La nouvelle culture ou le livre en question
Les moyens audio-visuels et plus récemment la télématique semblent menacer le livre et devoir lui enlever la place prééminente qu'il occupait jusqu'à présent dans notre civilisation. En réalité il n'y a aucun signe d'une désaffection quelconque du public vis-à-vis du livre, bien au contraire. En revanche, en rançon de ses succès mêmes, le livre jadis rare et précieux, s'est banalisé et dévalorisé. D'autre part, le discours écrit, mis en question par la pensée moderne et les sciences anthropologiques, n'a peut-être plus le poids et le prestige qui naguère encore lui revenaient. Mais c'est à l'intérieur même d'une civilisation de l'écrit et du livre que cette problématique s'est posée et développée. Une étude plus précise de la « fonction livre permet de se rendre compte que le livre a conservé et conservera encore longtemps ses deux fonctions essentielles : la fonction de grande synthèse et la fonction monumentale
The audio-visual media and, more recently, telematics, seem to be threatening the book and be bound to deprive it of the supremacy it had been enjoying in our civilization so far. In fact there is no sign whatever showing that the public is somehow turning away from the book, quite the contrary. On the other hand, paying the price for its very success, the book, once rare and precious, has become commonplace and has depreciated. Moreover, being questioned by modern thought and anthropological sciences, the written discourse has perhaps lost the weight and prestige which fell to it not so long ago. But it is in the very heart at a civilization of the written word and the book that this problem has been posed and has developed. A more precise study of the "book function" enables one to realize that the book has retained and will still retain for a long time its main two functions : that of a major synthesizer and that of a monument
Une personnalité politique proclamait, en février 1980, que « l'orthographe n'était pas nécessaire car nous allions vers une civilisation orale ».
Ces propos étranges, surtout dans la bouche d'un ancien Ministre de l'Éducation nationale, n'ont pourtant été ni relevés, ni contestés ; car tout le monde y a vu l'énoncé d'une évidence. D'autres voix nombreuses s'étaient en effet déjà élevées pour prophétiser la mutation moderne « nous vivons à la fin du règne de l'imprimerie, écrivait André Malraux en 1976, entre le temps de la parole et le temps prochain des images ; à l'époque du Roman, entre le théâtre et la télévision ».
Ce qui semble condamné comme la survivance d'un passé désormais révolu c'est l'écrit, le texte c'est-à-dire le livre.
La fin de l'âge du livre
Et telle est précisément la thèse du sociologue nord-américain Marshall Mac Luhan, dont l'ouvrage fondamental « la galaxie Gutenberg » a été publié en 1962 et traduit en français en 1967.
D'autres travaux dans lesquels l'auteur précise sa position et en particulier « Pour comprendre les médias » publié en France en 1968, ont développé la thèse de base soutenue dans son premier livre.
L'intuition fondamentale de Mac Luhan est simple et exposée avec une assurance non toutefois dépourvue d'humour et de brio : il y a eu un âge du livre qui a commencé avec la presse de Gutenberg et qui vient de s'achever aujourd'hui.
Au livre est lié tout un ensemble de comportements, de pensées, d'attitudes mentales, de conceptions diverses et c'est cet ensemble qui forme la Galaxie Gutenberg qui est apparue à la Renaissance, vers la fin du XVe siècle, au temps où la typographie est venue parachever ce qu'avaient commencé l'alphabet et l'écriture ; les deux moments les plus importants de l'histoire sont donc : le moment où l'humanité est passée, en certains points de la terre, des cultures de l'oralité aux premières civilisations de l'écriture.
Alors s'est ouvert le temps des écrits qui comprend deux périodes : la première période préliminaire, celle de l'écriture et du manuscrit que Mac Luhan dénomme civilisation scribale et qui garde encore des traces de l'oralité ; la deuxième période qui marque l'apogée de l'écriture et de l'âge visuel avec la typographie et le livre imprimé : c'est la Galaxie Gutenberg.
Le deuxième moment capital de l'histoire est le moment présent, celui de l'éclatement technologique moderne, du développement de l'électronique, des télécommunications, des grands médias qui va amener un retour à la simultanéité vécue et à l'expression orale, puisque, selon Mac Luhan, « l'interdépendance nouvelle qu'impose l'électronique recrée le monde à l'image d'un village global » (in Galaxie Gutenberg) ; et que désormais la parole dans son immédiateté prend le pas sur la perception visuelle qui a développé chez l'homme typographique des qualités d'analyse et de synthèse, jusque-là rarement atteintes.
Dans « la Galaxie Gutenberg », c'est surtout cet aspect que Mac Luhan s'applique à éclairer et à analyser : il y étudie en effet la genèse de l'homme typographique, alors que dans d'autres ouvrages, et en particulier dans « Pour comprendre les médias », il s'attache à décrire la genèse de l'homme contemporain en tant qu'homme des grands médias, de l'électronique et de l'informatique.
A l'audio-visuel correspond ainsi une nouvelle culture non livresque et donc fondamentalement différente de la culture humaniste classique.
Quelques réflexions de Malraux nous le feront mieux comprendre encore :
« La métamorphose de l'imaginaire continue.
Les découvertes d'hier se conjuguent avec celles qui devraient les annuler, les magazines avec la télévision.
...et déjà un imaginaire sans trace succède à la presse en le syncopant et le synthétisant, cherchant son impact dans la forme qu'il donne et non dans le commentaire qui l'accompagne.
L'image mobile n'est pas seulement image, car Match ou Life ne remplace nullement la télévision en grève.
Même pour l'actualité.
Quel reportage, quelle photo rivaliserait avec un alunissage, avec un hold-up télévisé, qui changent en commentaires tout ce qui traite d'eux ?
Et c'est bien les commentaires que la télé chasse de l'imprimé, de la radio, d'elle-même ».
Malraux l'Homme précaire et la littérature XI, p. 206.
Cette remarque est de poids ; jusqu'alors tout passait en effet par un medium universel : l'écriture ou la typographie c'est-à-dire le discours.
Expliquons nous bien ; le discours non pas comme exprimant la pensée, mais comme indissociable de celle-ci et s'identifiant à elle.
Le medium universel, c'était donc à la fois la pensée et le discours.
Pour illustrer et mieux concrétiser cette idée, référons-nous à la tragédie classique, genre typique visant non à représenter des événements mais à analyser, à comprendre les âmes, les caractères, les situations, les conflits, dans un discours qui est l'essence même de la tragédie. 1
Or, le medium universel de la pensée et du discours est remplacé aujourd'hui par les médias : c'est-à-dire, dans chaque cas, par une technologie donnée, une technique d'utilisation, et un art qui se sert de cet ensemble aux fins de l'exposé ; il y a donc une rhétorique, des styles, des règles d'exposition, une dialectique, etc., propres au cinéma, à la télévision, etc. 2
C'est pourquoi par son caractère réflexif et élaboré, un grand reportage de Presse fait il y a quelques dizaines d'années, était plus près du « Discours de la Méthode » ou de la tragédie de Phèdre que d'un moderne reportage télévisé !
Dans ce monde où déferlent sur nous les images innombrables, séductrices, enjôleuses, érotiques, obscènes, cruelles, de l'actualité, de la publicité, de la politique, dans cette nuit des villes ivres des mots clignotants du néon, bariolées d'affiches, au milieu de cette marée de paroles, de rengaines, d'images, de signes, y a-t-il encore une place pour le livre ? Reste-t-il, en dehors de nos très officielles bibliothèques, un coin tranquille pour lire ?
