Nécessité d'une éthique dans la recherche

Michel Albaric

L'information est une matière première aux d'imensions sociales, économiques, politiques, idéologiques, culturelles. Nous en sommes responsables. Garantir la qualité des services, assurer l'honneur professionnel par la compétence fondée sur une conscience, permettre à tous l'accès au savoir, sont des objectifs exigeant une éthique. A l'exemple d'associations nationales ayant étudié ou publié un code de déontologie, une réflexion internationale, au sein de l'IFLA, s'impose sur les points suivants : 1. libre circulation du savoir, censure, secret ; 2. responsabilité, droit à l'erreur, sens du service ; 3. enjeux éthiques et humains de nos techniques ; 4. formation des bibliothécaires de demain ; etc.

Information is a raw material with social, economic, political, ideological and cultural sizes. We are responsible for it. To warrant the quality of services, to socure professional pride by ability grounded on self-respect, to promote for everyone the approach to knowledge, ail these obligations are objects requiring ethics. Following the example of National Associations which have designed or published a deontology code, an international debate, within the IFLA seems necessary on the following particulars. 1. Free circulation of knowledge, censorship, secret. 2. Responsability, right to mistakes, notion of service. 3. Ethical and human stakes of our technics. 4. Creation of the librarians of to-morrow.

A l'exemple de la première charte d'éthique professionnelle, le Serment d'Hippocrate, notre réflexion doit reposer sur l'amitié, la solidarité, le respect et l'estime.

Si, d'année en année, cette réflexion sur notre éthique professionnelle est poursuivie, nous devons savoir qu'elle suscitera passions, affrontements, selon que chacun d'entre nous appartient à telle ou telle culture. Sur ce respect mutuel, se fonderont nos échanges, voire nos oppositions.

Les États-Unis d'Amérique 1 et le Canada 2 ont publié une charte et un code. L'Angleterre 3 est sur le point d'aboutir à ses conclusions. La France travaille, plutôt, médite, depuis deux siècles au moins, sur ce sujet 4. Aujourd'hui s'impose à nous une situation nouvelle. Les techniques d'informatique documentaire relancent mondialement les débats classiques : en témoignent les nombreux colloques sur informatique et liberté. Il a donc semblé opportun de proposer cette réflexion.

Bibliothécaires, nous sommes, pour une part, responsables de l'information, véritable matière première et source d'énergie, qu'il est de notre vocation, de notre compétence de rassembler, traiter et communiquer. Cette matière première se confond avec notre vie sociale, politique, idéologique et spirituelle.

Nous ne pouvons nous considérer comme de simples exécutants de la mise en place et de la gestion des instruments contemporains de communication et d'information. Nous devons garantir la qualité de nos services, la sécurité de nos consultants, assurer notre honneur professionnel par la compétence de nos services fondée sur la conscience de nos devoirs. En ces domaines, quatre points m'apparaissent essentiels :

1. La libre circulation du savoir, la question de la censure et celle du secret.

« Connaître c'est pouvoir », a écrit le philosophe anglais Francis Bacon 5. La question qui se pose à nous est de savoir si nous devons être les régulateurs des pouvoirs puisque nous sommes dépositaires des connaissances. A l'heure où se mettent en place les réseaux internationaux d'informatique documentaire, où les nations industrialisées peuvent exercer de nouveaux pouvoirs sur des cultures technologiquement moins avancées (oh ! que celles-ci ne perdent pas leur patrimoine oral et traditionnel !) nous devons « connaître » les jeux d'influence politique, culturelle, économique, et bien d'autres, dans lesquels nous entrons. Quel blocus, quelle rétention, quelle qualité, quelle liberté d'information pouvons-nous mettre en œuvre, à court ou moyen terme, soit sous contrainte, soit sans contrôle - court et moyen terme pendant lesquels des décisions ou des orientations, peut-être irréversibles, seront prises. Je suis saisi d'une sorte de vertige devant ces moyens techniques mis à notre disposition et devant les manipulations que nous pouvons opérer ou subir.

La censure est refusée catégoriquement dans la Charte des droits des bibliothèques américaines et dans le code de déontologie des bibliothécaires du Québec. Le projet de code anglais maintient ce même principe avec cependant des nuances qui m'apparaissent prudentes : refus net de la censure, mais « dans les limites de la loi » et dans « la connaissance de l'état du consultant » (l'exemple est donné pour les bibliothèques d'hôpitaux). Refusant le principe d'une censure, je partage également ces réserves 6 dans le domaine de l'éducation des enfants, dans le respect des droits du propriétaire d'un fonds dont nous serions les gestionnaires, etc. laissant ouverte l'interrogation : « n'importe qui a-t-il droit à n'importe quoi ? ». Cette question soulèvera entre nous, je le sais, de vigoureuses oppositions selon que nos cultures privilégient la liberté ou l'éducation. Nous nous devons néanmoins, dans le respect de nos opinions, d'examiner ce sujet.

2. Le deuxième point sera celui de notre responsabilité, du droit à l'erreur et du sens du service.

Femmes et hommes bibliothécaires, nous savons que par nature nous sommes sujets à l'erreur dans l'exercice de nos responsabilités : nos connaissances sont relatives, nos techniques et notre compétence ne nous protègent pas de l'accident, nos jugements sont partiels et partiaux puisqu'ils sont nôtres. Ce droit à l'erreur, dans la bonne foi, nous devons en demander la reconnaissance ; il doit accroître notre sens des responsabilités. Nous aurons à répondre de nos erreurs certes, mais cela ne doit pas entraîner automatiquement la sanction, le châtiment : il ne faut point confondre erreur et crime. L'erreur n'est pas automatiquement causée par une faute professionnelle 7. Quelques principes nous aideront peut-être à délimiter les possibilités de méprise, principes qui se placent entre la méthodologie et l'éthique : citation des sources, défiance d'une source unique, refus du travail partial, refus d'interprétation d'un document, etc.

