuellement (à Vélizy, en banlieue parisienne, un club réunit des poètes qui, équipés de terminaux videotex, échangent grâce à une boîte à lettres électronique leurs oeuvres et leurs impressions), l'utilisation des réseaux peut ici encore créer une ouverture, et permettre une interaction très précieuse. Cela permet à des gens qui n'auraient jamais pu faire éditer leurs poèmes de les faire connaître et de recueillir les réactions de leurs voisins. Comme l'écrit Michel Fansten, « les machines de traitement de texte vont être récupérées par l'imaginaire des auteurs », tout comme les compositeurs de musique contemporains ont « récupéré » l'ordinateur pour la synthèse des sons.
Rêvons un instant : imaginons d'assembler dans un petit coffret miniaturisé un lecteur de « compact-disc » (diamètre 12 cm, capacité 150 000 pages de livre) et un écran de télévision ultra plat - qui est au point dans les laboratoires - le tout de la taille d'un livre. Quel plaisir pour lire au lit ! Plus d'effort pour tourner les pages : il suffit de murmurer un ordre, et un microprocesseur incorporé le reconnaît et l'exécute... Veut-on changer de livre ? Le « compact-disc » est rechargé en quelques minutes, en le branchant au « robinet », à la « prise » du réseau. Comme le dit Michel Butor, nous vivons Le crépuscule d'une forme de livre, non de la lecture ; au contraire, l'objet qui se dessine pourra intégrer si bien l'ancien que nous aurons l'impression de l'avoir enfin à notre disposition.
M. Van Wesemael *m'avait demandé si, en tant qu'ingénieur des télécommunications, je pouvais vous adresser quelques mises en garde quant aux « effets pervers » des changements technologiques en cours (il se souvenait de la destruction des livres par les photocopieurs). Vous l'avez compris, mes mises en garde ne concernent pas les livres, mais les bibliothécaires - et avec eux les éditeurs/ producteurs. Il faut qu'ils sachent mettre leur montre à l'heure, et surtout qu'ils n'attendent pas qu'un deus ex machina leur indique la voie. A eux d'y croire, d'y réfléchir ensemble, de manifester clairement leurs volontés, leurs besoins : c'est à ces conditions que le « bon » puzzle sera assemblé. Pour cela, ils doivent se débarrasser de leur « imprégnation » de « gardiens du coffre », se tenir à l'affût de toutes les expériences qui se font dans le monde, échanger leurs points de vue (grâce à la FIABB, notamment) et devenir des spécialistes des sciences de l'information.