Et comme le pouvoir du livre est faible vis-à-vis des puissantes sollicitations des médias modernes qui nous circonviennent !
Un âge s'est donc achevé : celui des longs loisirs, des lectures recueillies dans de calmes demeures : c'était jadis.
La bousculade et la frénésie, les embouteillages et la pop-music ont éliminé le livre et le lecteur : on les tolère comme des survivances anodines du monde ancien mais périmés, désuets, un peu poussiéreux.
Cette civilisation de la télé, de la bande dessinée et de l'onomatopée (warf, grumbl, scruntch) est-ce encore une civilisation ?
L'accession des masses à la culture fait que le sens de celle-ci se perd : la culture n'étant plus le fait d'une élite, le nouveau public n'entre pas dans le système complexe des références culturelles.
Or toute œuvre fait référence à d'autres œuvres : les classiques, les anciens ; et ceux-ci sont largement ignorés, méconnus, incompris.
Le langage lui-même est perdu : le latin et le grec sont ignorés ou, en mettant les choses au mieux, ânonnés ; le vieux français est une affaire de spécialistes : le moyen français et la langue de la Renaissance sont à peine mieux compris et le français de l'âge classique paraît parfaitement rebutant.
Dans le vaste monde, les masses restent dans l'ignorance et l'éducation obligatoire est une obligation toute théorique qui ne fait que masquer cet état de chose :
50 % de la population scolaire mondiale abandonne l'école avant de savoir lire et écrire ;
75 % en Amérique Latine ;
50 % de la population adulte des USA a un âge mental de 12 ans.
Les statistiques faites en France par le Centre de la sociologie de la lecture et Robert Escarpit à Bordeaux montrent que le Français ne lit pas ou plutôt ne lit pas de livres.
Enfin l'éclatement du langage et sa babelisation entraînent une prolifération fantastique de sous-langages spécialisés et la disparition progressive du discours cultivé, intelligible pour tous.
Voilà les faits : le monde du livre est condamné et il sombre lentement. Demain les illettrés pourront mettre le feu aux bibliothèques.
La puissance de l'écrit
Mais à cet ensemble accablant, je n'opposerai qu'une seule observation :
Absorbé dans les entrailles du Leviathan moderne, au milieu du bruit, du vacarme, de la promiscuité, des images aguichantes qui apparaissent et disparaissent dans l'obscurité, tel est le lecteur dans le métro parisien ; qu'elle est donc grande cette puissance du livre ! pour que le lecteur soit soustrait à son environnement et happé par le livre dans le monde de la pensée d'une manière aussi totale, aussi complète ! car ce lecteur, on peut en faire la constatation, n'est pas un lecteur de bande dessinée mais en général un lecteur de vrais livres.
La puissance des images répandues par les massmédia est grande mais peut être plus grande encore la puissance du livre. Non seulement la puissance du livre, mais encore sa vitalité est grande aussi.
Mort, le livre ? Il ne le semble pas si l'on se fie aux chiffres de l'édition française par exemple.
En 1968, 18 464 titres correspondant à 224 millions d'exemplaires.
En 1969, 19 834 titres correspondant à 252 millions d'exemplaires.
En 1976, 23 363 titres correspondant à 325 millions d'exemplaires.
En 1977, 25 823 titres correspondant à 351 millions d'exemplaires, donc en moins de 10 ans, on passe de 224 millions d'exemplaires à 351 millions, une augmentation de plus de 60 %.
Un taux annuel de croissance de 8 %, qui correspond d'ailleurs au taux de croissance en francs constants du chiffre d'affaires global de l'édition française.
Et tout cela lié à un progrès continu des techniques du livre et de l'imprimerie permettant une production de masse en même temps qu'un abaissement constant du prix du livre.
95 millions de livres de poche sont édités en 1977.
Dans le domaine de l'érudition, les techniques de photoreproduction font réapparaître sur le marché des éditions rarissimes et introuvables.
Si on la compare à celle des siècles passés, en qualité comme en quantité, comme en diversité, la production actuelle des livres semble d'un niveau jamais atteint auparavant 3
Cet état de choses n'a rien d'étonnant ; en effet ce n'est pas en empiétant sur le terrain propre du livre que se sont développés les modernes médias : disque, cinéma, radio et télévision ; mais aux dépens du concert, du music-hall, du théâtre et de la presse quotidienne ou hebdomadaire.
C'est ainsi qu'il existe une crise du théâtre : un monde qui avait vu le jour dans le Chariot de Thespis, sur les tréteaux de l'Illustre théâtre et qui s'était prolongé jusqu'à la guerre de 1914-1918, a sombré corps et bien, avec ses fastes, ses splendeurs et ses mesquineries, ses vedettes et ses cabotins, ses anecdotes héroïques et sordides.
Le cinéma a partout triomphé et de nos jours les troupes du jeune théâtre dépendent en fait des subventions de l'État.
La presse, elle, a dû partager ses pouvoirs avec la radio et la télévision, qui ont développé des formes originales de journalisme.
Enfin s'il arrive que l'on discute de livres à la radio ou à la télévision, c'est pour en rendre compte, en faire la critique ou en interviewer les auteurs, toutes missions qui appartenaient jadis exclusivement à la Presse.
Le domaine du livre est donc resté inentamé : d'où les chiffres que j'ai donnés tout à l'heure et qui disent éloquemment que le livre et l'édition ont su se moderniser et marcher au rythme du progrès technologique et économique.
Une crise profonde a pu bouleverser le monde du théâtre, du music-hall et des variétés : le livre n'a rien connu de semblable...
L'Express a publié dans son numéro du 11 novembre 1979 une enquête sur la lecture des Français à partir d'un échantillonnage assez important.
A la question « en dehors des journaux, magazines, revues vous est-il arrivé de lire un livre au cours des trois derniers mois ? »
57 % des Français âgés de 20 ans et plus répondent oui
43 % non.
A la même question, lors d'un sondage fait en 1960
42 % avaient répondu oui
58 % avaient répondu non.
En vingt ans, il y a donc eu une augmentation du nombre des lecteurs de 15 % et la proportion a basculé dans le bon sens.
Toutefois, 31 % des Français ne lisent jamais et ce pourcentage ne s'est pas sensiblement modifié au cours de ces dernières années.
En 1960, les femmes lisaient moins : 37,5 %.
En 1979, on trouve 60 % de lectrices, contre 55 % de lecteurs.
On dit qu'avec la télévision les gens n'ont plus le temps de lire ; les chiffres semblent prouver le contraire et tout particulièrement en ce qui concerne les jeunes.
La dévalorisation du livre
D'où vient donc cette idée qu'il existerait une crise du livre ?
Peut-être justement de ce que le livre s'est trop bien adapté au monde moderne, de ce qu'il a trop bien réussi !
La mutation technologique qui a fait passer l'imprimerie de la presse de Gutenberg aux rotatives, à l'Offset, aux lumitypes et à la photocomposition et qui a permis une production massive, a entraîné un allègement des coûts de production très importants, tant et si bien que le livre est devenu un produit de consommation courante et relativement bon marché 4.
La dévalorisation continue du livre fait qu'il n'est plus aujourd'hui la chose précieuse qu'il a pu être jadis, cette chose durable et belle, que l'on aime à contempler, à caresser de la main et qui parle de ce qui ne passe point.
Il est devenu cet objet éphémère et rapidement démodé, qui n'a de valeur que sur le moment de la publication et que l'on oublie bientôt après.
