Plaidoyer pour une Cendrillon : le prêt-inter décentralisé non-planifié
Hendrick D. L. Vervliet
Dans un récent rapport de l'UNESCO intitulé National interlending systems, quatre types de systèmes ont été identifiés ; le quatrième modèle (le modèle D) est la décentralisation non-planifiée. Celui-ci est décrit comme n'étant « en rien un système » ; il se rencontre néanmoins fréquemment et, si le temps comme l'argent nécessaires à la mise en place de modèles meilleurs font défaut, il faut tenter d'améliorer le modèle D. Le coût des modèles A, B et C (centralisation ou décentralisation planifiées) ne devrait pas être sous-estimé ; ils ne sont peut-être applicables qu'à des sous-continents. Des catalogues collectifs sont nécessaires dans les systèmes décentralisés, mais leur coût pourrait être abaissé par l'automatisation ; la rapidité de réponse et la bonne volonté des prêteurs nets ne peuvent être accrues que par le remboursement de leurs charges. D'autres méthodes de paiement devraient être envisagées, notamment un système reposant sur un fonds de garantie international
In a recent Unesco report entitled National interlending systems, four types of interlending system were identified ; the fourth model (Model D) is unplanned decentralization. This is described as 'not a system at all' ; nevertheless it occurs frequently and, if the time and money necessary to set up better models are lacking, it is necessary to try to upgrade Model D. The cost of Models A, B and C (planned centralization or decentralization) should not be underestimated ; they are perhaps applicable only to subcontinents. Union catalogues are necessary in decentralized systems, but their cost could be lowered by automation ; speed of supply and goodwill on the part of net lenders can only be improved by cost recovery. Alternative methods of payment should be considered, including a system based on an international guarantee fund
Les considérations stimulantes contenues dans l'article de M. Vervliet paru dans Interlending review nous ont fait désirer le publier dans le Bulletin des bibliothèques de France, avec l'aimable autorisation de l'auteur et de la revue **. L'interdépendance croissante des bibliothèques et la croissance continue du prêt-inter rendent en effet particulièrement bienvenues toutes les réflexions et suggestions visant à améliorer les systèmes existants. Le système français de prêt-inter appartient clairement au « quatrième modèle » qui est l'objet de cet article. Il présente néanmoins quelques caractéristiques propres : l'existence des CADIST, en particulier, est un élément d'organisation planifiée. Or, comme cela a déjà été dit (cf. Bulletin des Bibliothèques de France n° 8, août 1982, 490-495) leur rôle de dernier recours rend encore plus nécessaire un accroissement de la rapidité et de l'efficacité du prêt « normal » entre bibliothèques.
Dans un récent rapport pour l'UNESCO 1, Maurice Line et les autres rédacteurs ont présenté les quatre modèles de prêt-inter suivants :
I. Modèle A : Concentration sur une bibliothèque unique ;
II. Modèle B : Concentration sur quelques bibliothèques ;
III. Modèle C : Décentralisation planifiée ;
IV. Modèle D : Décentralisation non-planifiée.
Le quatrième modèle (modèle D) est décrit comme n'étant « en rien un système » ; il ne vise ni à la spécialisation, ni à l'exhaustivité ; les ressources locales ne sont mises à la disposition de l'extérieur que par l'intermédiaire de catalogues collectifs. On pourrait même l'appeler un modèle chaotique ou une anarchie organisée. Malgré ces caractéristiques, comme le note le rapport, le modèle D se rencontre fréquemment. Il restera probablement largement répandu au moins jusque dans les années 90 où l'on prévoit que les journaux électroniques assureront la fourniture à domicile régulière de l'information et de la documentation.
La question se pose donc de savoir que faire pendant les quinze prochaines années pour répondre à la demande explosive d'une fourniture de document rapide et efficace. Des exemples des modèles supérieurs existent déjà sous une forme plus ou moins pure, le modèle A dans le Royaume-Uni avec la « British Library Lending Division » et le modèle C en République fédérale d'Allemagne avec les « Sondersammelgebiete » et les « Zentrale Fachbibliotheken » (secteurs d'acquisition spéciaux et bibliothèques centrales thématiques). Il faut à la fois du temps (peut-être 20 ans) et de l'argent pour que ces modèles supérieurs se mettent en place, se développent, puis éventuellement prospèrent. Mais que peut-on faire si aucun de ces deux éléments, le temps et l'argent, ne sont disponibles en suffisance ? Que peut-on faire d'autre qu'améliorer le modèle D, dont le seul avantage apparent est d'exister ?
