Lecture populaire ? Lecture bourgeoise ?
les cabinets de lecture sous la Restauration
Le développement des cabinets de lecture sous la Restauration a pu être considéré comme l'indice d'un réseau de lecture populaire en milieu urbain. L'étude de F. Parent-Lardeur, centrée sur les cabinets de lecture parisiens, fait apparaître une réalité différente : tant par leur implantation que par le choix des écrits diffusés, les cabinets de lecture ont été utilisés par des groupes sociaux divers se rattachant en majorité à la bourgeoisie montante. Ils paraissent avoir fonctionné comme arme politique dans la lutte menée par cette bourgeoisie contre la monarchie constitutionnelle.
The development of the reading-rooms under the Restauration always seemed to be the beginning of a popular reading network. F. Parent-Lardeur's study, focusing on the reading-rooms in Paris, reveals a different picture : not only by their geographical position but also by the quality of their collections, these reading-rooms were used by various social groups including, above all, those related to the growing middle-class. The reading-rooms in fact seem to have been acting as a political weapon in the fight carried by the middle class against the constitutional government.
En complément des travaux de Noë Richter sur la lecture publique en rapport avec la lecture populaire, ces quelques pages visent à présenter une recherche récemment publiée et portant sur un point signalé par lui-même comme encore peu connu de cette histoire passionnante et complexe de la lecture publique en France : il s'agit de l'épisode des cabinets de lecture.
A une époque où la population lisante ne pouvait disposer librement des fonds des bibliothèques savantes ou populaires, ni faire couramment l'achat des livres et journaux en raison de leurs prix exorbitants, seule la location de la lecture pouvait permettre à un plus grand nombre de lecteurs d'avoir accès aux imprimés. C'était ce rôle que remplissaient les cabinets de lecture. Ouverts, pour la plupart, de huit heures du matin jusqu'à dix ou onze heures le soir, ces commerces permettaient au public de passage autant que d'habitués de lire sur place, pour quelques centimes seulement, les journaux et livres de leurs fonds. Certains d'entre eux consentaient même les prêts à domicile.
Apparus dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, ils connurent leur apogée sous la Restauration où, dans les limites restreintes du Paris d'alors, des estimations officielles en fixaient le nombre à cinq cent vingt.
Tous les témoignages contemporains et, en particulier les nombreux Guides de l'étranger à Paris, soulignaient l'ampleur de ce phénomène culturel : « De toutes les nouveautés qu'on peut remarquer dans Paris, le cabinet de lecture, sans contredit, frappe aussitôt les regards de l'observateur » 1. « Dans chaque carrefour, aux passages, aux ponts, sur les quais, dans toutes les rues... ces boutiques fourmillent » 2. « On en trouve dans tous les quartiers de la ville... La plupart de ces cabinets se bornent à offrir à leurs lecteurs, dans des salons bien modestes, les journaux politiques et quelques ouvrages périodiques ; un certain nombre se distingue cependant par l'étendue de leur local, par la multitude des journaux et nouveautés, tant français qu'étrangers, et par une bibliothèque choisie d'anciens ouvrages qu'ils mettent tous à la disposition du public. Le prix ordinaire d'une séance de durée illimitée est de 6 sous » 3. Cependant que, à la belle saison, « ... dans presque toutes les promenades, dans presque tous les jardins publics, on aperçoit une échoppe ou un large parapluie à l'ombre desquels une femme tient une volumineuse collection de feuilles du jour, qu'elle loue aux promeneurs pour en prendre lecture à raison de 5 ou 10 centimes par journal » 4.
Et chacun de conclure : « Tout le monde lit aujourd'hui ! ». Conclusions appuyées par les habituelles déclarations des idéologues philanthropes, dont le discours alarmiste ne variait guère dès lors qu'ils se penchaient sur les problèmes de l'instruction du peuple et de la lecture populaire : « Ces cabinets de lecture, si multipliés à Paris, regorgent de cette mauvaise marchandise (... et répandent) cette manie de la lecture qui a filtré jusque dans les derniers rangs de la société, et qui est moins un désir de s'instruire qu'une occasion de perdre son temps » 5 ; « (ils sont) le principe le plus actif de tous les désordres » 6.