Si un manuscrit valait jadis le prix d'un troupeau de moutons, un livre imprimé ne vaut pas aujourd'hui le prix du gigot : le livre est un produit commun banalisé que l'on vend dans les supermarchés entre le rayon alimentaire et la droguerie, ou au rabais à la FNAC.
Comme tous les produits modernes, il se fait aguichant et essaie de tenter l'acheteur éventuel par une couverture ou une jaquette suggestive et bariolée, par un titre publicitaire et accrocheur.
D'autre part, en conséquence du développement des autres médias, le livre n'est plus le moyen unique et par là incontesté et prestigieux de l'acquisition du savoir.
Il a donc perdu en même temps et sa valeur économique et son prestige social. 5
L'inflation des signifiants
Il est d'ailleurs à peine nécessaire de faire remarquer que le processus de dévalorisation du livre n'a rien d'exceptionnel et ne constitue pas un cas unique en son genre.
Ce processus s'intègre en effet, dans un contexte socio-économique bien connu et bien décrit, dont les trois caractéristiques sont l'augmentation de la production, la diminution des coûts de fabrication et enfin l'inflation.
Si ces deux premiers phénomènes ont déjà été évoqués dans leur conséquence sur l'évolution de la communication en général et du livre en particulier il reste à étudier le troisième phénomène : l'inflation dont l'importance et les effets dans ce domaine n'ont pas été toujours clairement perçus.
Si l'on considère que la monnaie est un signe et que ce signe renvoie à des valeurs, à des choses, à des produits concrets, elle ne constitue qu'un cas particulier dans l'ensemble des signes, images, paroles et écrits.
Or les signes peuvent être multipliés ad libitum alors que les choses n'augmentent pas dans la même mesure.
Et ceci entraîne une tendance à la dévaluation de tous les signifiants : dévalorisation des images, dévalorisation des paroles, dévalorisation des écrits journalistiques, dévalorisation du livre enfin parallèlement à la dévaluation relativement limitée parce que sévèrement contrôlée de la monnaie.
L'inflation dans le domaine culturel n'est pas contrôlée comme elle pouvait l'être dans les anciens empires monolithiques de l'Asie auxquels pense Saint John Perse lorsqu'il écrit dans « Anabase » : « le vérificateur des poids et mesures descend les fleuves emphatiques ».
Dans l'Empire Chinois par exemple, un des rôles du Fils du Ciel était la rectification des dénominations.
Les anciennes civilisations traditionnelles d'Afrique ou d'Amérique étaient laconiques et restreignaient sévèrement l'usage de la parole, alors que la civilisation occidentale a autorisé non seulement la duplication-copie, mais encore la multiplication à volonté des signes tant et si bien qu'on assiste à un accroissement énorme de la masse des signifiants doublé d'un accroissement de la rapidité de leur circulation grâce aux techniques électroniques et aux télécommunications.
Bien entendu, en contrepartie de cette inflation entraînant une dévaluation du mot et de l'idée, on peut constater la fortune extraordinaire de concepts tels que ceux de vie, d'existence ou d'authenticité.
Ainsi donc, derrière les explications technologiques, économiques et socio-psychologiques de la dévalorisation du livre se profilent d'autres raisons, de nature plus profonde qui tiennent à l'inflation des signifiants et à la moderne crise nominaliste qui en est la conséquence.
L'erreur de Platon et la fidélité à la Terre
Cette crise est une mise en question du monde des idées et du discours rationnel d'une part, des mots et du langage d'autre part.
Évoquons en donc les facettes principales : le marxisme, qui a profondément bouleversé et déterminé la conscience moderne, s'est donné d'entrée de jeu, comme le renversement de l'Idéalisme et la critique de toutes les formes même larvées d'idéalisme.
« Les philosophes ont suffisamment rêvé le monde, il est temps de le transformer » écrivait Karl Marx.
Si les idées ne sont que le pâle reflet de la réalité, il est à présumer que la fin de la culture bourgeoise - qui s'identifie d'ailleurs à la « Galaxie Gutenberg » - marquera, avec la fin du primat des idées, la fin de l'âge du livre.
Quant à Frederic Nietzsche, il est plus radical encore : il exalte la vie dans son déploiement, la volonté de puissance, et stigmatise « le détournement Platonicien », sorte de péché originel de la pensée qui a tenté de faire de l'idée, du monde des idées, le cœur du réel.
La critique du discours rationnel, commencée par Marx et Nietzsche, s'est développée dans toute l'anthropologie moderne.
Cette dernière va s'appliquer à découvrir dans le discours un impensé fondamental qui le domine et le transite tout entier : c'est l'inconscient de la psychanalyse (de Freud à Lacan en passant par Starobinski) ou encore l'impensé linguistique, ou encore l'impensé des structures épistémologiques analysé par Michel Foucault et dont il sera question plus loin.
Enfin pour couronner le tout se développe une méfiance très générale vis-à-vis des mots, de la parole et a fortiori de l'écrit, du texte.
Ainsi les trois thématiques : thématique de la fin de la culture classique entendue comme culture bourgeoise et livresque de la Renaissance à nos jours ; thématique de la fin du « détournement Platonicien » et du monde des idées ; thématique de l'échec du mot et du langage, se combinent et s'étaient l'une l'autre pour aboutir à une valorisation du réel, du concret, du terrestre.
Un des aspects majeurs de l'Idée est présenté par l'Universel abstrait de l'État démocratique, de la démocratie formelle et juridique.
Il faut donc, et c'est Marx qui le dit, faire descendre le ciel de la démocratie abstraite sur la terre de la réalité quotidienne et vécue.
Notre Humanité a été en quelque sorte aliénée, il nous faut la récupérer concrètement.
Ainsi sera réalisé - non plus l'Universel abstrait - mais l'Universel concret (l'Universel étant ici l'humanité générique) : l'Universel concret dans la vie, dans l'échange, dans le don, l'Universel là : Emmanuel ; non pas l'idée, non pas le mot qui ne fait que la traduire ; non pas la langue, la science ; non pas le fantôme, mais la réalité.
L'on pourrait aller encore plus loin : si l'on refusait par exemple le détour de l'histoire que le Marxisme propose ; si l'on demandait tout et tout de suite.
C'est l'espoir ou l'illusion de Rimbaud et de la Commune : l'aventure de la poésie, ou plutôt du poète avec pour harmonique : mai 1968.
Ce que Rimbaud recherche c'est « la vérité dans une âme et un corps ».
Pour Nietzsche, la doctrine de l'Éternel retour acceptée et vécue, nous découvre l'Éternité dans l'instant par l'assentiment, le oui dionysiaque à la vie.
L'éternel, l'Être dans l'instant, c'est encore l'Universel concret : immédiateté de la vie, de l'amour, du don de l'échange, dans la convivialité, dans la fête.
Or, cette quête de l'être dans l'immédiat ne peut aboutir que par un dépassement de la médiation du langage.
C'est donc, comme nous l'avons déjà esquissé, le langage lui-même, le discours qui est mis en question.
Cette question du langage a été remarquablement posée par Jacques Derrida.
Je prendrai donc ses thèses comme bases et comme archétypes d'une certaine attitude moderne.
Pour Derrida, commentant le Phèdre de Platon, le discours, le logos est toujours le fils.
Le Père du discours, c'est celui qui le prononce, qui l'engendre, mais le discours se détache de son père.
Homère, dans sa belle simplicité concrète, qualifie les paroles de ses héros de paroles ailées. Elles sont ailées comme des oiseaux, elles se détachent de la bouche de celui qui vient de parler.