En matière de développement, l'expérience montre que des buts ambitieux ne sont pas une garantie de succès, que le « meilleur » système peut être cher et mal adapté, qu'il peut être une sinécure pour fonctionnaires et que les vastes plans de développement qui vont du sommet à la base peuvent se révéler fort peu bénéfiques pour 'l'utilisateur final.
Le financement des modèles A et C
Le reproche principal que je fais au rapport de Line est sans doute qu'il n'insiste pas suffisamment sur l'augmentation de budget nécessaire à la constitution d'une collection réservée au prêt et tendant à l'exhaustivité. Le financement de telles collections n'est pas une petite affaire. Les dépenses brutes de la « British Library Lending Division » ont été de 6 490 000 £ (11 670 000$) pendant l'année fiscale 1980-1981 2. Les subventions accordées par la « Deutsche Forschungsgemeinschaft » au titre des Sondersammelgebiete en République fédérale d'Allemagne pendant l'année 1979 se sont élevées à quatre millions de DM (1 725 000$) ; je crois que ces subventions ne couvrent que les trois quarts du coût total du programme, le reste étant pris en charge par les institutions locales 3. Les dépenses des « Zentrale Fachbibliotheken » doivent être ajoutées à ces coûts. Ces bibliothèques couvrent les domaines de l'économie, de la médecine, de la technologie et de l'agriculture. Je ne connais pas présentement le coût de ce programme, mais il peut difficilement être inférieur au budget réservé aux Sondersammelgebiete. Le coût total du programme supra-régional d'acquisitions allemand peut être estimé à plus de dix millions de DM (4 300 000$), ce qui n'inclut pas le coût réel des transactions de prêt-inter. Le montant relativement faible des frais généraux de la BLLD peut s'expliquer par ses coûts de personnel inférieurs et par le fait que ses acquisitions de monographies se limitent aux documents de langue anglaise (et un peu en russe), alors que la RFA cherche à acquérir des ouvrages en toutes langues.
Pour atteindre un niveau raisonnable de tarifs du prêt-inter, par exemple entre cinq et dix dollars par transaction, il est clair qu'un marché de prêt-inter doit être large, de l'ordre de 2 à 4 millions de transactions par an.
Bien sûr, la taille de ce marché est influencée par l'usage plus ou moins intensif qui est fait des bibliothèques dans une région donnée. En Europe occidentale, par exemple, un marché de prêt-inter peut être créé pour chaque tranche de 100 à 200 millions d'habitants. Dans d'autres régions du monde, en revanche, il faudrait, dans la conjoncture actuelle, considérablement majorer ce nombre. Il est donc douteux que les modèles A, B et C soient économiquement viables pour les nations moyennes et petites, riches ou non, « développées » ou en voie de développement. Les modèles A, B et C devraient être appliqués à des sous-continents, pas à des pays, sauf peut-être aux plus grands.
Le rapport de Line répond à cet argument en mettant en avant le concept de collections de base, c'est-à-dire des collections de périodiques limitées, qui, tout en ayant un coût bien inférieur à une collection exhaustive, satisferaient néanmoins la grande majorité des demandes. C'est une application du classique paradigme de Pareto ou règle des 80-20 %. En pratique, cependant, une collection non-exhaustive tend à ressembler à une collection locale bien gérée ; de surcroît, de telles collections n'éliminent pas la nécessité de disposer d'instruments de localisation pour les documents demandés mais non possédés ; en outre, la règle des 80-20 % ne s'applique pas facilement aux acquisitions de monographies.
Les faiblesses du modèle D
Si donc le modèle D, la décentralisation non-planifiée, est la seule option ouverte à la plupart d'entre nous pendant la prochaine décade, pourquoi ne pas tenter de l'améliorer et de remédier à ses faiblesses les plus évidentes, qui sont : le manque d'instruments de localisation, la lenteur des réponses, le manque de bonne volonté des bibliothèques prêteuses et la lenteur des règlements effectués par les bibliothèques emprunteuses.
