Forum international sur le mouvement ouvrier et l'histoire ouvrière (Paris, 22-25 avril 1980)
Ce forum a été organisé conjointement par la Fondation Feltrinelli, de Milan et la Maison des sciences de l'homme, à Paris. Un atelier d'une journée était consacré aux problèmes de la documentation, des archives et des bibliothèques. L'organisation de cet atelier avait été confiée au Groupe de documentation en histoire ouvrière (GEDHO), créé en 1976 dans le cadre de la Maison des sciences de l'homme. 1
Le travail dans cet atelier s'est organisé en deux temps : présentation et discussion d'un rapport rédigé par le GEDHO et discussion générale à partir de trois thèmes : formation du bibliothécaire ou de l'archiviste spécialisé, politique de prospection et de conservation, coopération internationale.
1. Présentation du rapport
Le rapport a été établi sur la base des résultats d'une enquête menée auprès d'une centaine de bibliothèques et de centres d'archives spécialisés. Le questionnaire à l'origine de l'enquête, a été élaboré par les membres du GEDHO en collaboration avec la Fondation Feltrinelli et l'Istituto nazionale per la storia del movimento di liberazione in Italia, de Milan.
Les réponses au questionnaire ont été dépouillées à Paris par les membres du GEDHO.
Cette enquête à laquelle n'ont répondu que le quart des institutions (en provenance presque exclusivement d'Europe occidentale) a permis de souligner plusieurs traits caractéristiques, qui, sans être tout à fait significatifs étant donné le faible échantillon de réponses, ont apporté cependant quelques premiers éléments d'information.
1.1. Statut des bibliothèques et archives
La moitié des établissements ont un statut privé, mais la quasi-totalité d'entre eux reçoivent des subventions publiques. Dans leur majorité, ils disposent d'effectifs inférieurs à vingt personnes. Parmi celles-ci, bibliothécaires et archivistes sont en général titulaires d'un diplôme universitaire et beaucoup sont spécialisés en histoire ouvrière, sans avoir nécessairement pour la moitié d'entre eux, de formation d'historien.
1.2. Fonctionnement
La majorité des bibliothèques et archives ont des capacités d'accueil des lecteurs faibles, de 6 à 30 places et reçoivent une moyenne de 15 lecteurs par jour. Bien que la plupart de ces institutions soient d'un accès très libéral, c'est-à-dire ouvertes à tout public et gratuites, elles sont fréquentées en majorité par des universitaires (chercheurs, enseignants et étudiants).
Sur l'épineux problème de la communication des documents, les quatre cinquièmes des institutions reconnaissent pratiquer des restrictions, dont la moitié d'entre elles proviennent de la volonté du donateur, puis à peu près à égalité, des règlements intérieurs propres aux institutions et des règlements publics en vigueur dans les archives.
En ce qui concerne les documents couverts par ces restrictions, ce sont pour la moitié les archives personnelles (manuscrits), puis les documents internes des organisations et enfin les documents que l'institution tient elle-même à exploiter. En général, la photocopie est admise avec une autorisation plus ou moins formelle, assortie d'engagements divers de la part du lecteur (respect du copyright, usage privé des documents). Quant à la publication de manuscrits ou d'inédits, si elle est en principe autorisée par l'établissement, elle n'est pas envisagée par lui de gaîté de cœur, dans la mesure ou les différentes institutions dans leur majorité se réservent le droit de publier leurs propres documents. Rares sont en effet les institutions qui acceptent la publication intégrale de leurs inédits (le quart des établissements) par des chercheurs extérieurs.
1.3. Description du fonds
Le tiers des institutions couvrent un domaine large où l'histoire ouvrière ne dispose que d'un secteur ; il faut noter aussi la part de hasard qui se trouve à l'origine de certaines bibliothèques et le rôle qu'ont pu jouer des « animateurs », deux domaines où le questionnaire n'a pas été suffisammen précis.
La plupart des bibliothèques ne possèdent pas plus de 100 000 ouvrages ; par ailleurs, les fonds anciens de périodiques sont beaucoup plus importants que les fonds de périodiques en cours (vivants), ce qui est normal pour des institutions à vocation historique. Mais le travail de prospection dans le mouvement ouvrier actuel et de constitution d'archives contemporaines, fait-il l'objet d'un effort systématique suffisant ?