Le discours devient ainsi autonome, comme un fils le devient par rapport à son père, il se sépare de celui qui lui a donné naissance, il se différencie.
De même, le Dieu de la parole et de l'écriture, Thot est un Dieu engendré :
« Il se nomme souvent le fils du Dieu-Roi, du Dieu Soleil, d'Amon-Ré : je suis Thot, fils aîné de Ré.
Ré le soleil est un Dieu créateur et il engendre par la médiation du verbe.
Son autre nom, celui par lequel il est précisément désigné dans le Phèdre, c'est Amon.
Sens reçu de ce nom propre : le caché.
Nous avons donc ici encore un soleil caché, père de toutes choses, se laissant représenter par la parole ».
La Dissémination, p. 100, la Pharmacie de Platon.
Mais Thot est plus spécialement le Dieu de l'écriture, le scribe, le vizir, le bibliothécaire archiviste « maître des livres ».
Le discours écrit est un discours orphelin, il n'a pas derrière lui la présence du Père pour le soutenir comme le discours oral.
C'est donc le discours de l'absent : le discours qui vient de l'absent et qui porte sur l'absent.
Le mouvement par lequel la parole se détache de la présence, se détourne de la présence, s'accomplit et s'achève dans la rupture du texte écrit.
Ainsi voyons nous se dessiner les schèmes fondamentaux de la pensée de Derrida, la disparition de la face (la présence originaire), détournement qui est la « différance » et la répétition source de vérité mais aussi origine du signe et de sa multiplication possible jusqu'au délire de l'inflation moderne.
« La disparition du bien-père-capital-soleil est donc la condition du discours, cette fois compris comme moment et non comme principe de l'écriture générale. La disparition de la vérité comme présence, le dérobement de l'origine présente est la condition de toute (manifestation de) vérité.
La non-vérité est la vérité. La non-présence est la présence. La différance, disparition de la présence originaire, est à la fois la condition de possibilité et la condition d'impossibilité de la vérité. A la fois. « A la fois » veut dire que l'étant-présent (on) dans sa vérité, dans la présence de son identité et l'identité de sa présence se double dès qu'il apparaît, dès qu'il se présente. Il apparaît, dans son essence, comme la possibilité de sa propre duplication. C'est-à-dire, en termes platoniciens, de sa non-vérité la plus propre, de sa pseudo-vérité réfléchie dans l'icône, le phantasme ou le simulacre. Il n'est ce qu'il est, identique à soi, unique, qu'en s'ajoutant la possibilité d'être répété comme tel. Et son identité se creuse de cet ajout, se dérobe dans le supplément qui la présente. La disparition de la face ou la structure de répétition ne se laissent donc pas dominer par la valeur de vérité. L'opposition du vrai et du non-vrai est au contraire tout entière comprise, inscrite dans cette structure ou dans cette écriture générale. Le vrai et le non-vrai sont des espèces de la répétition.
Ainsi, d'une part, la répétition est ce sans quoi il n'y aurait pas de vérité : la vérité de l'étant sous la forme intelligible de l'idéalité découvre dans l'eidos ce qui peut se répéter, étant le même, le clair, le stable, l'identifiable dans son égalité à soi. Et seul l'eidos peut donner lieu à la répétition comme anamnèse ou maïeutique, dialectique ou didactique. Ici la répétition se donne comme répétition de vie.
La vie se tenant auprès de soi dans la mnèmè, dans le logos et dans la phonè. Mais d'un autre côté, la répétition est le mouvement même de la non-vérité : la présence de l'étant s'y perd, s'y disperse, s'y multiplie par mimèmes, icônes, phantasmes, simulacres, etc.
Par phénomènes, déjà. Et cette répétition est la possibilité du devenir sensible, la non-idéalité ».
Jacques Derrida, dans La Dissémination, la Pharmacie de Platon.
Mais revenons au maître des signes, à Thot.
Quand la civilisation égyptienne déclinante se résorbera à Alexandrie, capitale de la mémoire selon Khavafy et Laurence Durrel, elle libèrera son message dans les écrits hermétiques où ce dieu se nommera Hermes Trismegiste par assimilation à Hermes héraut des dieux, « Kερυξ » mais aussi Dieu des voleurs et des tromperies.
Telle est l'ambiguïté du texte : message et mensonge. Il est ce « pharmakon » à la fois poison et remède dont nous entretient Platon dans le Phèdre où Thot, présentant au Dieu son invention de l'écriture lui dit « mémoire aussi bien qu'instruction ont trouvé là leur remède » φαρμαχου.
La critique du texte, du discours, la découverte de l'absence fondamentale dans laquelle il se développe constituent ainsi une critique de la pensée et un constat de sa faillite. Même une pensée issue de ce constat « ce qu'on continuera d'appeler la pensée et qui désignera par exemple la déconstruction du logocentrisme » (J. Derrida - Positions) est marquée du même vide.
Derrida n'a pas été cité en tant que penseur à la mode, collaborateur de la revue « Tel quel » mais parce que son analyse atteint un rare degré de profondeur et qu'ainsi il peut être tenu pour représentatif des tendances et des courants qui façonnent la modernité.
La pensée d'Yves Bonnefoy, l'un de nos plus hauts poètes avec René Char, n'est pas moins symptomatique.
Jean Cocteau avait établi une distinction humoristique entre poètes poètes et poètes poétiques ; des poètes poétiques, il y en a beaucoup... les poètes authentiques sont moins nombreux et que ces poètes véritables fassent de leur poésie une réflexion sur l'essence du langage et de la poésie même, est encore plus rare.
Yves Bonnefoy est de ces derniers à la suite de Hölderlin, de Mallarmé et de Rilke.
Bien entendu, en tant que ποιητης, c'est-à-dire créateur, Yves Bonnefoy ne peut pas partager le pessimisme radical du philosophe et de l'essayiste qu'est J. Derrida.
Sa critique porte sur la langue en tant que fondée sur la généralité abstraite : les mots correspondent non pas aux choses et aux êtres concrets (à l'exception des noms propres) mais aux concepts.
« Sans doute le concept, cet instrument presque unique de notre philosophie, est-il dans tous les sujets qu'elle se donne un profond refus de la mort. Je tiens pour évident qu'il est toujours une fuite
parce qu'on meurt dans ce monde et pour nier le
destin, l'homme a bâti de concepts une demeure logique..., où les seuls principes qui vaillent sont de permanence et d'identité. Demeure faite de mots mais éternelle ».
L'Improbable, p. 12
et plus loin
« Si la pensée conceptuelle s'est détournée du tombeau, tenons au moins pour acquis que ce n'est pas par crainte de la mort.
De quelle chose sensible, d'ailleurs, de quelle pierre qui soit au monde le concept n'est-il détourné ?
Ce n'est pas seulement du danger qu'il se sépare, c'est de tout ce qui a visage ; de tout ce qui est apparence, immanence et qui est ainsi, il est vrai, pour sa secrète avarice, le danger le plus insidieux... »
« ... Il y a dans l'homme conceptuel un délaissement, une apostasie sans fin de ce qui est. Cet abandon est ennui, angoisse, désespoir. Mais parfois, le monde se dresse, quelque sortilège est rompu voici que comme par grâce tout le vif et le pur de l'être dans un instant est donné.
De telles joies sont une percée que l'esprit a faite, vers le difficile réel ».
L'Improbable, p. 20-21
De l'univers d'Yves Bonnefoy la grâce n'est donc pas exclue et une « percée vers le difficile réel » reste possible.