La première faiblesse, le manque d'instruments de localisation, ne peut être éliminée que par des catalogues collectifs. Les demandes à l'aveuglette sont coûteuses et souvent inutiles ; on devrait les éviter dans toute la mesure du possible. En cas d'absolue nécessité, elles devraient être dirigées vers des fonds dont la spécialisation est connue et le nombre d'étapes du circuit devrait être limité à trois. Line insiste avec raison sur le fait que les différents types de catalogues collectifs présentent différents degrés d'utilité et de rentabilité. Les catalogues manuels centralisés dégénèrent habituellement en goulots d'étranglement purs et simples ; leur mise à jour est coûteuse, ils se périment et se révèlent quelquefois pratiquement inutilisables. Les catalogues collectifs doivent être décentralisés ; ils doivent être accessibles à l'utilisateur final sous forme imprimée, sur microfiche ou en ligne, de sorte que l'accès direct soit garanti ; ils devraient signaler ou même se limiter aux localisations qui garantissent une réponse rapide. Ceci peut être assuré simplement et économiquement pour les fonds de périodiques. En ce qui concerne les monographies, c'est plus difficile. Mais même en ce domaine les progrès en matière d'automatisation des catalogues peuvent apporter des bénéfices, soit par l'association avec le catalogage en ligne (comme dans le système OCLC (Online Computer Library Center)) 4, soit par cumulation a posteriori à travers des algorithmes de reconnaissance d'identité ou de quasi-identité 5.
Les problèmes de la rapidité de fourniture et de la bonne volonté sont étroitement liés au problème du remboursement des charges. La plupart des systèmes de prêt interbibliothèque décentralisés reposent sur deux hypothèses absolument indémontrées : qu'il y a un équilibre entre les prêts et les emprunts et que le prêt interbibliothèque représente un coût si marginal que la facturation des charges coûterait plus cher qu'elle ne rapporterait.
Le mythe de l'équilibre entre prêts et emprunts s'effondre au moindre coup d'œil sur une quelconque statistique détaillée de prêt interbibliothèque. Par exemple, les statistiques de la région Rhénanie du Nord-Westphalie (RFA) 6 montrent que : en 1976 les dix plus gros prêteurs ont effectué 507 600 prêts - c'est-à-dire 80 % du total de 629 300 prêts réalisés par l'ensemble des bibliothèques - et les dix mêmes bibliothèques n'ont effectué que 143 900 emprunts ; dans la même année les dix plus gros emprunteurs ont fait 172 900 emprunts (38 % du total) et seulement 41 800 prêts (6 %). Il vaut aussi la peine de noter que 33 % du total des demandes de prêt-inter en Grande-Bretagne émanent d'agences gouvernementales ou de firmes industrielles, dont la plupart ne disposent pas de collections suffisantes pour jamais devenir des prêteurs nets 7.
L'idée que le coût du prêt interbibliothèque est trop marginal pour être significatif est contredite par le simple nombre de transactions des pays disposant de systèmes de prêt-inter développés -3,5 millions en Grande-Bretagne, 700 000 aux Pays-Bas, 1,7 million en République fédérale d'Allemagne, etc. - et il ne faudrait pas oublier que les deux tiers ou les trois quarts de cette activité concernent des partenaires inégaux.
Le remboursement des charges
Le remboursement des charges est le chaînon manquant qui améliorera la qualité et la vitesse de nos transactions de prêt-inter. Lui seul fera franchir au système décentralisé de prêt-inter le stade de l'économie de troc et, dans la mesure où l'accès décentralisé implique que les établissements fournisseurs ne pourront pas monopoliser le prêt-inter, qualité et rapidité de fourniture s'ensuivront tout naturellement.
Persuader le monde des bibliothèques d'accepter l'idée d'un paiement des services n'est pas chose aisée. De nombreux arguments en sens contraire seront exprimés 8. Il y aura ceux qui diront que le paiement va à l'encontre de la libre circulation de l'information (mais alors, pourquoi faudrait-il acheter les livres ?) ; d'autres diront que la fourniture des documents devrait être considérée comme un service public (mais tous les services publics sont-ils gratuits ? Pourquoi acheter des timbres ou des billets de train ?) ; d'autres encore gémiront que le paiement n'entre pas dans nos traditions (sans commentaires).