Par ailleurs, le premier dossier sérieux établi sur les cabinets de lecture, un article de Claude Pichois paru dans la revue Annales en 1959, brossait de cette institution un tableau qui, d'une certaine façon, lui conférait un aspect populaire. Il y voyait, en effet, les « machines à lire et à rêver des populations urbaines ». Pour lui, les classes populaires avaient largement participé au succès des cabinets de lecture ; ceux-ci « en général gérés par une sorte de prolétariat honteux » - selon son expression - que les bouleversements de l'époque avaient plus ou moins privé de ressources, permettaient à une clientèle disposant de budgets modestes d'accéder à la consommation compensatoire d'une littérature dite d'évasion 7.
C'est ainsi que cette recherche sur les cabinets de lecture s'est naturellement rattachée aux travaux des historiens qui s'ouvraient alors, à la suite des ethnologues et des sociologues, aux difficiles problèmes de la « culture populaire » et de la « culture de masse ». Elle s'est plus précisément située dans le prolongement des travaux de Robert Mandrou à propos de la culture populaire et du colportage sous l'Ancien Régime 8. Au terme de son ouvrage, il ouvrait en effet une nouvelle perspective en direction du XIXe siècle en signalant, dans la balle du colporteur, non seulement la survivance des almanachs, civilités, contes et autres récits mythiques, mais un renouvellement des fonds traditionnels notamment dans le secteur du roman et du répertoire historique, marque évidente d'un regain de prospérité pour la lecture populaire 9. Mais l'auteur suggérait également que le livre populaire, abondamment diffusé par les colporteurs jusque dans les campagnes les plus reculées, avait trouvé dans le cabinet de lecture l'équivalent urbain de sa large diffusion.
Dès lors, il avait paru légitime de chercher à définir le cabinet de lecture comme une forme populaire de distribution de l'imprimé et de vérifier s'il diffusait bien, comme le colportage, une littérature populaire ; enfin, si l'on pouvait établir un rapport entre cabinet de lecture et culture populaire, dans le sens que Robert Mandrou donnait à ce concept, c'est-à-dire celui d'une « culture acceptée, digérée, assimilée par le peuple ».
Toutefois, en analysant le cabinet de lecture en tant qu'institution, tout en cherchant à cerner l'aspect « consommation de la lecture », ce type d'hypothèses a été remis en question. Lecture populaire ? Lecture bourgeoise ?... c'est toute cette démarche interrogative, dont le titre de l'article s'est voulu porteur, qui a marqué les différentes étapes de la recherche. Sans doute faudrait-il, ici, les exposer très brièvement.
Le cabinet de lecture : deux aspects contradictoires
La première interrogation a surgi dès l'examen des deux sources d'archives disponibles, de nature fort dissemblable. La première comportait un lot de catalogues mis par les maîtres de lecture à la disposition de leur clientèle.
Les uns se présentaient sous forme de petites brochures d'une vingtaine de feuillets, renfermant une liste de quelques centaines d'ouvrages rangés dans un ordre alphabétique-titre plus ou moins fantaisiste et le plus souvent sans nom d'auteur ; quelques autres, véritables livres brochés de cent cinquante à deux cents pages, recensaient en une classification digne des bibliothèques officielles les mieux ordonnées, des milliers de titres dûment libellés, allant des ouvrages d'érudition les plus spécialisés, aux romans les plus récents. Ces catalogues donnaient également une série d'informations sur les diverses modalités de la lecture (sur place ou chez soi), les différentes formes d'abonnement (au volume, au mois, à l'année...), leurs prix, leurs durées, etc.