Cette percée à travers toute l'épaisseur et l'opacité d'aliénation de la pensée conceptuelle et de la langue, n'est autre que la poésie, déchirure de lumière, déchirante pour notre cœur.
C'est aussi la peinture : telle toile, telle fresque de Piero de la Francesca ou le bleu du ciel d'orage de la Bacchanale de Poussin.
« Le bleu, dans la « Bacchanale à la joueuse de luth » de Poussin a bien l'immédiateté orageuse, la clairvoyance non conceptuelle qu'il faudrait à notre conscience comme un tout ».
L'Arrière Pays, p. 12
J'ai voulu donner l'exemple d'un philosophe et celui d'un poète contemporain : Jacques Derrida et Yves Bonnefoy.
Le mythe-archétype de l'Homo typographicus
Mais leurs démarches, pour originales qu'elles soient, n'en sont pas moins symptomatiques parce qu'elles sont comme la conséquence et l'aboutissement d'autres cheminements intellectuels : ceux de Hegel, de Marx, de Nietzsche, de Freud, de Rimbaud, des Surréalistes, de Sartre, des « structuralistes », enfin de toute la culture moderne dont l'archétype nous est donné par le mythe majeur de nos temps : le mythe de Faust.
La modernité est en effet récapitulée dans le chef-d'œuvre de Goethe.
La légende de Faust, à laquelle Goethe emprunte son sujet, est née à la Renaissance et elle est contemporaine de ce fantastique essor du savoir qu'évoque Rabelais dans la fameuse lettre de Gargantua à Pantagruel.
« Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées, grecque, sans laquelle c'est honte que une personne se die sçavant, hébraïcque, caldaïcque, latine ; les impressions tant élégantes et correctes en usance, qui ont esté inventées de mon eage par inspiration divine, comme à contrefil l'artillerie par suggestion diabolicque. Tout le monde est plein de gens savans, de précepteurs très doctes, de librairies très amples, et m'est advis que, ny au temps de Platon, ny de Cicéron, ny de Papinian n'estoit telle commodité d'estude qu'on y veoit maintenant, et ne se fauldra plus doresnavant trouver en place ny en compaignie, qui ne sera bien poly 6 en l'officine de Minerve. Je voy les brigans, les boureaulx, les avanturiers 7, les palefreniers de maintenant, plus doctes que les docteurs et prescheurs de mon temps ».
Rabelais
Pantagruel, chapitre VIII
Cette prodigieuse accumulation du savoir doublée d'une diffusion et d'une communication de ce savoir par l'imprimerie est corrélative à la première accumulation capitaliste de la Renaissance et à une circulation plus rapide et plus intense des produits ainsi que de la monnaie.
La crise nominaliste de la pensée européenne s'achève dans l'humanisme nouveau qui va définitivement tourner le dos à la scolastique et au savoir médiéval.
Cette crise intellectuelle est celle qu'a vécue le Docteur Faust de la légende que nous présentent le Volksbuch (livre populaire) imprimé en 1587 à Francfort-sur-le-Main et le « Faust » de Marlowe en 1588.
Mais la crise de la Renaissance a son harmonique à la fin du XVIIIe siècle dans la crise du « Sturm und Drang » où vient s'abîmer la philosophie des lumières.
Gœthe a pour sa part vécu cette rupture, cette mutation intellectuelle avec quelques autres esprits de son temps tel Herder et a tenté d'élaborer un humanisme plus complet dont son « Faust » est comme le testament.
Au XXe siècle et de nos jours, la crise du premier romantisme s'approfondit encore et les courants de pensée que nous venons d'analyser en sont les témoins.
Le mythe de Faust poursuit donc sa carrière et après les Faust de Klinger et de Gœthe viennent les Faust romantiques de Berlioz, de Lenau, de Liszt, de Gounod puis ceux de Boulgakov, de Paul Valéry, de Thomas Mann, sans oublier les parodies comme les « gestes et opinions du Docteur Faustroll » de Jarry.
Depuis la Renaissance le mythe de Faust est récurrent parce qu'il représente, incarne et dramatise les conflits majeurs de la culture moderne en tant que culture du livre.
En effet, le Docteur Faust est non seulement un intellectuel, un universitaire que la légende nous représente toujours environné de ses disciples mais aussi et surtout un contemporain des incunables et le premier exemple de l'Homo typographicus. 8
La problématique de l'Homo typographicus, de l'homme des livres est celle de l'intellectuel moderne : dans le savoir, il a recherché l'Universel.
Puis il s'aperçoit que l'Universel qu'il a ainsi atteint n'est que l'Universel abstrait des concepts et des mots.
Il traverse alors la crise majeure : il prend conscience du fait qu'il est lui-même mort, emprisonné par toute cette science morte, livresque et textuelle. Comme dans la célèbre gravure de Dürer, sa mélancolie contemple avec horreur les instruments de la Science.
O misère ! toujours croupir encore en ce cachot ?
Exécrable trou, cave étouffée,
Où la douce lumière du ciel elle-même
Filtre en se troublant à travers des vitraux coloriés !
Tout autour de moi, cette montagne de livres
Que rongent les vers, que recouvre la poussière,
Que, jusqu'au sommet de la voûte,
Entourent des paperasses enfumées ;
Partout à l'entour des verres, des boîtes,
Un entassement d'instruments,
Un fouillis de bric à brac ancestral
C'est là ton univers ! on appelle cela un univers !
Et tu demandes encore pourquoi ton cœur
Se serre plein d'angoisse dans ta poitrine ?
Pourquoi une douleur inexplicable
Réprime en toi tout essor de vie ?
Au lieu de la nature vivante,
Où Dieu plaça l'homme, sa créature,
Ce ne sont, autour de toi, parmi la fumée et la [moisissure,
Que squelettes d'animaux et ossements humains.
Fuis ! debout ! vers l'espace libre !
Goethe. Faust
Monologue 1re partie
Tout ce qui a compté jusqu'alors pour lui n'est plus rien.
Alors seulement commence la quête véritable, le dépassement de la Science, le rejet des livres, le transcendement de l'Universel abstrait en direction de l'Univers concret. 9
Et ce faisant, Faust manifeste l'exigence fondamentale de l'esprit moderne ou peut-être de l'esprit tout court :
« Blanchissez le laiton et déchirez vos livres » s'écriait le sage Morien, faisant écho au conseil des anciens maîtres (ce Morienus ou Marianus est sans doute le Doctor Marianus de la conclusion du second Faust).
« Et maintenant Nathanaël, jette mon livre » écrivait André Gide.
Faut-il donc vraiment déchirer les livres ou brûler les bibliothèques ?
Tels pourraient être l'aboutissement logique et la conséquence ultime de la dévaluation du livre sur tous les plans : si les livres n'étaient en effet qu'un immense détour ou pire encore, qu'un immense détournement du réel, il serait urgent de penser à les supprimer.
Mais la chose n'est pas si simple, surtout si l'on commence à soupçonner que le prétendu détour du langage est en fait constitutif du réel.
Les conseils de Morien, répétés par Gœthe, Nietzsche et Gide, se situent en fait dans une toute autre perspective que l'on pourrait qualifier non plus de théorique comme par exemple l'opposition des mots aux choses ou de l'essence à l'existence, mais de pratique et d'opérative.
Dans une telle perspective, la lecture des livres ne saurait constituer en soi le but de l'existence car tout apprentissage auprès de maîtres ou dans les livres doit à la fin aboutir à une pensée et à une réalisation personnelle.