Assez pauvres en général sur le plan financier, la moitié des bibliothèques ont de très faibles budgets d'acquisition, aussi bien en matière d'ouvrages que de périodiques et si les achats d'archives dépassent pour les deux tiers d'entre elles leurs possibilités, elles tentent d'obtenir, par un travail de prospection systématique, des donations auprès des militants et des organisations politiques et syndicales.
2. Discussion
Trois grandes séries de questions ont été ensuite abordées, chaque rapport introductif étant suivi d'une discussion
2.1. Formation du bibliothécaire et archiviste spécialisé
Dans ce domaine de la formation du personnel, les institutions affrontent en général deux types de situations : ou bien elles disposent de bibliothécaires ou d'archivistes professionnels sans formation d'historien et a fortiori sans connaissances particulières en histoire ouvrière (ou sans affinités avec ce domaine). Ou bien il s'agit de centres tenus par des militants (bénévoles ou non), parfois mais rarement par des chercheurs, qui manquent de l'indispensable formation technique. La notion de bibliographe-chercheur à laquelle tenait tant le regretté Georges Haupt, a été évoquée, mais sans illusion dans la mesure où la recherche en histoire ouvrière dans la plupart des pays n'est pas la première des priorités et où surtout les problèmes de personnel qualifié (bibliothécaires et archivistes) dans ce domaine comme dans d'autres, sont mal résolus. Mal résolus, de deux manières : sur le plan de l'insuffisance des crédits, c'est-à-dire du manque de postes, et sur le plan de la formation professionnelle elle-même : celle-ci reste en effet dans la majorité des pays « polyvalente » et l'on se préoccupe davantage depuis ces dernières années, de préparer les futurs bibliothécaires à l'informatisation, que de les former et les recruter par spécialité (à l'exception de la spécialité linguistique, notamment dans le domaine des langues « rares »). Pourtant, c'est unanimement et à maintes reprises que les chercheurs ont manifesté leur souhait de trouver en face d'eux des bibliothécaires, archivistes ou documentalistes dotés de solides qualités techniques, mais capables en même temps de soutenir un dialogue minimum dans leur discipline.
De ce fait, il est apparu dans la discussion que les participants attachaient une plus grande importance aux connaissances en histoire ouvrière qu'à la formation technique, celle-ci étant plus facile à acquérir « sur le tas ». C'est ce que mettent en pratique des bibliothèques d'Italie et d'Espagne en donnant une formation accélérée à des historiens motivés. Cela ne va pas cependant sans difficulté, comme en a témoigné la Fondation Feltrinelli qui a expliqué ses difficultés croissantes pour recruter des historiens qui acceptent le travail obscur et ingrat dans les catalogues. En Autriche, au contraire, où il s'est trouvé parfois que des personnels uniquement professionnels soient affectés à des centres spécialisés, un effort d'initiation à l'histoire ouvrière a été entrepris sous la forme de cours spécialisés à partir de bibliographies.
2.2. Politique de prospection et de conservation
A l'exception de l'Union soviétique et des États membres du Comecon, dans les autres pays, les centres spécialisés - quand ils existent - sont dotés de moyens que chacun s'accorde à estimer en dessous du nécessaire. Les conséquences en sont doubles : d'abord de mauvaises conditions de conservation (insuffisance de locaux, de personnel et de matériel) et une politique de prospection très limitée par le manque de crédits. Cela est très grave aussi bien sur le plan des archives que des imprimés, car le risque est grand de voir disparaître définitivement les documents. En effet, faute de lieux d'accueil et de moyens de conservation, il arrive trop souvent que des archives soient dispersées ou même détruites.
Les problèmes de prospection et de conservation se posent d'ailleurs différemment selon que l'on se trouve dans un établissement public ou un centre d'archives militant.
En ce qui concerne la prospection d'archives, les centres militants peuvent obtenir de bien meilleurs résultats que les centres officiels : fréquemment gérés par des militants, ils jouissent plus aisément de la confiance des futurs donateurs, eux-mêmes militants ou anciens militants. Le « militant-archiviste » de son côté dispose généralement d'un tissu de relations avec des groupes ou des militants qui sont prêts à lui confier leurs archives, ce qu'ils hésitent à faire auprès d'institutions officielles jugées trop anonymes ou assimilées à des annexes de la police. En revanche, le fait d'être un centre militant s'il peut attirer certaines donations, peut aussi, pour des raisons politiques, en détourner d'autres.