La seconde source était constituée d'un grand nombre de dossiers provenant des fonds d'archives de la police de la librairie, établis à partir de demandes pour ouvrir un cabinet de lecture ou pour posséder un brevet de libraire, obligation étendue à tout loueur de livres ou de journaux selon les périodes de plus ou moins grande rigueur policière. Ces dossiers déposés par une population composée de non-spécialistes : veuves de guerre, anciens militaires, employés de bureau, artisans ou petits commerçants en difficultés, personnels de service... ramenaient au contexte populaire auquel il était fait allusion plus haut. Toute une série de personnages pittoresques que rien n'avait préparé à exercer ce métier, mais qui cherchaient ainsi à faire un investissement rentable ou, plus souvent, à y trouver un moyen de survie.
Ainsi, par ces deux sources, on était déjà en présence de deux aspects contradictoires du cabinet de lecture que seules des données précises sur la clientèle, ses usages, ses choix en matière de lectures auraient pu permettre d'interpréter. Or, les registres de prêt tenus au jour le jour par le maître de lecture - avec nom, adresse, profession du lecteur et titre des livres empruntés - n'avaient pas été conservés. En leur absence, il fallait donc revenir à l'analyse des multiples indices révélés par les catalogues, dans l'espoir de voir se dégager différents types de cabinets de lecture auxquels aurait pu correspondre un public de lecteurs socialement différents. Mises à part les péripéties d'ordre méthodologique, l'échec de cette tentative a néanmoins permis de découvrir un fait essentiel : l'explication et le fondement des différences entre cabinets de lecture n'étaient pas tellement le type de services proposés à la clientèle, mais la place que ces commerces occupaient dans le système fort complexe de production/diffusion de l'écrit. En effet, les cabinets de lecture n'étaient pas toujours des boutiques où l'on faisait simplement la location des livres et des journaux, mais ils étaient très souvent associés à d'autres activités de la librairie : l'édition, l'imprimerie, la commission, la papeterie, la librairie de vente de neuf ou d'occasion... Ils étaient comme greffés en complément d'activité sur chacun des maillons de la chaîne du processus économique de l'édition et de la presse, fort complexe sous la Restauration, et qu'expliquait l'impitoyable course à la rentabilité : organisation de plus en plus complexe à mesure que s'approfondissaient les contradictions de l'édition, laquelle était devenue, à cette époque, production industrielle avant d'avoir conquis un marché de masse.
Sans revenir sur les découvertes techniques qui avaient amélioré les conditions de la production, celle-ci était en pleine expansion. La presse, réduite par l'empereur à une poignée de journaux, retrouvait un nouvel essor sous la Restauration. Il se publiait à Paris, en 1828, 136 journaux et quotidiens et, en 1824, les tirages des quotidiens parisiens s'élevaient déjà à près de 60 000 exemplaires. Quant à l'édition, elle voyait sa production passer de 2 399 ouvrages en 1814, à 6 416 en 1828. Pourtant, cette prospérité n'était qu'apparente et reposait en réalité sur des vices profonds, maintenant les milieux de l'édition en plein marasme économique. 10
Il fallait donc comprendre quel rôle spécifique le cabinet de lecture jouait par rapport à la presse et par rapport au livre. Le journal, en effet, ne s'achetait pas au numéro. Il fallait s'abonner pour une période d'au moins trois mois et à des prix qui demeuraient fort chers (un abonnement à l'année représentait un mois et demi du salaire d'un ouvrier en fabrique). Or, pour 5 centimes on pouvait lire le journal dans un cabinet de lecture et pour 20 centimes, tous les journaux en lecture dans l'établissement. De ce fait, la location du journal était une condition nécessaire à l'expansion de la presse, mais, en retour, celle-ci jouait sans doute un rôle déterminant dans le développement du cabinet de lecture, attachant à ce dernier des lecteurs fidèles et réguliers et donnant ainsi une nouvelle jeunesse à l'ancienne activité des « loueurs de livres », dont parlait déjà Louis-Sébastien Mercier. Le livre, lui aussi, restait un luxe : le moindre roman coûtait ordinairement 15 francs (plus du tiers d'un salaire mensuel ouvrier). Aussi, la librairie de vente n'atteignait-elle qu'un public extrêmement limité. Le cabinet de lecture apparaissait donc comme le moyen capable d'élargir la clientèle ; mais, paradoxalement, il était aussi un frein au développement de l'édition, puisqu'un seul exemplaire d'un livre suffisait à de nombreux lecteurs.