L'écueil majeur de la culture livresque est que les livres nous donnent l'illusion de penser et quelquefois d'être. Illusion fallacieuse car dans ce cas la lecture est bien « ce vice impuni » évoqué par Valéry Larbaud et lire revient à éluder la pensée et la vie en devenant ainsi la forme la plus haute et la plus subtilement pernicieuse de l'aliénation... 10
C'est pourquoi les plus grands livres, les meilleurs d'entre eux, nous invitent au dépassement de cette aliénation en nous mettant en garde contre eux-mêmes, contre la séduction qu'ils pourraient exercer sur nos esprits.
Comme de bons maîtres ils veulent nous mener jusqu'au point où nous pouvons nous passer d'eux pour tenter d'être enfin nous-mêmes.
Tel est le sens ultime du Faust de Gœthe et de l'exemple que l'auteur a voulu nous donner par cette œuvre.
Et il l'a répété ailleurs et partout :
« Das hochste Glück des Menschengeschlechts sei nur die Persönlichkeit »
« Le plus haut bonheur du genre humain ne doit consister que dans la personnalité ».
Penser par soi-même, être soi-même, être tout court, tel est en effet, pour tout homme, le premier des devoirs.
C'est pourquoi nous touche comme émouvant et exemplaire l'itinéraire de Montaigne qui nous montre comment, lui, l'homme des livres, est arrivé à atteindre une sagesse, un art de vivre personnel, grâce aux livres peut-être, mais aussi contre eux, au cours de cette grande crise sceptique qui l'a fait se déprendre d'un humanisme érudit, d'un stoïcisme livresque et plaqué pour atteindre l'authenticité d'une pensée originale.
On retrouve encore, dans la courbe de ce destin, celle du destin faustien conçu comme une réalisation de la personne dans une relation évidente, fondamentale mais ambivalente au monde des livres.
Après avoir brièvement analysé la crise de la culture moderne et sa problématique et surtout après avoir reconnu que cette problématique ne se situait pas en dehors de la culture du livre mais, comme nous le faisait comprendre l'archétype faustien, se situait justement au cœur de celle-ci et en était le produit, il est temps de nous interroger sur la nature et la fonction du livre.
Réflexions bibliologiques : livres et périodiques
La question sur la nature du livre nous amène à en rechercher une définition : non pas en tant qu'objet économique, dans les circuits de la production, de la distribution et de la consommation ; non pas en tant qu'objet, produit d'un certain nombre de techniques dont la première est l'imprimerie (car c'est surtout sous ces aspects que nous l'avions considéré au début de cette étude) mais en lui-même, c'est-à-dire dans sa réalité et sa finalité intellectuelle.
Donc, ce qui nous intéresse n'est pas le volume, c'est-à-dire l'objet dans son unité physique, mais le livre considéré comme une unité intellectuelle complète et autosuffisante.
Livre, en ce sens, est aussi synonyme d'ouvrage.
Le mot « ouvrage » est simplement plus précis et univoque alors que le mot livre est équivoque (dans la mesure où lorsqu'on dit : « cette bibliothèque est riche de trois mille livres », on ne sait pas justement s'il s'agit d'ouvrages ou de volumes).
Mais la notion d'ouvrage introduit une relation très importante : celle du livre à son auteur, à son créateur intellectuel.
Car en fin de compte, chaque livre est une œuvre : œuvre de la pensée ayant pour matière la langue (qu'il s'agisse de la langue courante, ou des langues de spécialité, ou enfin de l'algorithme mathématique).
Si cette définition du livre comme oeuvre de l'esprit apparaît pleinement satisfaisante, il faut bien toutefois avouer que ce n'est pas elle qui est retenue par les grandes bibliographies nationales comme la Bibliographie de la France qui considèrent et recensent les livres comme produits de l'imprimerie et de l'édition.
Certes la notion d'œuvre, en tant qu'unité discrète, et celle d'auteur sous-tendent nos conceptions bibliographiques et catalographiques.
Une définition purement matérielle du livre est toutefois par son ambiguïté même celle qui convient le mieux à une bibliographie qui tend à l'exhaustivité.
Une bibliographie sélective au contraire pourrait recourir à la définition intellectuelle d'œuvre qui, seule, permet d'introduire un jugement qualitatif.
Ces notions d'ouvrage, d'œuvre et d'auteur qui nous apparaissent aujourd'hui si évidentes et obvies ne l'ont pas toujours été.
Le droit d'auteur et de propriété littéraire est une conception juridique récente (1793), entrée dans les mœurs au XIXe siècle.
Et le catalogue auteurs ne remplace les classements systématiques dans les grandes bibliothèques qu'à la fin du XIXe siècle.
C'est à la même époque que le souci de conservation fait engranger les ouvrages dans les strates chronologiques des magasins 11
La Bibliothèque devient à la fois archives et musée.
C'étaient les temps où l'historicisme régnait sans partage, alors qu'aujourd'hui l'anthropologie relativise le point de vue historique lui-même comme une structure particulière de « l'épistème » valable seulement pour une époque donnée.
La grande conception de l'histoire éclate : les études qui étaient préférentiellement celles de la diachronie laissent la place à celles d'ensembles et de structures synchroniques, à l'étude de strates.
En s'attachant à décrire des discours : médecine, économie, biologie, politique, l'histoire des idées devient archéologie du savoir et reconnaît l'existence de ruptures, de solutions de continuité, de seuils dans le développement temporel de ces discours.
Quant au livre il était jusqu'alors considéré comme une unité discrète du discours (c'est-à-dire un discours cohérent, complet et autosuffisant).
Dans la nouvelle perspective, cette unité n'existe plus et se trouve noyée dans le discours global d'une science donnée ; il existe bien des coupures mais elles sont ailleurs.
Alors que, naguère encore, l'histoire voulait identifier des œuvres et, derrière celles-ci et les soutenant, des maîtres, des sujets créateurs et avait, pour ce faire, instauré le catalogue auteur, la nouvelle anthropologie a tendance à nier l'unité bibliographique qu'est l'œuvre.
« L'archéologie n'est point ordonnée à la figure souveraine de l'œuvre; elle ne cherche point à saisir le moment où celle-ci s'est arrachée à l'horizon anonyme. Elle ne veut point retrouver le point énigmatique où l'individuel et le social s'inversent l'un dans l'autre. Elle n'est ni psychologie, ni sociologie, ni plus généralement anthropologie de la création. L'œuvre n'est pas pour elle une découpe pertinente, même s'il s'agissait de la replacer dans son contexte global ou dans le réseau des causalités qui la soutiennent. Elle définit des types et des règles de pratiques discursives qui traversent des œuvres individuelles, qui parfois les commandent entièrement et les dominent sans que rien ne leur échappe ; mais qui parfois aussi n'en régissent qu'une partie. L'instance du sujet créateur, en tant que raison d'être d'une œuvre et principe de son unité, lui est étrangère ».
L'Archéologie du savoir, p. 182
Michel Foucault
La nouvelle anthropologie s'est appliquée à évacuer le sujet de l'histoire, qu'il s'agisse du sujet absolu ou transcendental ou du sujet particulier qui à un moment l'incarne, comme héros, génie, auteur et créateur.
Et si elle ne l'évacue pas, elle le met pour le moins entre parenthèses.
Sans entrer dans le détail de cette analyse, remarquons que c'est du livre en tant qu'œuvre que nous entendons traiter.