Si les centres militants jouent un rôle extrêmement positif en ce qui concerne la prospection d'archives, ils présentent des inconvénients majeurs sur le plan de la conservation des documents. Du fait de leur nature même, c'est-à-dire de leur dépendance vis-à-vis des organisations politiques (ou syndicales), ces centres ont une existence précaire (sauf pour les plus importants d'entre eux) : ils disposent de moyens financiers réduits, car les archives de l'organisation ne constituent pas le premier des soucis de ces organisations et en second lieu, ils n'ont pas toujours une grande continuité d'action, pour des raisons qui s'expliquent aisément : changement de politique, scission, départ des archivistes bénévoles, etc.
Toutes ces raisons brièvement évoquées, montrent qu'une organisation privée (politique ou syndicale, etc.) offre des garanties finalement assez réduites en ce qui concerne la conservation des archives. Il convient de plus, de mentionner pour mémoire ce qui est un tout autre problème mais qui n'en existe pas moins : les risques de refus de communication des documents, pratique le plus souvent officieuse mais efficace à laquelle on se heurte fréquemment dans ces institutions jalouses de leur passé. Il va sans dire que ce type de comportement n'est pas non plus étranger à des organismes d'État, qui dans certaines conditions distillent leurs ressources avec parcimonie, allant même jusqu'à en interdire purement et simplement l'accès.
A peu de choses près, les établissements publics présentent dans le domaine de la prospection et de la conservation les défauts et les qualités à peu près inverses de ceux des centres militants : dans la mesure où l'histoire ouvrière ne constitue le plus souvent qu'une section restreinte au sein d'établissements à vocation plus étendue, la prospection est insuffisante à la fois pour des raisons de temps, de crédits bien entendu et de qualification d'un personnel qui a bien d'autres tâches à accomplir et qui manque aussi des motivations et des compétences indispensables. D'autre part, comme il a été déjà dit, les militants ou les organisations politiques éprouvent certaines réticences vis-à-vis des institutions publiques qu'ils tiennent pour négligentes ou inquisitrices.
Si donc le travail de prospection se présente dans ces institutions publiques sous des aspects moins favorables, en revanche, la conservation dispose, malgré le manque de crédits, de meilleurs atouts sur le plan de la technicité et de la continuité, encore que de nombreuses exceptions soient à citer dans ce domaine.
Diverses propositions ont été avancées dans le courant de la discussion, dont la création de postes de « contrôleurs des archives » : ce contrôleur aurait pour mission de s'informer sur la situation des archives, d'intervenir pour opérer leur sauvetage, de mettre en rapports détenteurs d'archives et institutions intéressées, de quelqu'ordre qu'elles soient. Bien souvent, des archives sont détruites par ignorance plutôt que par une volonté délibérée : le « contrôleur » devrait sensibiliser les détenteurs d'archives, les initier aux richesses qu'ils possèdent, leur en faire connaître l'intérêt, et les orienter vers des institutions capables d'en assurer la conservation dans les meilleures conditions. Un bulletin d'information de sauvetage des archives pourrait être publié, en étroite liaison avec les bibliothécaires spécialisés. De même, l'utilité d'expositions consacrées à l'histoire ouvrière a été soulignée. Une autre question a été soulevée, mais dont la solution n'était malheureusement pas du ressort de l'assemblée : l'émigration des archives devant laquelle les bibliothèques européennes, notamment les bibliothèques françaises, se trouvent impuissantes, faute de crédits.
2.3. La coopération internationale
Celle-ci a été jugée évidemment indispensable, à un moment où l'histoire ouvrière connaît un nouvel essor. D'un commun accord, les projets grandioses ont été rejetés au profit d'entreprises plus modestes, dont la réalisation rendrait les plus grands services : publication d'un guide international des institutions et des fonds qui permettrait un premier inventaire des ressources ; publication de bibliographies systématiques qui seraient autant de moyens d'accès à ces ressources ; publication d'un bulletin périodique d'information qui contiendrait : une liste des travaux en cours, les programmes d'enseignement, l'annonce et les comptes rendus des congrès, les nouvelles revues spécialisées, une chronique sur les centres (nouvelles acquisitions, colloques, expositions, etc.), la vie des archives, etc.
En conclusion de cette journée, les participants au Forum ont émis le vœu que l'Unesco intervienne auprès des gouvernements et des organismes de science sociale et leur apportent au besoin un soutien financier, afin de sauver les archives ouvrières qui, elles aussi, font partie du patrimoine culturel de l'humanité.