Les seuls arguments valables contre le paiement sont qu'il augmente la bureaucratie et ralentit la vitesse de fourniture. On n'a peut-être pas assez fait preuve d'ingéniosité dans ce domaine. La philosophie de l'AUP (Accès universel aux publications, UAP en anglais) insiste avec raison pour que la bureaucratie soit réduite au minimum. La réponse de la BLLD à ce problème a été l'usage de coupons pré-payés ou bien la constitution d'avoirs. Mais dans les systèmes décentralisés, si chaque établissement prêteur de chaque pays devait adopter ces méthodes de paiement, les demandeurs se retrouveraient avec des dizaines de coupons différents et de grosses sommes d'argent immobilisées dans divers avoirs.
Les autres méthodes de paiement
On devrait peut-être étudier d'autres méthodes de paiement. Les suggestions suivantes pourraient valoir la peine d'être examinées :
1) Le paiement à la réception (comme dans les transactions d'affaires normales) ;
2) L'envoi groupé des factures, soit une ou deux fois dans l'année, soit lorsqu'un montant déterminé a été atteint ;
3) Des tarifs de prêt-inter uniformes à l'échelon national et peut-être international, incluant tous les coûts directs (et qui pourraient se situer entre cinq et dix dollars) ;
4) Une accréditation internationale AUP pour les bibliothèques de bonne foi.
La dernière proposition mérite une explication. Elle ne fonctionnerait pas comme une carte de crédit mais comme une assurance. L'adhésion serait ouverte à toute bibliothèque potentiellement prêteuse ou emprunteuse. Elle s'engagerait à respecter des normes pré-établies de rapidité (en tant que fournisseur) et de paiement (en tant que demandeur). Les membres paieraient un droit d'entrée d'environ 50$ et une cotisation annuelle de 25$ environ. Ces contributions sont essentielles pour faire vivre un petit secrétariat central. Le secrétariat émettrait des cartes de membre valables un an. Sur la carte serait imprimé un texte comportant les instructions suivantes : satisfaire les demandes de prêt ou de photocopie aussi rapidement que possible (dans les quarante-huit heures si le document est disponible) ; s'abstenir d'exiger un paiement préalable ; s'adresser au secrétariat pour le remboursement des dettes courant depuis plus de trois mois (dans la limite de 100$par dette). Chaque somme payée par le secrétariat sera réclamée (majorée d'une amende pour couvrir les frais administratifs) aux débiteurs retardataires. Le non-paiement se traduira par un retrait de l'accréditation AUP. Le numéro d'adhérent AUP devrait figurer sur chaque formulaire de demande de prêt. Les demandes adressées à un fournisseur non-habituel seraient accompagnées d'une photocopie de la carte de membre. Les retraits ou les renoncements à l'accréditation seraient publiés dans un bulletin de liaison.
Avec ce système le chaotique quatrième modèle pourrait tourner à l'avantage des bibliothèques emprunteuses comme des bibliothèques prêteuses : la bibliothèque emprunteuse parce qu'elle recevrait le document en temps utile ; le prêteur parce qu'il serait remboursé de ses charges et optimiserait l'usage de ses collections.
Sans doute le modèle D amélioré, tout en coûtant bien moins cher que les modèles A, B ou C, n'atteindra-t-il pas au même degré d'exhaustivité dans les collections - en théorie du moins. Alors que l'exhaustivité en monographies et en rapports sera toujours un objectif improbable dans tous les modèles, le quatrième modèle aura pour avantage d'être redondant par nature. Qui plus est, des réseaux de bibliothèques dynamiques adhérant au quatrième modèle peuvent développer des politiques d'élimination en coopération au lieu de politiques d'acquisitions coordonnées. Enfin, un modèle D amélioré ne pourrait en principe pas satisfaire les demandes par sujet (c'est-à-dire sans indication d'auteur ou de titre), mais quel système répondrait idéalement à ce type de demandes ?