Ainsi le cabinet de lecture, à la fois expression de la crise de l'édition, palliatif qui permettait à celle-ci de survivre tout en devenant un frein à son expansion, ne pouvait se comprendre hors de ce rôle qui était d'être un rouage dans le système de l'édition. Cela suffisait déjà à le différencier du colportage, qui avait ses éditeurs propres, ses productions spécifiques et touchait une clientèle au demeurant presque essentiellement populaire. Du même coup les liens du cabinet de lecture avec la culture populaire étaient déjà moins évidents qu'il n'y paraissait au début.
Les cabinets de lecture dans l'espace social parisien
Ce premier résultat a été largement confirmé lorsque, faute de pouvoir reconstituer directement la clientèle et sa composition sociale, il a été tenté de restituer, avec un maximum de précisions, les cabinets de lecture dans l'espace social parisien. La localisation de ces centaines de points sur la carte (463 cabinets de lecture repérés) a montré que, de fait, leur répartition dans l'espace n'était pas aléatoire, mais qu'elle présentait des vides significatifs et des points de concentration non moins parlants.
Il n'est pas possible, ici, de décrire en quelques mots l'espace parisien sous la Restauration et d'apporter toutes les nuances nécessaires. Il est évident, par exemple, que l'expression « quartier populaire » n'a aucunement le sens qu'on lui donne aujourd'hui. Sous cette réserve on pouvait dire que, s'il y avait effectivement des cabinets de lecture dans tous les quartiers de la capitale, on les trouvait en majorité concentrés dans un nombre plus restreint de quartiers plus bourgeois, tandis que les quartiers les plus populaires de l'est de Paris et les plus denses au centre de la ville ne regroupaient qu'une vingtaine de cabinets de lecture pour 25 % de la population globale.
Mais il est apparu surtout que la localisation des cabinets de lecture n'était pas commandée par les fonctions résidentielles ; pour prendre une expression d'aujourd'hui, ce n'était pas un « équipement de quartier », comme les commerces de consommation quotidienne et locale. On les trouvait, au contraire, associés aux fonctions centrales de la ville, en des lieux qui étaient des pôles où se développaient certaines activités de la vie culturelle parisienne ; celles qui, précisément, caractérisent le cabinet de lecture dans sa définition même : lieux où se concentraient le monde de l'édition et de la presse, ceux des écoles et de l'érudition, ceux du commerce de luxe, de l'hôtellerie et des loisirs.
C'est ainsi qu'on les trouvait en grand nombre au Quartier latin, au Faubourg Saint-Germain, sur les grands boulevards -notamment sur ceux qui étaient proches des axes essentiels qu'étaient les rues Saint-Denis et Saint-Martin, comme le fameux boulevard du Temple - dans les petits passages de la rive droite, sur les promenades des Champs-Elysées ; et surtout à l'intérieur du célèbre Palais-Royal qui, à lui seul, regroupait toutes ces activités et renfermait dans ses galeries « tout ce qui peut être inventé pour satisfaire le luxe, la sensualité et les plaisirs », décor au milieu duquel prospéraient au moins vingt-trois cabinets de lecture !
