L'invention d'Athènes
histoire de l'oraison funèbre dans la « cité classique »
Nicole Loraux
Le titre que Mme Nicole Loraux avait donné à sa thèse : Athènes imaginaire permet de discerner aussitôt le caractère heureusement ambigu du titre définitif L'Invention d'Athènes, car ce n'est pas seulement l'oraison funèbre qui est cette invention, mais aussi l'image d'Athènes qu'elle a créée. Ainsi les deux titres illustrent bien les deux thèmes fondamentaux qu'elle a traités, les deux propos qu'elle s'est assignés, et qui se retrouvent sous leurs divers aspects à travers tous les développements de la recherche. D'une part, elle étudie l'epitaphios dans ce qu'il a de spécifiquement athénien comme éloge collectif, comme pratique propre à la démocratie, mais non dépourvue d'éléments aristocratiques, elle marque sa place dans la politique du Ve siècle, puis dans la crise du IVe ; d'autre part, elle montre et analyse l'image d'Athènes que forge l'epitaphios et qui, dans toutes les vicissitudes, reste immuable ; par là-même, elle définit l'histoire athénienne d'Athènes, histoire paradigmatique dans laquelle il serait vain de chercher une « vérité historique ».
Avouerai-je que la démarche de Mme Loraux n'est pas toujours facile à suivre ? Elle comporte de nombreux retours au « déjà dit », pour le présenter à nouveau à la lumière des données des pages intermédiaires. On ne saurait toutefois, comme on est parfois tenté de le faire, reprocher à Mme Loraux une certaine subtilité, car ce serait contester une méthode qui est celle de toute une école fort estimable, à laquelle nous sommes en partie redevables d'une nouvelle approche des textes, très enrichissante. D'ailleurs, Mme Loraux a peut-être eu conscience de l'effort qu'elle exigeait du lecteur : elle l'a efficacement guidé en fournissant une table des matières très détaillée rappelant les sous-titres qui jalonnent l'argumentation. En revanche, il est assez malcommmode de devoir se reporter sans cesse aux notes critiques qui n'occupent pas moins de 129 pages à la fin du volume - et pourtant ces notes sont importantes, car elles ne concernent pas seulement la critique contemporaine, mais se réfèrent souvent à celle du XIXe siècle. Avec la bibliographie de 20 pages, elles attestent l'étendue et la diversité des lectures de Mme Loraux. Du point de vue de la documentation, on peut dire que cet ouvrage est un monument qui devra servir de base à toute recherche apparentée au sujet traité. Les index se révèleront alors particulièrement précieux.
Il n'est pas possible, dans les limites d'une recension, de rendre justice à la richesse de ce livre. Dans les cinq premiers chapitres, qui sont une préparation approfondie au sixième, j'ai relevé en particulier ce qui est dit du caractère agonistique des epitaphioi et son explication par leur double finalité, d'institution civique et de genre, que d'ailleurs Mme Loraux ne considère pas comme proprement littéraire ; elle y met fort bien en lumière le rôle et la valeur des topoi. Le sixième chapitre, qui est le couronnement de l'œuvre, illustre comment, dans l'epitaphios, malgré la présence de l'histoire où cependant Thucydide a fait une place au logos au sein des erga, malgré la parodie comique des Oiseaux, malgré le pastiche du Ménéxène, « la cité assure imaginairement son emprise sur le réel ».
La recherche de Mme Loraux sera à bien des égards la bienvenue. Elle s'insère dans le mouvement qui, aujourd'hui dans nos études, redonne à la rhétorique une place éminente dans la politique, la philosophie, la littérature ; elle apporte une contribution notable à la lexicographie de ces trois domaines - discipline connexe qui, elle aussi, a pris récemment un grand essor. Enfin, en guise de conclusion, avec derrière elle tout ce que son livre apporte sur la question, Mme Loraux se risque courageusement à cerner les contours de la notion si floue et si galvaudée d'idéologie. On ne peut que la féliciter et la remercier de ses efforts.
Je me permettrai toutefois de lui faire une critique qui me tient à cœur. Je vois de plus en plus, avec inquiétude, se répandre la pratique, que Mme Loraux tente de justifier dans son avant-propos, de transcrire le grec en caractères latins. Pour la commodité du typographe, on peut faire une exception pour les termes isolés et particulièrement courants tels que demos, logos, nomos, polis, etc. Par ailleurs, les non-hellénistes intéressés pourront se contenter de la traduction. Alors pourquoi imposer à l'helléniste l'effort de retrouver sous la transcription le texte familier ? Par cette concession inutile à l'ignorance du grec, on tend à marginaliser cette langue, comme on l'a fait du sanscrit. Cet usage me paraît en outre désobligeant pour nos amis grecs en invitant à appliquer à leurs imprimés d'aujourd'hui l'adage Graecuna est non legitur.