L'autre versant de la télématique
Le public de Beaubourg apparaît déjà mûr pour s'approprier l'utilisation de l'instrument télématique ; telles sont les conclusions induites par des observations de comportement : usagers de la BPI, public d'une exposition. Le rapport entre l'outil télématique et l'usager risque cependant d'être profondément modifié, compte tenu des freins économiques et psychosociologiques qui pourront intervenir au-delà de l'expérimentation.
The public of Beaubourg seems to be ready for telematics ; this is the conclusion drawn from studies of behaviour : users of the BPI and public of an exhibition. Yet, the relation between the telematics and the user may be deeply altered because of the psychosociological and economical brakes which may act beyond this experiment.
« Télématique=banque de données ». A Beaubourg plus qu'ailleurs, cette équation, incomplète, apparaît déjà dépassée. Certes la BPI aura été le point d'encrage d'un type de promotion de « banques de données pour tout public » mais déjà se manifestent d'autres formes d'utilisation, qui dépassent la relation passive « serveur-consommateur ». Du stade « d'objet d'art » (« pour les autres, pas pour moi »), la télématique a atteint le statut de gadget pour accéder à celui d'outil en voie d'appropriation par ses usagers.
Deux séries d'observations béhavioristes à l'appui de cette hypothèse : d'abord celles que nous avons faites il y a déjà deux ans dans le cadre d'une étude d'impact à la BPI 1 ; il s'agissait d'observer le public et l'usage des banques de données. Ensuite des notations récentes, à l'occasion d'une exposition, toujours à Beaubourg, mais organisée par le Centre de Création Industrielle.
L'enquête qui a été menée à la BPI a eu lieu dans des conditions assez inhabituelles : il ne s'agissait pas, comme on le fait généralement, de cerner le public a posteriori, lorsque les comportements ont atteint une certaine continuité, mais, au contraire, d'évaluer les pratiques d'utilisation dans leur durée, en suivant l'évolution de la demande dès le départ de l'expérience. Ce choix permettait d'observer les réactions, non seulement des utilisateurs du service, mais aussi de l'ensemble des usagers de la BPI face à l'innovation : un équipement d'interrogation est localisé à portée immédiate du public. En effet, l'écran, l'imprimante et le clavier sont intégrés au bureau d'information des sciences sociales situé au débouché de l'escalator menant au 3e étage.
A l'origine, le traitement des questions s'effectuait en différé, c'est-à-dire en l'absence du lecteur. Actuellement, la majorité des questions sont traitées en sa présence. L'interrogation « en direct » entraîne une demande spontanée et favorise une réaction immédiate du public de la BPI : souhait d'expérimentation de cette nouvelle technique de recherche bibliographique. Un « effet gadget » est ainsi créé et il vaut également pour les usagers « habitués » de la BPI. Il importe de souligner que le traitement d'une question est gratuit, ce qui peut conduire certains lecteurs à soumettre des questions qui ne relèvent pas rigoureusement d'une téléconsultation. Le lecteur peut, en effet, se dire : « la télématique a réponse à tout, c'est gratuit, pourquoi s'en priver ? ».
L'étude des motivations des demandes d'interrogation a d'ailleurs fait apparaître qu'une partie des questions émanait de personnes qui sollicitaient une interrogation par curiosité ou pour voir fonctionner « la machine ». Ce qui ne préjuge pas de l'existence de la même attirance chez d'autres lecteurs, également tentés par la manipulation télématique, mais qui ne l'ont pas explicitement reconnue.
Lorsque le bibliothécaire travaille à chaud, c'est-à-dire en présence du lecteur-utilisateur, un attroupement de curieux se forme, attirés par le dispositif. Les questions, alors, fusent et les commentaires sont nombreux. « Que faites-vous ? », demandent les lecteurs intrigués, « A quoi servent tous ces appareils ? » « Par rapport à l'informatique, par rapport aux mini-ordinateurs, par rapport à l'expérience de Vélizy, que proposez-vous ? ».
Les réponses leur sont apportées au fur et à mesure que se déroule le papier sur l'imprimante. Ils découvrent que la télématique documentaire, c'est essentiellement une référence d'article de revue, une référence bibliographique sur un sujet donné. Mais pour la majorité d'entre eux, la télématique documentaire représente avant tout un dispositif sophistiqué, qu'il soit éclaté en console avec clavier, coupleur, imprimante, écran de visualisation, ou qu'il soit miniaturisé comme celui de la BPI. L'intérêt du public porte plus sur le combiné téléphonique planté sur ses drôles d'oreillettes en caoutchouc que sur les possibilités offertes par une recherche bibliographique automatisée.
« Est-ce que l'on peut interroger la Redoute ? » demande une personne tandis qu'une autre souhaite consulter les horaires de la SNCF. Un adolescent voudrait obtenir un jeu de stratégie... Ces sollicitations restent insatisfaites. Les responsables de l'expérience s'appliquent alors à expliquer que la télématique documentaire est utilisée pour les lecteurs qui n'ont pas trouvé sur place une documentation adéquate ou suffisante sur un sujet précis. L'interrogation n'a pas été envisagée de façon autonome ; le lecteur doit avoir, en principe, engagé des recherches sur le thème de sa question. Le recours aux bases de données est considéré comme un moyen supplémentaire et complémentaire à d'autres investigations et non comme un instrument de recherche bibliographique indépendant.
Les lecteurs qui souhaitaient consulter le catalogue de ce magasin de vente par correspondance, ou ceux qui désiraient jouer à des war games, s'ils restent sur leur faim, ont au moins découvert un aspect de la télématique documentaire et de ses possibilités.
« Ne coupez pas ! » tel était le titre de l'exposition organisée par le Centre de Création Industrielle de Beaubourg au cours de l'été 1983 sur les nouvelles technologies de communication. Quatre terminaux Minitel permettaient de simuler les différents usages de la télématique domestique : jeux, réservation pour des spectacles, information-service et messageries électroniques reprises de Vélizy.
Or, malgré l'absence de toute structure d'accompagnement (animateur-initiateur), ces terminaux présentés « tout nus » ont suscité un intérêt considérable. Durant les trois mois de présentation de l'exposition se sont succédés des groupes intéressés, par le fonctionnement des appareils bien sûr mais aussi par leur utilisation dont tous les modes étaient systématiquement balisés et testés.
Autre caractéristique, le caractère collectif de cette appropriation. Des animateurs spontanés se sont révélés ; un habitant de Vélizy s'est régulièrement déplacé pour initier le public au Minitel. Enfin, plusieurs personnes, après avoir manipulé le terminal, n'ont pas hésité à demander « l'accès direct » au terminal d'interrogation de la banque du CCI.
En résumé, malgré des observations informelles et trop rapides, nombre d'usagers de Beaubourg apparaissent mûrs pour une appropriation rapide des instruments télématiques. Nous ne saurions minorer, toutefois, l'impact des obstacles économiques (coût de l'interrogation) et des freins d'ordre psychosociologique qui, au-delà de l'expérimentation, risquent de modifier sensiblement le rapport entre l'outil télématique et l'usager. Une autre question reste celle de l'acquisition d'un nouveau savoir, d'un rapport nouveau à la connaissance qui serait prise en charge par l'usager.
Entre le prophétisme technologique et les visions apocalyptiques, il n'est pas facile de repérer les véritables enjeux des nouvelles technologies de communication (télématique et télédistribution), ni surtout d'évaluer aujourd'hui les véritables effets sociaux, culturels et économiques qu'elles vont engendrer ces prochaines années.