Tout au long du périple entrepris dans la géographie parisienne, il avait été possible de voir les cabinets de lecture se différencier selon les différents espaces culturels, et des pratiques de lecture se diversifier. Si cette démarche ne pouvait permettre d'identifier avec précision la clientèle, les multiples indices notés au passage autorisaient, néanmoins, des hypothèses plus fondées sur les groupes sociaux touchés par le cabinet de lecture. Ainsi, bien peu parmi eux appartenaient aux couches populaires. Sur la rive gauche, c'était d'abord les étudiants, puis les apprentis-poètes, les critiques et les jeunes gens fortunés du café Procope. Ensuite, les professions libérales, avocats, médecins, professeurs ; les ecclésiastiques et « personnes honorables », les officiers et magistrats, les hauts fonctionnaires, les solliciteurs des ministères... Voilà pour la bourgeoisie grande et moyenne. Plus distante, l'aristocratie d'Ancien Régime dépêchait ses domestiques ; tandis qu'une petite bourgeoisie boutiquière, des artisans, quelques commis et grisettes commençaient, eux aussi, à fréquenter le cabinet de lecture.
Sur la rive droite, financiers et gros négociants, fabricants et propriétaires, oisifs fortunés représentaient la bourgeoisie montante et fréquentaient les cercles ; les savants et connaisseurs hantaient les établissements situés aux abords de la Bibliothèque royale, les étrangers se retrouvaient dans leurs salons littéraires, cependant que la petite et moyenne bourgeoisie commerçante et, à leur suite, les artisans, les modestes rentiers et les domestiques fréquentaient le cabinet de lecture du quartier. Enfin, dans cette extraordinaire ambiance de foire qui régnait au Palais-Royal, se mélangeaient hommes politiques, écrivains et journalistes, amateurs de pamphlets et militaires, boursiers, modistes et femmes galantes, toute une foule de personnages hétéroclites et difficilement classables.
La clientèle se situait donc beaucoup plus du côté de la nouvelle bourgeoisie que du peuple. Et si les femmes de chambre, les grisettes, les commis et les portières utilisaient aussi le cabinet de lecture, il ne semble pas possible, pour autant, de conclure à une diffusion massive de la lecture en milieu populaire par cette voie. Seuls étaient atteints ceux qui, par fonction, étaient au contact direct des classes dominantes et placés ainsi dans leur mouvance idéologique. Quant aux ouvriers, il est certain aussi qu'ils ne fréquentaient pas le cabinet de lecture. Tout les en éloignait : leurs trop longues journées de travail, leurs conditions de logement, leurs vêtements et même leurs salaires. Et puis ces lieux où la lecture se faisait individuelle, silencieuse, codifiée n'entraient pas dans leurs mœurs. S'il leur arrivait de lire le journal, c'était à l'estaminet, avec les leurs. Enfin, 80 % de la population parisienne vivait alors dans l'indigence et la misère. Un détail seulement : entre 1821 et 1830, sur les 250 000 personnes décédées, 17 % seulement laissaient les 15 francs nécessaires pour les frais d'inhumation. 15 francs, le prix d'un roman ! Le rôle politique du cabinet de lecture ne fait que confirmer cette analyse.
Le rôle politique du cabinet de lecture
Sous la Restauration, la nouvelle bourgeoisie constituait donc le gros des consommateurs. Classe qui s'affirme en face d'une aristocratie qui périclite, non seulement elle représentait le meilleur débouché pour la production écrite, mais surtout elle faisait de l'écrit un instrument essentiel dans sa lutte pour émerger comme classe dirigeante. Le rôle politique du cabinet de lecture était, à l'évidence, indissociable de ces luttes qui ont débouché sur la révolution de 1830.
Le cabinet de lecture n'avait rien à voir avec notre actuelle bibliothèque de gare, pour laquelle une sélection est opérée à l'avance. Il était le reflet de tout ce qui se produisait et se lisait. Or, à cette époque, la presse, l'édition - même dans des productions apparemment neutres comme le roman - étaient continuellement mobilisées, directement ou indirectement, dans la bataille d'idées qui caractérise cette période et dans le combat mené par l'opposition contre le gouvernement. De ce simple fait, l'activité du maître de lecture, qu'il fût directement impliqué dans la politique, ou simple loueur de livres, était toujours perçue comme politique. La meilleure preuve en est, sans doute, que les titres des ouvrages condamnés et à retirer des cabinets de lecture, portés sur les listes établies par le ministre de l'Intérieur, figuraient toujours en bonne place dans les catalogues : philosophes du XVIIIe siècle, romanciers licencieux, auteurs de pamphlets et de brochures politiques. Bien mieux, on retrouve bon nombre de ces titres dans les listes d'auteurs recommandés, cette fois, par les maîtres de lecture, au point qu'il était tentant de prendre la liste des ouvrages interdits comme un indice de la faveur du public pour toute cette littérature.