Notre point de vue n'étant en aucune manière celui de l'épistémologie, nous n'avons pas les mêmes raisons de mettre totalement entre parenthèses tout ce qui ressortit à une anthropologie de la création dont Michel Foucault ne conteste pas d'ailleurs la licéité et qui, pour notre part, nous intéresserait plutôt vivement ; cependant, sans accorder au discours d'une épistème et à ses structures une primauté absolue, nous retiendrons des thèses de Foucault, l'idée de l'existence et de l'importance de cet « horizon anonyme » à partir duquel l'œuvre s'est arrachée, et sur le fond duquel elle se dégage comme en contraste par sa « figure souveraine ».
Or ce fond, considéré non plus du point de vue épistémologique mais bibliographique et objectif, apparaît comme constitué par la masse des textes publiés dans un secteur donné.
C'est pourquoi, après avoir donné une définition du livre, si l'on veut maintenant identifier et mettre en évidence une « Fonction Livre », il est temps de situer le livre par rapport aux autres types de publication, c'est-à-dire aux articles de périodiques.
Ce type de littérature a connu, au cours de ces dernières décennies, une croissance extrêmement rapide : si l'on fait abstraction des périodiques de caractère général (journaux ou hebdomadaires) et si l'on ne tient compte que des publications spécialisées, on découvre une croissance de type exponentiel.
Il existait 10 journaux scientifiques en 1750, 100 en 1800, 1 000 en 1850 et plus de 100 000 aujourd'hui.
D'autre part, ces périodiques sont plus importants, plus volumineux et le nombre d'articles, c'est-à-dire d'unités bibliographiques qu'ils contiennent, a augmenté lui aussi.
Tant et si bien qu'on arrive à des chiffres stupéfiants : la grande bibliographie spécialisée internationale de Biologie « biological abstracts » recense plus de 140 000 articles par an ; en Médecine, 1' « index medicus » en recense plus de 500 000 ; en Chimie, les « chemical abstracts » en recensent 360 000 par an.
Le recours à l'ordinateur pour la constitution et l'édition de ces bibliographies et de leurs tables cumulatives est devenu une nécessité absolue.
Ainsi sont nées outre-Atlantique puis en Europe les grandes bases de données informatisées.
L'ensemble doit représenter plusieurs dizaines de millions de références devenues directement accessibles par terminal d'ordinateur.
Devant cette marée noire des références, que seule la télématique permet de maîtriser, l'UNESCO en est venu à recommander par exemple l'élaboration d'articles de périodiques du type « revue générale » « general review » pour faire le point d'une question à un moment donné en faisant la synthèse d'une importante bibliographie d'articles de périodiques.
Et déjà, de telles mises au point ou synthèses partielles constituent un intermédiaire entre l'article qui se borne à étudier un détail, un fait précis et le livre, œuvre de plus vaste envergure.
La fonction du livre
Ceci nous amène à identifier le premier aspect de la fonction spécifique du livre : la fonction synthétique.
Le discours du livre est non seulement plus long, mais surtout plus complet, plus complexe et plus élaboré.
C'est dans cette élaboration réflexive de la pensée et du langage que le livre manifeste sa spécificité et ce qui le sépare du flot d'informations que charrient les médias, la presse et même les périodiques spécialisés.
C'est ainsi qu'André Malraux fait, dans « l'Homme précaire et la littérature », la remarque suivante qui apparaît capitale et qui pourrait déjà orienter nos conclusions.
« Notre époque ne devient un temps des images que par métaphore, bien que les images l'envahissent.
Toute ère commence à l'écriture, mémoire sans doute mais d'abord moyen d'élaboration.
Or les images transmettent, elles ne construisent pas.
Le roman vit de l'écriture, mais la science aussi en lui ajoutant les chiffres...
Un imaginaire qui se substituerait à celui de l'écriture le ferait comme la musique qui coexiste avec elle mais ne saurait la remplacer puisqu'aucune civilisation ne se construit sur la musique... »
« L'Homme Précaire et la littérature »
André Malraux
Il faut ajouter que le monde de l'écriture a en effet coexisté avec celui de la parole orale, de la mimique, de la musique et des images.
Mais la nébuleuse sémiotique est centrée sur le foyer lumineux de la parole et surtout du texte, de la parole écrite parce que cette dernière est la plus structurée, la plus élaborée, la plus réflexive, la plus conforme, par cette réflexivité, ce caractère synthétique et enfin cette élaboration, à la nature profonde de la pensée qui tend à une élucidation d'elle-même qui la rende communicable et par là, objective et sociale.
Le deuxième aspect de la « Fonction Livre » va clairement apparaître lorsque nous opposerons le périodique dans sa relation à l'Espace au Livre dans sa relation au Temps.
La récurrence du périodique est la conséquence de sa liaison à un certain éphémère du temps - ceci est particulièrement évident pour les journaux -et sa fonction est essentiellement celle de diffusion maxima dans l'espace.
La cité antique, unité euclidienne, avait son agora, son forum et c'est cet espace réel qui a permis l'existence et le jeu de la démocratie antique.
La démocratie directe de ces cités-états a valorisé l'art oratoire. Celui-ci n'a presque pas eu d'emploi chez nous, puisque déjà en 1792 le pouvoir n'était plus dans l'enceinte des assemblées mais dans la rue où les passions de la foule étaient agitées par « l'Ami du peuple ».
La presse qui devait triompher au XIXe siècle n'a pas tué l'éloquence mais lui a enlevé son importance politique déterminante.
Et c'est la presse et elle seule qui a constitué l'espace idéal de nos démocraties modernes.
Quant aux publications savantes, on peut constater qu'elles assurent l'existence de la République des Lettres ou du monde des savants de manière autre que métaphorique.
Dans les aires géographiques et linguistiques très vastes des nations modernes, la cohésion et le dialogue n'ont pu exister que par la presse et sa recherche d'ubiquité.
La radio, la télévision, les nouveaux médias ont aujourd'hui pris en partie - mais en partie seulement - le relais de la Presse.
Leur but est le même, c'est toujours la recherche de l'ubiquité : ubiquité du journal, ubiquité de l'image de télévision, ubiquité de la voix de la radio.
Mais, de cette ubiquité, la rançon est l'obsolescence.
Et si le livre a partagé avec la presse et les périodiques la « fonction reproduction-publication-dissémination » il a gardé pour lui, en tant que fonction spécifique, la fonction de mémorisation.
A celle-ci se lient la transmission des connaissances associée à l'enseignement et la perpétuation du souvenir associée à l'histoire privée ou publique.
Si l'essentiel pour le livre est de durer, cette durée peut être fort variable : elle va de celle du manuel scientifique fait pour durer selon le cas de 5 à 10 ans, à celle du chef-d'œuvre impérissable comme l'Iliade qui a traversé les siècles.
Malgré une caducité certaine à plus ou moins longue échéance, tout livre manifeste à sa manière le « dur désir de durer » dont nous parle Eluard.
La fonction de mémorisation et la fonction synthétique se combinent et se conjuguent pour engendrer le troisième aspect de la « Fonction Livre » qui est la fonction monumentale. C'est en elle que nous allons découvrir et enfin reconnaître l'essence du livre.
Avant que le livre n'existât, avant l'écriture, il existait des œuvres orales qui étaient stricto sensu des livres avant la lettre.
Ces mythes, ces cosmogonies, ces épopées, transmis de génération en génération possédaient déjà le caractère de la monumentalité ; et ceux qui les avaient mémorisés étaient des Hommes-Livres.
Sous le choc de la culture occidentale typographique, les grandes cultures africaines s'effondrent parce que les Hommes-Livres disparaissent sans être remplacés.