Notre profession est un service 8. Nous coupons du bois que d'autres brûleront. Nos lecteurs sont nos maîtres, mais nous ne sommes pas leurs valets. Le service que nous apportons aux chercheurs et à tout homme, fait la grandeur de notre tâche. Il faudrait pour ce propos prendre le ton de l'éloge et de la célébration car il y a honneur et grandeur dans le service : « Qu'on soit plus ou moins capable, il suffit de posséder cet esprit pour être un homme aux sentiments nobles, intègre, un homme de haute moralité, détaché des intérêts vulgaires, un homme utile au peuple 9. »

3. Il nous revient également de mesurer les enjeux éthiques et humains de nos techniques.

Nous sommes les gardiens de la mémoire du monde ; cette mémoire n'est pas une tombe : elle est table garnie à laquelle tous les hommes sans distinction de race, de culture, d'opinion, bref tous les hommes, peuvent prendre part. Notre tâche est de permettre à chacun d'accéder aux meilleurs documents selon ses désirs et ses besoins. Nous ne serons point écran.

Cependant, « Le bibliothécaire doit-il rester un témoin objectif ou participer à part entière, en tant que citoyen, que professionnel, qu'homme à l'élaboration de la culture 10 ? » Ici, nous sommes écartelés entre le service et le respect des personnes individuelles et notre participation à la formation d'une culture. Ici encore, nos oppositions seront vives selon que choisissons l'hétérogénéité des cultures, pluralisme portant en lui-même la subversion, ou le totalitarisme d'une culture, impérialisme portant en lui-même la mort de ce qui est autre.

Or, nos techniques pourraient ne pas être neutres, dans le choix par exemple de tel ou tel vocable pour la constitution d'un thesaurus documentaire : certaines classifications ne sont-elles pas reflet de préjugés culturels ?

Nos choix documentaires, conditionnés hélas par la modicité de nos moyens financiers, ne déterminentils pas l'orientation de nos fonds ?

4. Dernier et bref point sur lequel je voudrais appeler l'attention : la formation humaine de nos futurs collègues, éducation au service, à la relation, à la communication, au respect. Tous ceux qui auront eu la charge de transmettre le savoir et les méthodes de notre profession devront mettre en œuvre le bel adage arabe : « Quand ton fils est devenu un homme, fais-en ton ami ».

Ces quelques réflexions, chacun peut les formuler. Je ne suis ici que l'interprète d'expériences multiples. Cependant, je ne suis pas favorable à la rédaction immédiate d'un code d'éthique professionnelle : l'un des maîtres dont j'ai eu l'honneur de recevoir l'enseignement à l'École de bibliothécaires documentalistes de Paris disait : « Toute déontologie découle d'une perception collective... de l'activité socialement menée et du sens de cette activité » 11 ; il nous faut constituer cette perception collective par de patients échanges, car le juste équilibre entre liberté et éducation, entre unité ou pluralisme des cultures, requerra de notre part de longues mises au point. Mais il nous revient dès maintenant de faire entendre la voix de la dignité de notre profession puisque nous avons la conscience de notre service.

  1. (retour)↑  Library Bill of Rights. American Library Association, 18 juin 1948, 2 février 1961, 27 juin 1967.
  2. (retour)↑  Code de déontologie. - Montréal, Québec, Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec, 1979.
  3. (retour)↑  The Library Association, draft code of professional ethics, a discussion document, octobre 1980.
  4. (retour)↑  J.-B. Cotton des Houssayes, Des Devoirs et qualités du bibliothécaire, discours prononcé dans l'Assemblée générale de la Sorbonne, le 23 décembre 1780... - Paris, E. Baudelot impr., 1951.
  5. (retour)↑  « Knowledge is power », cité par The Library Association - cf. sup. note 3, p. iii.
  6. (retour)↑  ARGUS, Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec, vol. 8, n" 34, mai-août 1979. Michel Albaric, « Déontologie et censure », p. 22-27.
  7. (retour)↑  Documentaliste. Paris, Association française des documentalistes et des bibliothécaires spécialisés, vol. 17, n° 2, mars-avril 1980. Michel Albaric, « La Responsabilité du bibliothécaire documentaliste », p. 69.
  8. (retour)↑  Bulletin d'information. Paris, Association des Diplômés de l'École de bibliothécaires documentalistes, n" 14, novembre 1978. - Michel Albaric, « La Documentation, un service responsable », p. 8-12.
  9. (retour)↑  Mao Tsé-toung. Citations du Président... - Paris, Le Seuil, 1967, p. 105. A la mémoire de Norman Béthune, 21 décembre 1939.
  10. (retour)↑  Mélanges de la Bibliothèque de la Sorbonne. Paris, Bibliothèque de la Sorbonne, 1980, vol. 1. - Jacquette Reboul, « Pour une éthique du bibliothécaire », p. 68.
  11. (retour)↑  Philippe-Martin Hubert. - Cours de déontologie. -Paris, École de bibliothécaires documentalistes, 1969. Multicopié.