Quoi qu'il en soit, ils subissaient une répression bien réelle. Le pouvoir multipliait les saisies, les condamnations, les fermetures ; ou bien encore, il cherchait à réduire le nombre des cabinets de lecture en refusant les autorisations ou les brevets rendus obligatoires pour tenir ces commerces. Les dossiers de police révélaient, du reste, à quel point le comportement du pouvoir était contradictoire, parce que le rapport de forces évoluait sans cesse. A la fin de la période, la police semblait complètement dépassée. La magistrature n'y sera pas pour rien. Elle aura multiplié, comme à plaisir, les arguties juridiques pour rendre inefficaces les tentatives de contrôle : la grande majorité des cabinets de lecture continuaient à fonctionner en dehors de tout cadre légal. Cette lutte politique, à laquelle est mêlé le cabinet de lecture, était donc bien celle de la bourgeoisie montante contre le pouvoir constitutionnel. A l'évidence, le peuple n'y participait guère.
Bien plus. Si la production de romans sous la Restauration fut abondante et multiples les activités de la presse, il semble que ni cette dernière, ni les éditeurs, lorsqu'ils définissaient leur stratégie commerciale, n'accordaient encore d'importance à la clientèle populaire potentielle. La littérature romanesque de la Restauration, comme celle du XVIIIe siècle, ne deviendront populaires que plus tard ; elles n'entreront dans la balle du colporteur qu'après 1830. Bien entendu cela n'exclut pas, comme le note Noë Richter, que çà et là, au hasard des voisinages, certain roman noir ou sentimental ne soit loué au cabinet de lecture du rez-de-chaussée, pour être lu à haute voix dans les étages par un des membres d'une famille ouvrière, ou dans la loge d'une portière comme celle d'Henry Monnier, ou encore dans l'atelier de la grisette pour en faire lecture à ses compagnes lorsque la patronne s'absentait quelques instants.
Quant à la presse bourgeoise, par son contenu et par son style, elle ne correspondait aucunement aux besoins populaires : « Il ne suffit pas de lire, il faut comprendre ce qu'on lit. Eh bien ! la manière de parler des hommes des journaux n'est pas du tout la nôtre... si bien que moi, par exemple, malgré toute l'attention que j'ai le soin d'y mettre, ce qu'on a voulu dire sur la politique, je ne le vois qu'à travers un brouillard... », écrivait un travailleur de l'élite ouvrière, qui avait pourtant lu Paul-Louis Courier et s'était intéressé à d'Alembert, Diderot et quelques autres 11. D'ailleurs, les plus modestes des loueurs de journaux le savaient bien, qui ne tentaient jamais d'installer leur commerce dans les quartiers plus pauvres où ils demeuraient.
Il semble donc que ce n'est pas l'engouement des classes populaires qui peut rendre compte du développement des cabinets de lecture sous la Restauration. Il n'est pas sûr, d'ailleurs, qu'à aucune époque les cabinets de lecture aient joué un rôle important dans ce domaine. Henri Ameline écrivait en 1866 : « Les cabinets de lecture n'existent pas pour les ouvriers. Il est même à souhaiter qu'il ne s'en fonde pas pour eux » 12. Pourtant, il n'est pas sûr non plus que, à l'époque de leur déclin, ils soient demeurés « les boutiques à lire » de la seule bourgeoisie. Cela resterait à éclaircir.