Mais c'est encore une fois le livre qui va recueillir, conserver, délivrer et assurer la dissémination du message immémorial.
Comme le fit Marcel Griaule en recevant du vieil Ogotomeli, le dernier homme-livre des Dogons, l'enseignement traditionnel qu'il a ensuite présenté dans son « Dieu d'eau ».
Si dans les cultures anciennes de l'oralité, la mémoire sociale coïncidait avec la mémoire individuelle, dans la civilisation des écrits l'équilibre a été rompu au profit de la mémoire sociale qui dépasse infiniment les possibilités de la mémoire individuelle. La masse des archives de notre société n'a cessé de croître sous la poussée des technologies modernes de reproduction et d'enregistrement (photocopie, microcopie, films, disques, bandes magnétiques, vidéocassettes, disques magnétiques d'ordinateur, etc.).
Mais aussi bien dans les anciennes cultures orales, que dans les civilisations scripturaires ou que dans la moderne civilisation typographique audiovisuelle et informatique, la monumentalité de certaines œuvres a été comprise, reconnue et associée d'une manière étroite à l'idée que nous nous faisons du livre.
« Exegi monumentum aere perennius
Regalique situ Pyramidum altius
Quod non imber edax, non Aquilo impotens
Possit diruere aut innumerabilis
Annorum series et fuga temporum » 12
Horace
Et s'il est nécessaire pour durer de passer par l'objectivation de l'écriture, aboutissant au texte définitif et immuable, établi en vue de l'impression et de la reproduction typographique et si cet effort est entrepris, c'est uniquement parce que ce qui est écrit mérite de ne pas être oublié et appartient à l'ordre des « memorabilia », des choses « mémorables ».
Le livre, en tant que monument, est donc le rappel du mémorable : il privilégie ce qui demeure par rapport à ce qui passe et délivre une parole plus importante, une parole essentielle.
Il en résulte que le texte du livre a le caractère d'une chose définitivement fixée et arrêtée et qu'ainsi les livres sont les textes par excellence, les textes majeurs alors que les textes mineurs comme les articles de périodiques ont un caractère provisoire, révisable et, tout en étant fixés, arrêtés comme tous les textes, le sont cependant à un moindre degré 13.
Ces considérations sont toutes théoriques car le prestige réel du livre est tel qu'il a pour conséquence que l'on en écrit beaucoup.
Il suffit de parcourir la Bibliographie de la France pour toucher du doigt la médiocrité de la production courante. Mais les mauvais livres, ceux qui ne sont même pas des livres si ce n'est par l'aspect extérieur, les livres qui ne recherchent qu'un succès commercial et qu'on lance comme les produits de consommation courante, tous ceux là n'existent que dans la mesure où il a existé et où il existe encore de vrais livres.
Il nous faut penser d'autre part qu'outre la masse des livres, il y a celle encore plus grande des publications imprimées en tous genres, il y a enfin et surtout toutes les voix du disque et de la radio, toutes les images du cinéma et de la télévision qui prolifèrent dans une fantastique inflation des signifiants, entraînant leur dévaluation générale. 14
Qui ne comprend alors que plus les paroles, les images, plus les signifiants de tous genres se multiplient, plus les livres authentiques deviennent nécessaires parce qu'ils synthétisent ces informations nombreuses et contradictoires, que le caractère éphémère de la masse des paroles, des images et des publications trouve sa contrepartie dans la monumentalité des vrais livres, enfin, pour tout dire, que la masse des informations d'une part et les livres d'autre part entretiennent un rapport dialectique.
Dans chaque secteur, ce rapport dialectique existe entre les publications diverses et le livre qui les subsume, les synthétise et les annule, en opérant la transmutation des signifiants, le recentrement de la pensée et la réorganisation de la langue.
Mais ce rapport existe tout aussi bien entre les médias audio-visuels et le livre : la photographie, le cinéma et la télévision ont en effet rendu caduc le réalisme, aussi bien le « ut pictura poesis » d'Horace qui a servi de base à l'élaboration de la doctrine classique que la conception naturaliste du roman « comme tranche de vie ».
De la même manière que la peinture vouée à la reproduction du réel et à la recherche de la ressemblance a cessé d'exister depuis la photographie.
La photographie, le cinéma, la télévision ont rendu la peinture et surtout la littérature à leur véritable destin 15 qui n'est pas le réalisme, la pure et simple reproduction du réel - ce que les médias réussissent beaucoup mieux et à bien meilleur compte - mais la réflexion sur le réel, sa compréhension, son intériorisation.
Non seulement les arts mais aussi la littérature et d'une manière générale le livre sont renvoyés par les médias à leurs finalités essentielles. C'est ainsi qu'au pouvoir des médias s'oppose le contre-pouvoir intellectuel du Livre.
D'autre part, plus les images, les paroles et les signes de toute nature prolifèrent, plus le livre qui les subsume et les constitue en une pensée ordonnée devient nécessaire.
La multiplicité doit se réfléchir dans l'unité de l'œuvre et s'annuler en elle.
A la multiplicité le livre oppose donc victorieusement l'unité ou plutôt son unicité 16 car chaque livre tend à l'unicité et
« Qu'importe un livre qui ne sait même pas nous transporter au-delà de tous les livres »
dit Frédéric Nietzsche
Le Gai Savoir, p. 248
Chaque livre entretient en effet avec tous les autres textes, y compris les autres livres, une relation dialectique ambiguë, par laquelle il affirme son unicité.
En conclusion, le livre dont nous venons de préciser la définition comme œuvre et les trois fonctions spécifiques de mémorisation, de synthèse et de monumentalité ne fait pas que simplement coexister avec les périodiques et les autres médias, en réalité il entretient avec eux une relation dialectique d'opposition et de complémentarité.
Et plus que jamais les médias rendent le livre nécessaire et, en quelque sorte, renvoient au livre 17.
Donc, le développement et la transformation de l'imprimerie et des techniques du livre, l'accroissement de la production imprimée qui en découle, le développement des nouveaux mass-média, l'augmentation de la masse des signifiants et par là des documents, enfin tout l'éphémère et le médiocre que charrient les médias dans une civilisation de masses où l'audio-visuel semble prédominer, tout cela ne doit pas induire une erreur de jugement sur notre civilisation : malgré les rumeurs de la foire, tout tourne en réalité autour de quelques livres essentiels ; et ce sont eux qui orientent le cours des esprits et déterminent celui, futur, des événements.
« Le monde tourne autour des inventeurs de valeurs nouvelles : il tourne invisiblement.
Mais autour des comédiens tourne le peuple et la gloire ; ainsi va le monde »
notait Frédéric Nietzsche.
Ainsi il y a émergence de valeurs nouvelles, il y a naissance d'œuvres en rupture avec les modes de pensée anciens, il y a enfin une nouvelle culture dont on vient d'effleurer la thématique.
La définir, l'analyser, en faire le tableau d'ensemble n'était pas notre propos et de cette nouvelle culture, rien n'a été affirmé si ce n'est qu'elle existait et que, de ce fait, elle conservait son lien privilégié au livre.
Quels sont les grands monuments de notre temps : la tour Eiffel, Beaubourg, l'aéroport Kennedy, Brasilia ?
Il est permis d'hésiter car tout choix dans ce domaine pourrait être contesté.
Il se fait tard : dans une civilisation très intellectualisée et secondarisée, on inclinerait plutôt à penser que les vrais monuments de la modernité - peut-être les seuls - ce sont ses livres.
24 juin 1981